La dame du logis a d’abord paru un peu piquée de mon choix, qu’elle croyait devoir nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement ; car, moi, elle m’a toujours parlé de même), qui se manifestait par quelques petits : – Ma chère, – dits avec cette manière sèche et découpée que les femmes ont seules, et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix que possible, comme : – Vous êtes coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à l’air de votre visage ; ou : – Votre corsage poche sous les bras ; qui vous a donc fait cette robe ? Ou : – Vous avez les yeux bien battus ; je vous trouve toute changée ; et mille autres menues observations à quoi l’autre ne manquait pas de riposter avec toute la méchanceté désirable quand l’occasion s’en présentait ; et, si l’occasion tardait trop, elle s’en faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce qu’on lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant détourné l’attention de l’infante dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans l’ordre habituel.
Je t’ai dit sommairement que j’étais l’amant en pied de la
Tu voudras savoir de point en point, car tu aimes la précision dans ces sortes de choses, l’histoire de nos amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives j’ai passé du général au particulier, et de l’état de simple spectateur à celui d’acteur ; comment, de public que j’étais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il n’y a rien de sinistre dans notre roman ; il est couleur de rose, et l’on n’y verse d’autres larmes que celles du plaisir ; on n’y rencontre ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cette rapidité si recommandées par Horace ; – c’est un véritable roman français. – Toutefois ne va pas t’imaginer que j’ai emporté la place au premier assaut. – La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, n’est pas aussi prodigue de ses faveurs qu’on pourrait le croire d’abord ; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les faire acheter ; elle sait trop bien aussi ce qu’un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu’une demi-résistance
Pour te conter la chose tout au long, il faut remonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit assez circonstancié de notre première entrevue. J’en ai eu encore une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m’a invité à aller chez elle ; je ne me suis pas fait prier, comme tu peux le croire ; j’y suis allé avec discrétion d’abord, puis un peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que l’envie m’en prenait, et je dois avouer qu’elle m’en prenait au moins trois ou quatre fois par jour.
– La dame, après quelques heures d’absence, me recevait toujours comme si je fusse revenu des Indes orientales ; ce à quoi j’étais on ne peut plus sensible, et ce qui m’obligeait à montrer ma reconnaissance d’une manière marquée par les choses les plus galantes et les plus tendres du monde, auxquelles elle répondait de son mieux.
Rosette, puisque nous sommes convenus de l’appeler ainsi, est une femme d’un grand esprit et qui comprend l’homme de la manière la plus aimable ; quoiqu’elle ait retardé quelques temps la conclusion du chapitre, je n’ai pas pris une seule fois de l’humeur contre elle : ce qui est vraiment merveilleux ; car tu sais les belles fureurs où j’entre lorsque je n’ai pas sur-le-champ ce que je désire, et qu’une femme dépasse le temps que je lui ai assigné dans ma
Ce qui fait qu’en général je suis bien moins aimable avec les femmes que je veux avoir qu’avec celles qui me sont indifférentes, c’est l’attente passionnée de l’occasion et l’incertitude où je suis de la réussite de mon projet : cela me donne du sombre et me jette dans une rêverie qui m’ôte beaucoup de mes moyens et de ma présence d’esprit. Quand je vois s’échapper une à une les heures que j’avais destinées à un autre emploi, la colère me gagne malgré moi, et je ne puis m’empêcher de dire des choses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu’à la brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette, je n’ai rien senti de tout cela ; jamais, même au moment où elle me résistait le plus, je n’ai eu cette idée qu’elle voulût échapper à mon amour. Je lui ai laissé déployer tranquillement toutes ses petites coquetteries, et j’ai
Chose miraculeuse ! voilà près de deux mois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé que lorsque je n’étais pas avec elle. Tu conviendras que cela n’est pas d’une femme médiocre de produire un pareil effet, car habituellement les femmes produisent sur moi l’effet précisément inverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près.
