J’étais fort inquiète de la blessure d’Alcibiade ; mais, quelques jours après, je fus complètement rassurée, car j’appris qu’elle n’avait pas eu de suites dangereuses, et
Je retrouvai à C*** plusieurs des jeunes gens avec qui nous avions fait route : – cela me fit plaisir ; je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dans plusieurs maisons agréables – J’étais parfaitement habituée à mes habits, et la vie plus rude et plus active que j’avais menée, les exercices violents auxquels je m’étais livrée m’avaient rendue deux fois plus robuste que je n’étais. Je suivais partout ces jeunes écervelés : je montais à cheval, je chassais, je faisais des orgies avec eux, car, petit à petit, je m’étais formée à boire ; sans atteindre à la capacité tout allemande de certains d’entre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pour ma part, et je n’étais pas trop grise, progrès fort satisfaisant Je rimais en Dieu avec une excessive richesse, et j’embrassais assez délibérément les filles d’auberge. – Bref, j’étais un jeune cavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de la mode. – Je me défis de certaines idées provinciales que j’avais sur la vertu et autres fadaises semblables ; en revanche, je devins d’une si prodigieuse délicatesse sur le point d’honneur que je me battais en
J’eus bientôt une colossale renommée de bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter les plaisanteries qu’eussent immanquablement fait naître ma figure imberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières de surplus que j’ouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes me firent trouver l’air plus viril qu’à Mars en personne, ou à Priape lui-même, et vous eussiez rencontre des gens qui eussent juré avoir tenu de mes bâtards sur les fonts de baptême.
À travers toute cette dissipation apparente, dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissais pas de suivre mon idée primitive, c’est-à-dire cette consciencieuse étude de l’homme et la solution du grand problème d’un amoureux parfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de la pierre philosophale.
Il en est de certaines idées comme de l’horizon qui existe bien certainement, puisqu’on le voit en face de soi de
Plus j’avançais dans la connaissance de l’animal, plus je voyais à quel point la réalisation de mon désir était impossible, et combien ce que je demandais pour aimer heureusement était hors des conditions de sa nature. – Je me convainquis que l’homme qui serait le plus sincèrement amoureux de moi trouverait le moyen, avec la meilleure volonté du monde, de me rendre la plus misérable des femmes, et pourtant j’avais déjà abandonné beaucoup de mes exigences de jeune fille. – J’étais descendue des sublimes nuages, non pas tout à fait dans la rue et dans le ruisseau, mais sur une colline de moyenne hauteur, accessible, quoiqu’un peu escarpée.
La montée, il est vrai, était assez rude ; mais j’avais l’orgueil de croire que je valais bien la peine que l’on fît cet effort, et que je serais un dédommagement suffisant de la peine qu’on aurait prise. – Je n’aurais jamais pu me résoudre à faire un pas au-devant : j’attendais, patiemment perchée sur mon sommet.
Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis à exécution, car c’est le propre des plans que l’on a de n’être point exécutés, et c’est là que paraissent principalement la fragilité de la volonté et le pur néant de l’homme. Le proverbe – ce que femme veut, Dieu le veut – n’est pas plus vrai que tout autre proverbe, ce qui veut dire qu’il ne l’est guère.
Tant que je ne les avais vus que de loin et à travers mon
Comme leurs traits sont grossiers, ignobles, sans finesse, sans élégance ! quelles lignes heurtées et disgracieuses ! quelle peau dure, noire et sillonnée ! – Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux, poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds à pont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille et retroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme des crins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvres gercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés de quatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de gros muscles et de cartilages saillants. – Les autres sont matelassés de viande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand-peine par leur ceinturon ; ils ouvrent en clignotant leur petit œil vert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à des hippopotames en culotte qu’à des créatures humaines. Cela sent toujours le vin, ou l’eau-de-vie, ou le tabac, ou son odeur naturelle, qui est bien la pire de toutes. – Quant à ceux dont la forme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes mal réussies. – Voilà tout.