Rosette a le meilleur caractère du monde, avec les hommes s’entend, car avec les femmes elle est méchante comme un diable ; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, très originale dans sa manière de parler, et a toujours à vous dire quelques charmantes drôleries auxquelles on ne s’attend pas : – c’est un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel on couche, plutôt qu’une maîtresse ; et, si j’avais quelques années de plus et quelques idées romanesques de moins, cela me serait parfaitement égal, et même je m’estimerais le plus fortuné mortel qui soit. Mais… mais… – voilà une particule qui n’annonce rien de bon, et ce diable de petit mot restrictif est malheureusement celui de toutes les langues humaines qui est le plus employé ; – mais je suis un imbécile, un idiot, un véritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vais toujours chercher midi à quatorze heures ; et, au lieu
Aux yeux de tout le monde, j’ai une maîtresse que plusieurs désirent et m’envient, et que personne ne dédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence, et je n’ai plus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il ne me semble pas avoir une maîtresse ; je le comprends par raisonnement, mais je ne le sens pas ; et, si quelqu’un me demandait inopinément si j’en ai une, je crois que je répondrais que non. – Pourtant la possession d’une femme qui a de la beauté, de la jeunesse et de l’esprit constitue ce que, dans tous les temps et dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse, et je ne pense pas qu’il y ait une autre manière. Cela n’empêche pas que je n’aie les plus étranges doutes à cet égard, et cela est poussé au point que, si plusieurs personnes s’entendaient pour me soutenir que je ne suis pas l’amant favorisé de Rosette, malgré l’évidence palpable de la chose, je finirais par les croire.
Ne va pas imaginer, d’après ce que je te dis, que je ne l’aime pas, ou qu’elle me déplaise en quelque chose : je l’aime au contraire beaucoup et je la trouve ce que tout le monde la trouvera : une jolie et piquante créature. Simplement je ne me sens pas l’avoir, voilà tout. Et pourtant aucune femme ne m’a donné autant de plaisir, et si
D’où cela peut-il venir ? En vérité, je ne sais.
Je la vois toute la journée, et même toute la nuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu’il me plaît de lui faire ; je l’ai nue ou habillée, à la ville ou à la campagne. Elle est d’une complaisance inépuisable, et entre parfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu’ils soient : un soir, il m’a pris cette fantaisie de la posséder au milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dans la cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grande soirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet et son éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumes sur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habillé en ours ; elle y a consenti. – Quand tout fut prêt, les domestiques furent très surpris de recevoir l’ordre de fermer les portes et de ne laisser monter personne ; ils n’avaient pas l’air de comprendre le moins du monde, et s’en allèrent avec une mine hébétée qui nous fit bien rire. À coup sûr, ils
Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie. Te figures-tu l’air que je devais avoir avec mon chapeau à plumes sous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée à garde d’argent et un ruban bleu de ciel à la poignée ? Je me suis approché de la belle ; et, après lui avoir fait la plus gracieuse révérence, je m’assis à côté d’elle et je l’assiégeai dans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteries exagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstance prenait un relief singulier en passant par mon mufle d’ours ; car j’avais une superbe tête en carton peint que je fus bientôt obligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable ce soir-là et tant j’avais envie de lui baiser la main et mieux que la main. La peau suivit la tête à peu de distance ; car, n’ayant pas l’habitude d’être ours j’y étouffais très bien et plus qu’il n’était nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tu peux le croire ; les plumes tombaient comme une neige autour de ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seins du corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas : les colliers défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamais robe plus fraîche n’a été plus impitoyablement fripée et chiffonnée ; la robe était de gaze d’argent, et la doublure de satin
Toujours est-il que je crois bien avoir payé à Rosette la valeur de sa robe et au-delà en une monnaie qui, pour n’avoir pas cours chez les marchands, n’en est pas moins estimée et prisée. – Tant d’héroïsme méritait bien une pareille récompense. Au reste, en femme généreuse, elle m’a bien rendu ce que je lui ai donné. – J’ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je ne me croyais pas capable d’en éprouver. Ces baisers sonores mêlés de rires éclatants, ces caresses frémissantes et pleines
Assurément, cette femme-là n’est pas aussi dépravée que de C*** le prétend, et qu’elle me l’a paru bien souvent à moi-même ; sa corruption est dans son esprit et non pas dans son cœur.
Je t’ai cité cette scène entre vingt autres : il me semble qu’après cela on peut, sans fatuité excessive, se croire
Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérir la certitude morale d’une chose dont j’ai la certitude physique. – C’est ordinairement l’inverse qui a lieu et c’est le fait qui prouve l’idée. Je voudrais me prouver le fait par l’idée ; je ne le puis ; quoique la chose soit assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusqu’à un certain point, d’avoir
Jamais personne autant que moi n’a désiré vivre de la vie des autres, et s’assimiler une autre nature ; – jamais personne n’y a moins réussi. – Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence ; ce n’est pourtant pas le désir de reconnaître leur vie et d’y participer qui me manque. – C’est la puissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit. L’existence ou la non-existence d’une chose ou d’une personne ne m’intéresse pas assez pour que j’en sois affecté d’une manière sensible et convaincante. – La vue d’une femme ou d’un homme qui m’apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve : – il s’agite autour de moi un pâle monde d’ombres et de semblants faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussi parfaitement seul que possible, car aucun n’agit sur moi en bien ou en mal, et ils me paraissent d’une nature tout à fait différente. – Si je leur parle et qu’ils me répondent quelque chose qui ait à peu près le sens commun, je suis aussi surpris que si mon
C’est surtout lorsque j’ai vécu avec une femme que j’ai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblement toute alliance et toute miction. Je suis comme une goutte d’huile dans un verre d’eau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamais l’huile ne se pourra lier avec elle ; elle se divisera en cent mille petits globules qui se réuniront et
Que de fois je me suis coloré contre moi-même ! que d’efforts j’ai faits pour ne pas être ainsi ! Comme je me suis exhorté à être tendre, amoureux, passionné ! que souvent j’ai pris mon âme par les cheveux et l’ai traînée sur mes lèvres au beau milieu d’un baiser !
Quoi que j’aie fait, elle s’est toujours reculée en s’essuyant, aussitôt que je l’ai lâchée. Quel supplice pour cette pauvre âme d’assister aux débauches de mon corps et de s’asseoir perpétuellement à des festins où elle n’a rien à manger !
C’est avec Rosette que j’ai résolu, une fois pour toutes,
J’ai beau faire, je n’ai pu sortir de moi une minute.
– Je suis toujours ce que j’étais, c’est-à-dire quelque chose de très ennuyé et de très ennuyeux, qui me déplaît fort. Je n’ai pu venir à bout de faire entrer dans ma cervelle l’idée d’un autre, dans mon âme le sentiment d’un autre, dans mon corps la douleur ou la jouissance d’un autre. – Je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible : le prisonnier veut s’échapper, les murs ne demandent pas mieux que de crouler, les portes que de s’ouvrir pour lui livrer passage ; je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussi impossible d’admettre quelqu’un chez moi que d’aller
Ah ! ne pouvoir s’augmenter d’une seule parcelle, d’un seul atome ; ne pouvoir faire couler le sang des autres dans ses veines ; voir toujours de ses yeux, ni plus clair, ni plus loin, ni autrement ; entendre les sons avec les mêmes oreilles et la même émotion ; toucher avec les mêmes doigts ; percevoir des choses variées avec un organe invariable ; être condamné au même timbre de voix, au retour des mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et ne pouvoir s’en aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelque coin où l’on ne se suive pas ; être forcé de se garder toujours, de dîner et de coucher avec soi, – d’être le même homme pour vingt femmes nouvelles ; traîner, au milieu des situations les plus étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous savez le rôle par cœur ; penser les mêmes choses, avoir les mêmes rêves : – quel supplice, quel ennui !
J’ai désiré le cor des frères Tangut, le chapeau de Fortunatus, le bâton d’Abaris, l’anneau de Gygès ; j’aurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la main d’une fée, mais je n’ai jamais rien tant souhaité que de rencontrer sur la montagne, comme Tirésias le devin, ces serpents qui font changer de sexe ; et ce que j’envie le
J’ai commencé par avoir envie d’être un autre homme ; – puis, faisant réflexion que je pouvais par l’analogie prévoir à peu près ce que je sentirais, et alors ne pas éprouver la surprise et le changement attendus, j’aurais préféré d’être femme ; cette idée m’est toujours venue, lorsque j’avais une maîtresse qui n’était pas laide ; car une femme laide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs j’aurais volontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pas avoir la conscience de l’effet qu’on produit et de ne juger de la jouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoup d’autres m’ont souvent donné, dans les moments où il était le plus déplacé, un air méditatif et rêveur qui m’a fait accuser bien à tort vraiment de froideur et d’infidélité.
Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort heureusement, me croit l’homme le plus amoureux de la terre ; elle prend cette impuissante fureur pour une fureur de passion, et elle se prête de son mieux à tous les caprices expérimentaux qui me passent par la tête.