Dans les premiers temps, l’horreur que j’avais pour les hommes était poussée au dernier degré d’exagération, et je les regardais comme d’épouvantables monstruosités. Leurs façons de penser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leurs brutalités et leur dédain des femmes me choquaient et me révoltaient au dernier point, tant l’idée que je m’en étais faite répondait peu à la réalité. – Ce ne sont pas des monstres, si l’on veut, mais bien pis que cela, ma foi ! ce sont d’excellents garçons de très joviale humeur, qui boivent et mangent bien, qui vous rendront toutes sortes de services, spirituels et braves, bons peintres et bons musiciens, qui sont propres à mille choses, excepté cependant à une seule pour laquelle ils ont été créés, qui est de servir de mâle à l’animal appelé femme, avec qui ils n’ont pas le plus léger rapport, ni
J’avais peine d’abord à déguiser le mépris qu’ils m’inspiraient, mais peu à peu je m’accoutumai à leur manière de vivre. Je ne me sentais pas plus piquée des railleries qu’ils décochaient sur les femmes que si j’eusse moi-même été de leur sexe. – J’en faisais au contraire de fort bonnes et dont le succès flattait étrangement mon orgueil ; assurément aucun de mes camarades n’allait aussi loin que moi en fait de sarcasmes et de plaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du terrain me donnait un grand avantage, et, outre le tour piquant qu’elles pouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérite d’exactitude qui manquait souvent aux leurs. – Car, bien que tout le mal que l’on dit des femmes soit toujours fondé par quelque point, il est néanmoins difficile aux hommes de garder le sang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent bien de l’amour dans leurs invectives.
J’ai remarqué que ce sont les plus tendres et ceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui les traitaient plus mal que tous les autres et qui revenaient à ce sujet avec un acharnement tout particulier, comme s’ils leur eussent gardé une mortelle rancune de n’être point telles qu’ils les souhaitaient, en faisant mentir la bonne opinion qu’ils en avaient conçue d’abord.
Ce que je demandais avant tout, ce n’était pas la beauté physique, c’était la beauté de l’âme, c’était de l’amour ;
Quelle magnifique folie ! quelle prodigalité sublime !
Se livrer tout entier sans rien garder de soi, renoncer à sa possession et à son libre arbitre, remettre sa volonté entre les bras d’un autre, ne plus voir par ses yeux, ne plus entendre avec ses oreilles, n’être qu’un en deux corps, fondre et mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous êtes vous ou l’autre, absorber et rayonner continuellement, être tantôt la lune et tantôt le soleil, voir tout le monde et toute la création dans un seul être, déplacer le centre de vie, être prêt, à toute heure, aux plus grands sacrifices et à l’abnégation la plus absolue ; souffrir à la poitrine de la personne aimée, comme si c’était la vôtre ; ô prodige ! se doubler en se donnant : – voilà l’amour tel que je le conçois.
Fidélité de lierre, enlacements de jeune vigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sont les premières et les plus simples conditions.
Si j’étais restée chez moi, sous les habits de mon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou à faire de la tapisserie derrière un carreau, dans l’embrasure d’une fenêtre, ce que j’ai cherché à travers le monde serait peut-être venu me trouver tout seul. L’amour est comme la fortune, il n’aime pas que l’on coure après lui. Il visite
C’est une chose qui vous leurre et vous trompe que de penser que toutes les aventures et tous les bonheurs n’existent qu’aux endroits où vous n’êtes pas, et c’est un mauvais calcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pour aller à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute, bien d’autres encore la feront. – L’horizon est toujours du plus charmant azur, quoique, lorsque l’on y est arrivé, les collines qui le composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées et fendues, ou des ocres lavées par la pluie.
Je me figurais que le monde était plein de jeunes gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait des populations d’Esplandian, d’Amadis et de Lancelot du Lac au Fourchas de leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le monde s’occupât très peu de cette sublime recherche et se contentât de coucher avec la première catin venue. Je suis très punie de ma curiosité et de ma défiance. Je me suis blasée de la plus horrible manière possible, sans avoir joui. Chez moi, la connaissance a devancé l’usage ; il n’est rien de plus que ces expériences hâtives, qui ne sont point le fruit de l’action. – L’ignorance la plus complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous ferait au moins commettre beaucoup de sottises qui serviraient à vous
Depuis que je vis avec les hommes, j’ai vu tant de femmes indignement trahies, tant de liaisons secrètes imprudemment divulguées, les plus pures amours traînées avec insouciance dans la boue, des jeunes gens courant chez d’affreuses courtisanes en sortant des bras des plus charmantes maîtresses, les intrigues les mieux établies rompues subitement et sans motif plausible qu’il ne m’est plus possible de me décider à prendre un amant. – Ce serait se jeter en plein jour les yeux ouverts dans un abîme sans fond. – Cependant le vœu secret de mon cœur est toujours d’en avoir un. La voix de la nature étouffe la voix de la raison. – Je sens bien que je ne serai jamais heureuse si je n’aime pas et si je ne suis pas aimée : – mais le malheur est que l’on ne peut avoir qu’un homme pour amant, et les hommes, s’ils ne sont pas des diables tout à fait, sont bien loin d’être des anges. Ils auraient beau se coller des plumes à l’omoplate et se mettre sur la tête une gloire de
En vérité, après cela, l’homme ne me tente pas beaucoup ; car il n’a pas la beauté comme la femme, la beauté, ce vêtement splendide qui dissimule si bien les imperfections de l’âme, cette divine draperie jetée par Dieu sur la nudité du monde, et qui fait qu’on est en quelque sorte excusable d’aimer la plus vile courtisane du ruisseau, si elle possède ce don magnifique et royal.