J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me convaincre de sa possession : j’ai tâché de descendre dans son cœur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche de l’escalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré l’intimité de nos
Si tu savais tout ce que j’ai fait pour forcer mon âme à partager l’amour de mon corps ! avec quelle furie j’ai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans ses cheveux, et comme j’ai serré étroitement sa taille ronde et souple. Comme l’antique Salmacis, l’amoureuse du jeune Hermaphrodite, je tâchais de fondre son corps avec le mien ; je buvais son haleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder du calice trop plein de ses yeux. Plus nos corps s’enlaçaient et plus nos étreintes étaient intimes, moins je l’aimais. Mon âme, assise tristement, regardait d’un air de pitié ce déplorable hymen où elle n’était pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleurait silencieusement sous le pan de son manteau. – Tout cela tient peut-être à ce que réellement je n’aime pas Rosette, toute digne d’être aimée qu’elle soit, et quelque envie que j’en aie.
Pour me débarrasser de l’idée que j’étais moi, je me suis
J’ai eu ma maîtresse au bain, et j’ai fait le Triton de mon mieux. – La mer était une fort grande cuve de marbre. – Quant à la Néréide, ce qu’elle faisait voir accusait l’eau, toute transparente qu’elle fût, de ne pas l’être encore assez pour l’exquise beauté des choses qu’elle cachait. – Je l’aie eue la nuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique.
Cela serait fort commun à Venise, mais ici cela l’est fort peu. – Dans sa voiture lancée au grand galop, au milieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôt illuminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profonde obscurité… – C’est une manière qui ne manque pas d’un certain piquant, et je te conseille d’en user : mais j’oubliais que tu es un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans de pareils raffinements. – Je suis entré chez elle par la fenêtre, ayant la clef de la porte dans ma poche. – Je l’ai fait venir chez moi en plein jour, et
À cause de toutes ces inventions qui, si je n’étais aussi jeune, auraient l’air des ressources d’un libertin blasé, Rosette m’adore principalement et par-dessus tous autres. Elle y voit l’ardeur d’un amour pétulant que rien ne peut contenir, et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elle y voit l’effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphe de sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu’elle eût raison, et ce n’est point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, si elle ne l’a pas.
Le seul tort que j’aie envers elle, c’est d’être moi. Si je lui disais cela, l’enfant répondrait bien vite que c’est précisément mon plus grand mérite à ses yeux ; ce qui serait plus obligeant que sensé.
Une fois, – c’était dans les commencements de notre liaison, – j’ai cru être arrivé à mon but, une minute j’ai cru avoir aimé ; – j’ai aimé. – Ô mon ami ! je n’ai vécu que cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, je fusse devenu un dieu – Nous étions sortis tous les deux à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige qui a l’air d’une licorne, tant elle a les pieds déliés et l’encolure svelte. Nous suivions une grande allée d’ormes d’une hauteur prodigieuse ; le soleil
Je les regardais d’un air sombre et furieux, qui aura dû leur paraître bien singulier. – Après tout, j’avais tort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils m’avaient rendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point, au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleur ou s’affaisser sous sa violence. – C’est une science que l’on ne regarde pas avec tout le respect qu’on lui doit que celle de s’arrêter à temps. – Quelquefois, en étant couché avec une femme, on lui passe le bras sous la taille : c’est d’abord une grande volupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce et veloutée de ses reins, l’ivoire poli de ses flancs et de refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. – La belle s’endort dans cette position amoureuse et charmante ; la cambrure de ses reins devient moins prononcée ; sa gorge s’apaise ; son flanc est soulevé par la respiration plus large et plus régulière du sommeil ; ses
Ceci est l’histoire de bien des passions.
– C’est celle de tous les plaisirs.
Quoi qu’il en soit, – malgré l’interruption ou à cause de l’interruption, jamais volupté pareille n’a passé sur ma tête : je me sentais réellement un autre. L’âme de Rosette était entrée tout entière dans mon corps. – Mon âme m’avait quitté et remplissait son cœur comme son âme à elle remplissait le mien. – Sans doute, elles s’étaient rencontrées au passage dans ce long baiser équestre, comme Rosette l’a appelé depuis (ce qui m’a fâché par parenthèse), et s’étaient traversées et confondues aussi intimement que le peuvent faire les âmes de deux créatures mortelles sur un grain de boue périssable.