Pour les peintres, ils sont aussi d’une assez énorme stupidité ; ils ne voient rien hors des sept couleurs. – L’un deux, avec qui j’avais passé quelques jours à R*** et à qui l’on demandait ce qu’il pensait de moi, fit cette ingénieuse réponse : – « Il est d’un ton assez chaud, et dans les ombres il faudrait employer, au lieu de blanc, du jaune de Naples pur avec un peu de terre de Cassel et de brun rouge. » – C’était son opinion, et, de plus, il avait le nez de travers et les yeux comme le nez ; ce qui ne rendait pas son affaire meilleure. – Qui prendrai-je ? un militaire à jabot bombé, un robin aux épaules convexes, un poète ou un peintre à la mine effarée, un petit freluquet efflanqué et sans consistance ? Quelle cage choisirai-je dans cette ménagerie ? Je l’ignore complètement, et je ne me sens pas plus de penchant d’un côté que de l’autre, car ils sont aussi parfaitement égaux que possible en bêtise et en laideur.
Après cela, il me resterait encore quelque chose à faire, ce serait de prendre quelqu’un que j’aimasse, fût-ce un
Oh ! que de fois j’ai souhaité être véritablement un homme comme je le paraissais ! Que de femmes avec qui je me serais entendue, et dont le cœur aurait compris mon cœur ! – comme ces délicatesses d’amour, ces nobles élans de pure passion auxquels j’aurais pu répondre m’eussent rendue parfaitement heureuse ! Quelle suavité, quelles délices ! comme toutes les sensitives de mon âme se seraient librement épanouies sans être obligées de se contracter et de se refermer à toute minute sous des attouchements grossiers ! Quelle charmante floraison d’invisibles fleurs qui ne s’ouvriront jamais, et dont le mystérieux parfum eût doucement embaumé l’âme fraternelle ! Il me semble que c’eût été une vie enchanteresse, une extase infinie aux ailes toujours ouvertes ; des promenades, les mains enlacées sans se quitter jamais sous des allées de sable d’or, à travers des bosquets de roses éternellement souriantes, dans des parcs pleins de viviers où glissent des cygnes, avec des vases d’albâtre se détachant sur le feuillage.
Si j’avais été un jeune homme, comme j’eusse aimé Rosette ! quelle adoration c’eût été ! Nos âmes étaient vraiment faites l’une pour l’autre, deux perles destinées à se fondre ensemble et n’en plus faire qu’une seule ! Comme
Il m’est arrivé dernièrement une aventure.
J’allais dans une maison où se trouvait une charmante petite fille de quinze ans tout au plus : je n’ai jamais vu de plus adorable miniature. – Elle était blonde, mais d’un blond si délicat et si transparent que les blondes ordinaires eussent paru auprès d’elle excessivement brunes et noires comme des taupes ; on eût dit qu’elle avait des cheveux d’or poudrés d’argent ; ses sourcils étaient d’une teinte si douce et si fondue qu’ils se dessinaient à peine visiblement ; ses yeux, d’un bleu pâle, avaient le regard le plus velouté et les paupières les plus soyeuses qu’il soit possible d’imaginer ; sa bouche, petite à n’y pas fourrer le bout du doigt, ajoutait encore au caractère enfantin et mignard de sa beauté, et les molles rondeurs et les fossettes de ses joues avaient un charme d’ingénuité inexprimable. – Toute sa chère petite personne me ravissait au-delà de toute expression ; j’aimais ses petites mains blanches et frêles qui se laissaient traverser par le jour, son pied d’oiseau qui se posait à peine par terre, sa taille qu’un souffle eût brisée, et ses épaules de nacre, encore peu formées, que son écharpe mise de travers,
Un jour cependant elle se contenta de me saluer d’un air très grave et ne vint pas, comme à son ordinaire, voir si la fontaine de sucreries coulait toujours dans ma poche ; elle restait fièrement sur sa chaise toute droite et les coudes en arrière.