Les anges doivent assurément s’embrasser ainsi, et le vrai paradis n’est pas au ciel, mais sur la bouche d’une personne aimée.
J’ai attendu vainement une minute pareille, et j’en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souvent nous promener à cheval dans l’allée du bois, par de beaux couchers de soleil ; les arbres avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni : le chant des oiseaux nous paraissait aigre et discordant, l’harmonie n’était plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. – Hélas ! nos lèvres seules se
Il n’y a guère que la fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup, jusqu’à ce que nous ayons atteint la dose qu’il nous faut ; alors nous commençons à rire et à nous moquer du meilleur cœur de ce que nous appelons notre sentimentalité.
Nous rions, – parce que nous ne pouvons pleurer. – Ah ! qui pourra faire germer une larme au fond de mon œil tari ?
Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là ? Il me serait bien difficile de le dire. J’étais pourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n’était pas la première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas autrement touchés que la vue d’un tableau que l’on admire, selon que les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plus d’une allée d’ormes et de marronniers dans le
Rien au monde cependant n’était plus pastoral et plus simple : quelques arbres, quelques nuages, cinq ou six brins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur le tout comme un chevron d’or sur un blason. – Il n’y avait d’ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. Je me reconnaissais bien. Je n’étais jamais venu dans cet endroit, mais je me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et la position des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel, s’envolait dans la même direction ; cette petite cloche argentine, que j’entendais pour la première fois, avait bien souvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voix d’amie ; j’avais, sans y être jamais passé, parcouru cette allée bien des fois avec des princesses montées sur des licornes ; les plus voluptueux de mes rêves s’y allaient promener tous les soirs, et mes
Que manque-t-il à Rosette pour être cette femme-là ? – Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité me fait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je n’aime pas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieux ouvrés ; ses doigts sont assez effilés pour faire
Tout le mérite qu’a Rosette est en elle, je ne lui ai rien prêté. Je n’ai pas jeté sur sa beauté ce voile de perfection dont l’amour enveloppe la personne aimée ; – le voile d’Isis est un voile transparent à côté de celui-là. – Il n’y a que la satiété qui en puisse lever le coin.
Je n’aime pas Rosette ; du moins l’amour que j’ai pour elle, si j’en ai, ne ressemble pas à l’idée que je me suis faite de l’amour. – Après cela mon idée n’est peut-être pas juste. Je n’ose rien décider. Toujours est-il qu’elle me rend tout à fait insensible au mérite des autres femmes, et je n’ai désiré personne avec un peu de suite depuis que je la possède. – Si elle a à être jalouse, ce n’est que de fantômes, ce dont elle s’inquiète assez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutable rivale ; c’est une chose dont, avec toute sa finesse, elle ne s’apercevra probablement jamais.
Si les femmes savaient cela ! – Que d’infidélités l’amant le moins volage fait à la maîtresse la plus adorée ! – Il est à présumer que les femmes nous le rendent et au-delà ; mais elles font comme nous, et n’en disent rien. – Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sous les
Ô célestes créatures, belles vierges frêles et diaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains de lis sur les tableaux à fond d’or des vieux maîtres allemands, saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucement au milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondes et si fraîches de la cloche des fleurs ! – ô vous, belles courtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des lits semés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos bracelets et vos
Femmes, quand vous voyez votre amant devenir plus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec une émotion extraordinaire ; quand il plongera sa tête dans vos genoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides et errants ; quand la jouissance ne fera qu’augmenter son désir, et qu’il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s’il craignait de l’entendre, soyez certaines qu’il ne sait seulement pas si vous êtes là ; qu’il a, en ce moment, rendez-vous avec une chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. – Bien
Je n’ai fait à Rosette que des infidélités de ce genre-là. Je ne l’ai trahie que pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n’ai pas sur la conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sans être amoureux de personne, je désirerais l’être de quelqu’un. – Je ne cherche pas l’occasion, et je ne serais pas fâché qu’elle vînt ; si elle venait, je ne m’en servirais peut-être pas, car j’ai la conviction intime qu’il en serait de même avec une autre, et j’aime mieux qu’il en soit ainsi avec Rosette qu’avec toute autre ; car, la femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon plein d’esprit, et très agréablement démoralisé ; et cette considération n’est pas une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdre l’amie.