– Eh bien ! Ninon, lui dis-je, est-ce que vous aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que les bonbons ne vous fassent tomber les dents ? – Et, en disant cela, je frappai contre la boîte, qui rendait, sous ma veste, le son le plus
Elle avança à demi sa petite langue sur le bord de sa bouche, comme pour savourer la douceur idéale du bonbon absent, mais elle ne bougea pas.
Alors je tirai la boîte de ma poche, je l’ouvris et je me mis à avaler religieusement les pralines, qu’elle aimait par-dessus tout : l’instinct de la gourmandise fut un instant plus fort que sa résolution ; elle avança la main pour en prendre et la retira aussitôt en disant : – Je suis trop grande pour manger des bonbons ! Et elle fit un soupir.
– Je ne m’étais pas aperçu que vous fussiez beaucoup grandie depuis la semaine passée ; vous êtes donc comme les champignons qui poussent en une nuit ? Venez que je vous mesure.
– Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avec une charmante moue ; je ne suis plus une petite fille ; et je veux devenir très grande.
– Voilà d’excellentes résolutions dans lesquelles il faut persévérer ; – et pourrait-on, ma chère demoiselle, savoir à propos de quoi ces triomphantes idées vous sont tombées dans la tête ? Car, il y a huit jours, vous paraissiez vous trouver fort bien d’être petite, et vous croquiez les pralines sans vous soucier autrement de compromettre votre dignité.
La petite personne me regarda avec un air singulier,
– J’ai un amoureux.
– Diable ! je ne m’étonne plus si vous ne voulez plus de pastilles ; vous avez cependant eu tort de n’en pas prendre, vous auriez joué à la dînette avec lui, ou vous les auriez troquées contre un volant.
L’enfant fit un dédaigneux mouvement d’épaules et eut l’air de me prendre en parfaite pitié. – Comme elle gardait toujours son attitude de reine offensée, je continuai :
– Quel est le nom de ce glorieux personnage ? Arthur, je suppose, ou bien Henri. – C’étaient deux petits garçons avec lesquels elle avait l’habitude de jouer, et qu’elle appelait ses maris.
– Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixant sur moi son œil clair et transparent, – un monsieur. – Elle leva sa main au-dessus de sa tête pour me donner une idée de hauteur.
– Aussi haut que cela ? Mais ceci devient grave. – Quel est donc cet amoureux si grand ?
– Monsieur Théodore, je veux bien vous le dire, mais il ne faudra en parler à personne, ni à maman, ni à Polly (sa gouvernante), ni à vos amis qui trouvent que je suis une enfant et qui se moqueraient de moi.
Je lui promis le plus inviolable secret, car j’étais fort
Rassurée par la parole d’honneur que je lui donnai de m’en taire soigneusement, elle quitta son fauteuil, vint se pencher au dos du mien, et me souffla très bas à l’oreille le nom du prince chéri.
Je restai confondue : c’était le chevalier de G***, – un animal fangeux et indécrottable, avec un moral de maître d’école et un physique de tambour-major, l’homme le plus crapuleusement débauché qu’il fût possible de voir, – un vrai satyre, moins les pieds de bouc et les oreilles pointues. Cela m’inspira des craintes sérieuses pour la chère Ninon, et je me promis d’y mettre bon ordre. Des personnes entrèrent, et la conversation en resta là.
Je me retirai dans un coin, et je cherchai dans ma tête les moyens d’empêcher que les choses n’allassent plus loin, car c’eût été un véritable meurtre qu’une aussi délicieuse créature échut à un drôle aussi fieffé.
La mère de la petite était une espèce de femme galante qui donnait à jouer et tenait un bureau d’esprit. On lisait chez elle de mauvais vers et l’on y perdait de bons écus ; ce qui était une compensation. – Elle aimait peu sa fille, qui était pour elle une manière d’extrait de baptême vivant qui la gênait dans la falsification de sa chronologie. – D’ailleurs, elle se faisait grandelette, et ses charmes
La première chose à faire, c’était d’empêcher le chevalier de poursuivre sa pointe. – Ce que je trouvai de mieux et de plus simple, ce fut de lui chercher querelle et de le faire battre avec moi, et j’eus toutes les peines du monde, car il est poltron au possible et craint les coups plus que qui que ce soit au monde.
Enfin je lui en dis tant et de si piquantes qu’il fallut bien qu’il se décidât à venir sur le pré, quoique fort à contre-cœur. – Je le menaçai même de le faire rosser de coups de bâton par mon laquais, s’il ne faisait meilleure contenance. – Il savait pourtant assez bien tirer l’épée, mais la peur le troublait tellement qu’à peine les fers
Je lui fis un conte sur la disparition de son amoureux, dont elle s’inquiétait extraordinairement. Je lui dis qu’il s’en était allé avec une comédienne de la troupe qui était alors à C*** : ce qui l’indigna, comme tu peux croire. – Mais je la consolai en lui disant toute sorte de mal du chevalier, qui était laid, ivrogne et déjà vieux, et je finis par lui demander si elle n’aimerait pas mieux que je fusse son galant. – Elle répondit qu’elle le voulait bien, parce que j’étais plus beau, et que mes habits étaient neufs. – Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme, me fit rire jusqu’aux larmes. – Je montai la tête de la petite, et fis si bien que je la décidai à quitter la maison. – Quelques bouquets, à peu près autant de baisers, et un collier de perles que je lui donnai la charmèrent à un point difficile à décrire, et elle prenait devant ses petites amies un air important on ne peut plus risible.
Je fis faire un costume de page très élégant et très riche
J’achetai un petit cheval doux et facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quand il me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher de descendre à la brume sur la porte, et que je l’y prendrais : ce qu’elle exécuta très ponctuellement. – Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant entrebâillé. – Je passai fort près de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement en croupe, car elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît.
Je lui fis quitter ses habits pour mettre son travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre ; elle fit d’abord quelques façons, et voulait s’habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse, il n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants. – Il n’en fallait pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde.
Son corps était une petite merveille de délicatesse – Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille,
Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui donnait un petit air mutin très curieux et très récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pour qu’elle jugeât de l’effet de sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du vin d’Espagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de la route.
Les chevaux nous attendaient tout sellés dans la cour ; – elle monta assez délibérément sur le sien, j’enfourchai l’autre, et nous partîmes. – La nuit était complètement tombée, et de rares lumières, qui s’éteignaient d’instant en instant, faisaient voir que l’honnête ville de C*** était occupée vertueusement comme doit le faire toute ville de province au coup de neuf heures.
Nous ne pouvions pas aller très vite, car Ninon n’était pas meilleure écuyère qu’il ne le fallait, et, quand son cheval
Je m’attachai singulièrement à la petite belle. – Je ne t’avais plus avec moi, ma chère Graciosa, et j’éprouvais un besoin immense d’aimer quelqu’un ou quelque chose, d’avoir avec moi soit un chien, soit un enfant à caresser familièrement. – Ninon était cela pour moi ; – elle couchait dans mon lit, et passait pour dormir ses petits bras autour de mon corps ; – elle se croyait très sérieusement ma maîtresse, et ne doutait pas que je ne fusse un homme ; sa grande jeunesse et son extrême innocence l’entretenaient dans cette erreur que j’avais gardé de dissiper. – Les baisers que je lui donnais complétaient parfaitement son illusion, car son idée n’allait pas encore au-delà, et ses désirs ne parlaient pas assez haut pour lui faire soupçonner autre chose. Au reste, elle ne se trompait qu’à demi.
Et, réellement, il y avait entre elle et moi la même différence qu’il y a entre moi et les hommes. – Elle était si diaphane, si svelte, si légère, d’une nature si délicate et si choisie qu’elle est une femme même pour moi qui suis femme, et qui ai l’air d’un Hercule à côté d’elle. Je suis
Je me proposais de la conserver aussi longtemps que possible dans l’ignorance où elle était, et de la garder auprès de moi jusqu’à ce qu’elle ne voulût plus y rester ou que j’eusse trouvé à lui assurer un sort.
Sous son costume de petit garçon, je l’emmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche ; ce genre de vie lui plaisait singulièrement, et l’agrément qu’elle y prenait l’aidait à en supporter les fatigues. – Partout on me
Tous les jours je découvrais dans cette aimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérir davantage et m’applaudir de la résolution que j’avais prise. – Assurément les hommes n’étaient pas dignes de la posséder, et il eût été déplorable que tant de charmes du corps et de l’âme eussent été livrés à leurs appétits brutaux et à leur cynique dépravation.
Une femme seule pouvait l’aimer assez délicatement et assez tendrement. – Un côté de mon caractère, qui n’eût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout à fait au jour dans celle-ci, c’est le besoin et l’envie de protéger, ce qui est habituellement l’affaire des hommes. Il m’eût extrêmement déplu, si j’eusse pris un amant, qu’il se donnât des airs de me détendre, par la raison que c’est un soin que j’aime à prendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouve beaucoup mieux du premier rôle que du second, quoique le second soit plus agréable. – Aussi je me sentais contente de rendre à ma chère petite tous les soins que j’eusse dû aimer à recevoir, comme de l’aider dans les chemins difficiles, de lui tenir la bride
Je perdais insensiblement l’idée de mon sexe, et je me souvenais à peine, de loin en loin, que j’étais femme ; dans les commencements, il m’échappait souvent de dire, sans y songer, quelque chose comme cela qui n’était pas congruent avec l’habit que je portais. Maintenant cela ne m’arrive plus, et même, lorsque je t’écris, à toi qui es dans la confidence de mon secret, je garde quelquefois dans les adjectifs une virilité inutile. S’il me reprend jamais fantaisie d’aller chercher mes jupes dans le tiroir où je les ai laissées, ce dont je doute fort, à moins que je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, j’aurai de la peine à perdre cette habitude, et, au lieu d’une femme déguisée en homme, j’aurai l’air d’un homme déguisé en femme. En vérité, ni l’un ni l’autre de ces deux sexes n’est le mien ; je n’ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la femme ; je n’ai pas les vices des hommes, leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux : – je suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom : au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur : j’ai le corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force d’un homme, et j’ai trop ou pas
Ô Graciosa ! je ne pourrai jamais aimer complètement personne ni homme ni femme ; quelque chose d’inassouvi gronde toujours en moi, et l’amant ou l’amie ne répond qu’à une seule face de mon caractère. Si j’avais un amant, ce qu’il y a de féminin en moi dominerait sans doute pour quelque temps ce qu’il y a de viril, mais cela durerait peu ? et je sens que je ne serais contentée qu’à demi ; si l’ai une amie, l’idée de la volupté corporelle m’empêche de goûter entièrement la pure volupté de l’âme ; en sorte que je ne sais où m’arrêter, et que je flotte perpétuellement de l’un à l’autre.
Ma chimère serait d’avoir tour à tour les deux sexes pour satisfaire à cette double nature : – homme aujourd’hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes tendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la femme ; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur l’oreille, une tournure de capitan et d’aventurier. Ma nature se produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vrai bonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens et d’être tout ce qu’on peut être.
J’avais enlevé la petite dans l’idée de donner le change à mes penchants et de détourner sur quelqu’un toute cette vague tendresse qui flotte dans mon âme et l’inonde ; je l’avais prise comme une espèce d’échappement à mes facultés aimantes ; mais je reconnus bientôt, malgré toute l’affection que je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans fond elle laissait dans mon cœur, combien ses plus tendres caresses me satisfaisaient peu !… – Je résolus d’essayer d’un amant, mais il se passa longtemps sans que je rencontrasse quelqu’un qui ne me déplût pas. J’ai oublié de te dire que Rosette, ayant découvert où j’étais allée, m’avait écrit la lettre la plus suppliante pour que je l’allasse voir ; je ne pus le lui refuser, et j’allai la rejoindre à la campagne où elle était. – J’y suis retournée plusieurs fois depuis et même tout dernièrement. – Rosette, désespérée de ne pas m’avoir eue pour amant, s’était jetée dans le tourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmes tendres qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dans leur premier amour ; – elle avait eu beaucoup d’aventures en peu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà fort nombreuse, car tout le monde n’avait pas pour lui résister les mêmes raisons que moi.
Elle avait avec elle un jeune homme nommé d’Albert, qui
Le caractère de mes traits lui plut extraordinairement, car il attache une importance extrême à la forme extérieure, tant et si bien qu’il devint amoureux de moi, malgré mes habits d’homme et la formidable rapière que je porte au côté. – J’avoue que je lui sus bon gré de la finesse de son
En ces occasions, il se rejetait sur Rosette avec furie, et s’efforçait de reprendre des habitudes d’amour plus orthodoxes ; puis il revenait à moi comme de raison plus enflammé qu’auparavant. Puis cette lumineuse idée que je pouvais bien être une femme se glissa dans son esprit. Pour s’en convaincre, il se mit à m’observer et à m’étudier avec l’attention la plus minutieuse ; il doit connaître particulièrement chacun de mes cheveux et savoir au juste combien j’ai de cils aux paupières ; mes pieds, mes mains, mon cou, mes joues, le moindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout examiné, tout comparé, tout analysé, et de cette investigation où l’artiste aidait l’amant il est ressorti, clair comme le jour (quand il est clair), que j’étais bien et dûment une femme, et de plus son idéal, le type de sa beauté, la réalité de son rêve ;
– merveilleuse découverte !
Il ne restait plus qu’à m’attendrir et à se faire octroyer
Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sa déclaration sur les lèvres, mais il n’osa pas la débiter ; – car, effectivement, il est difficile de parler d’amour à quelqu’un qui a les mêmes habits que vous et qui essaye des bottes à l’écuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui, il m’écrivit une longue lettre, très pindarique, où il m’expliquait fort au long ce que je savais mieux que lui.
Je ne sais trop ce que je dois faire. – Admettre sa requête ou la rejeter, – ce serait immodérément vertueux ; – d’ailleurs, il aurait un trop grand chagrin de se voir refuser : si nous rendons malheureux les gens qui nous aiment, que ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent ? – Peut-être serait-il plus strictement convenable de faire la cruelle quelque temps et d’attendre au moins un mois avant
Je n’aime pas d’Albert, du moins dans le sens que je donne à ce mot, mais j’ai certainement du goût et du penchant pour lui ; – son esprit me plaît et sa personne ne me rebute pas : il n’est pas beaucoup de gens dont je puisse en dire autant. Il n’a pas tout, mais il a quelque chose ; – ce qui me plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas à s’assouvir brutalement comme les autres hommes ; il a une perpétuelle aspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, – vers le beau matériel seulement, il est vrai, mais c’est encore un noble penchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. – Sa conduite avec Rosette prouve de
Et puis, s’il faut que je te le dise, je suis possédée des plus violents désirs, – je languis et je meurs de volupté ; – car l’habit que je porte, en m’engageant dans toute sorte d’aventures avec les femmes, me protège trop parfaitement contre les entreprises des hommes ; une idée de plaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et m’ennuie. – Tant de femmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie de prostituées ! et moi, par un contraste assez bouffon, je reste chaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de la dissipation la plus éparpillée et entourée des plus grands débauchés du siècle. – Cette ignorance du corps que n’accompagne pas l’ignorance de l’esprit est la plus misérable chose qui soit. Pour que ma chair n’ait pas à faire la fière devant mon âme, je veux la souiller également, si toutefois c’est une souillure plus que de boire et de manger, – ce dont je doute. – En un mot, je veux savoir ce que c’est qu’un homme, et le plaisir qu’il donne. Puisque d’Albert m’a reconnue sous mon travestissement, il est bien juste qu’il soit récompensé de sa pénétration ; il est le premier qui ait deviné que j’étais une femme, et je lui prouverai de mon mieux que ses soupçons étaient fondés. – Il serait peu charitable de lui laisser croire qu’il n’a eu qu’un goût monstrueux.
« Ô très élégiaque et très perspicace jeune homme ! je suis bien véritablement une jeune et pudique beauté, qui vous adore par-dessus le marché, et qui ne demande qu’à vous faire plaisir et à elle aussi. – Voyez si cela vous convient, et, s’il vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous pourrez. »
Ce beau discours achevé, je me laisserai tomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant de mélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l’agrafe de ma robe de
Je me propose aussi d’aller rendre à Rosette une visite dans le même costume, et de lui faire voir que, si je n’ai pas répondu à son amour, ce n’était ni par froideur ni par dégoût. – Je ne veux pas qu’elle garde de moi cette mauvaise opinion, et elle mérite, aussi bien que d’Albert, que je trahisse mon incognito en sa faveur. – Quelle mine fera-t-elle à cette révélation ? – Son orgueil en sera consolé, mais son amour en gémira.
Adieu, toute belle et toute bonne ; prie le bon Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de chose que ceux qui le dispensent. J’ai plaisanté tout le long de cette lettre, et cependant ce que je vais essayer est une chose grave et dont le reste de ma vie se peut ressentir.