Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, – la porte toujours fermée à tout le monde ; – n’y a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que d’y songer ! Eh bien ! c’est une chose qu’il faut dire à la gloire de l’incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Je ne crois pas qu’il soit possible d’occuper d’une manière plus soutenue et plus amusante un homme qui n’a point de passion, et Dieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui provient d’un cœur vide ! On ne peut se faire une idée des ressources de cette femme. – Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis de son cœur, car elle m’aime à l’adoration. – Avec quel art elle profite de la moindre
– Et je l’admire comme un des plus hauts génies qui soient.
Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment la sorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m’avait forcé à lui dire des choses galantes, quoique je n’en eusse pas la moindre envie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon cœur, quoique je fusse d’une colère épouvantable. A-t-on une idée d’une tyrannie pareille ? – Cependant, si habile qu’elle soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernière quinzaine, il m’est arrivé assez souvent, ce que je n’avais jamais fait jusque-là, d’ouvrir les livres qui sont sur la table, et d’en lire quelques lignes dans les interstices de la conversation. Rosette l’a remarqué et en a conçu un effroi qu’elle a eu peine à dissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet. J’avoue que je les regrette, quoique je n’ose pas les redemander. – L’autre jour, – symptôme effrayant ! – quelqu’un est venu pendant que nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager comme je faisais dans les commencements, j’en ai éprouvé une espèce
Voilà où nous en sommes ; – la position est grave, – surtout quand il y en a un des deux qui est encore épris et qui s’attache désespérément aux restes de l’amour de l’autre. Je suis dans une perplexité grande. – Quoique je ne sois pas amoureux de Rosette, j’ai pour elle une très grande affection, et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. – Je veux qu’elle croie, aussi longtemps que possible, que je l’aime.
En reconnaissance de toutes ces heures qu’elle a rendues ailées, en reconnaissance de l’amour qu’elle m’a donné pour du plaisir, je le veux. – Je la tromperai ; mais une tromperie agréable ne vaut-elle pas mieux qu’une vérité
La scène représente le lit de Rosette. Un rayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est dix heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur de m’éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coude et penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je vois tout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heure que je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute déchirée : la nuit a été orageuse ; ses cheveux s’échappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussi jolie que peut l’être une femme que l’on n’aime point et avec qui l’on est couché.
ROSETTE, voyant que je ne dors plus. – Ô le vilain dormeur !
Moi, baillant. – Haaa !
ROSETTE. – Ne bâillez donc pas comme cela, ou je ne vous embrasserai pas de huit jours.
ROSETTE. – Il paraît, monsieur, que vous ne tenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse ?
Moi. – Si fait.
ROSETTE. – Comme vous dites cela d’une manière dégagée ! – C’est bon ; vous pouvez compter que, d’ici à huit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. – C’est aujourd’hui mardi : ainsi à mardi prochain.
Moi. – Bah !
ROSETTE. – Comment Bah !
Moi. – Oui, bah ! tu m’embrasseras avant ce soir, ou je meurs.
ROSETTE. – Vous mourrez ! Est-il fat ? Je vous ai gâté, monsieur.
Moi. – Je vivrai. – Je ne suis pas fat et tu ne m’as pas gâté, au contraire. – D’abord, le demande la suppression du monsieur ; je suis assez de tes connaissances pour que tu m’appelles par mon nom et que tu me tutoies.
ROSETTE. – Je t’ai gâté, d’Albert !
Moi. – Bien. – Maintenant approche ta bouche.
ROSETTE. – Non, mardi prochain.
Moi. – Allons donc ! est-ce que nous ne nous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main ? nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. – Çà, votre bouche, mon infante, ou je m’en vais attraper un torticolis.
Moi. – Ah ! vous voulez qu’on vous viole, mignonne ; pardieu ! l’on vous violera. – La chose est faisable, quoique peut-être elle n’ait pas encore été faite.
ROSETTE. – Impertinent !
Moi. – Remarque, ma toute belle, que je t’ai fait la galanterie d’un peut-être ; c’est fort honnête de ma part. – Mais nous nous éloignons du sujet. Penche ta tête. Voyons : qu’est-ce que cela, ma sultane favorite ? et quelle mine maussade nous avons ! Nous voulons baiser un sourire et non pas une moue.
ROSETTE, se baissant pour m’embrasser. – Comment veux-tu que je rie ? tu me dis des choses si dures !
Moi. – Mon intention est de t’en dire de fort tendres. – Pourquoi veux-tu que je te dise des choses dures ?
ROSETTE. – Je ne sais – ; mais vous m’en dites.
Moi. – Tu prends pour des duretés des plaisanteries sans conséquence.
ROSETTE. – Sans conséquence ! Vous appelez cela sans conséquence ? tout en a en amour. – Tenez, j’aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vous faites.
Moi – Tu voudrais donc me voir pleurer ?
ROSETTE. – Vous allez toujours d’une extrémité à l’autre. On ne vous demande pas de pleurer, mais de parler raisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur qui vous va fort mal.
ROSETTE. – Faites.
Moi, lui donnant quelques petites tapes sur les épaules. – J’aimerais mieux me couper la tête moi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleu la blancheur de ce dos charmant. – Ma déesse, quel que soit le plaisir qu’une femme ait à être battue, en vérité, vous ne le serez point.
ROSETTE. – Vous ne m’aimez plus.
Moi. – Voici qui ne découle pas très directement de ce qui précède ; cela est à peu près aussi logique que de dire : – Il pleut, donc ne me donnez pas mon parapluie ; ou : Il fait froid, ouvrez la fenêtre.
ROSETTE. – Vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimée.
Moi. – Ah ! la chose se complique : vous ne m’aimez plus et vous ne m’avez jamais aimée. Ceci est passablement contradictoire : comment puis-je cesser de faire une chose que je n’ai jamais commencée ? – Tu vois bien, petite reine, que tu ne sais ce que tu dis et que tu es très parfaitement absurde.
ROSETTE. – J’avais tant envie d’être aimée de vous que j’ai aidé moi-même à me faire illusion. On croit aisément ce que l’on désire ; mais maintenant je vois bien que je me suis
Moi. – Rosette, recule-toi un peu ; ta cuisse me brûle, – tu es comme un charbon ardent.
ROSETTE. – Si je vous gêne, je vais me lever. – Ah ! cœur de rocher, les gouttes d’eau percent la pierre, et mes larmes ne te peuvent pénétrer. (Elle pleure.)
Moi. – Si vous pleurez comme cela, vous allez assurément changer notre lit en baignoire. – Que dis-je, en baignoire ? en océan. – Savez-vous nager, Rosette ?
ROSETTE. – Scélérat !
Moi. – Allons, voilà que je suis un scélérat ! Vous me flattez, Rosette, je n’ai point cet honneur : je suis un bourgeois débonnaire, hélas ! et je n’ai pas commis le plus petit crime ; j’ai peut-être fait une sottise, qui est de vous avoir aimée éperdument : voilà tout. – Voulez-vous donc
ROSETTE. – C’est précisément ce dont je me plains, – le plus parfait amoureux du monde en effet.
Moi. – Qu’avez-vous à me reprocher ?
ROSETTE. – Rien, et j’aimerais mieux avoir à me plaindre de vous.
Moi. – Voici une étrange querelle.
ROSETTE. – C’est bien pis. – Vous ne m’aimez pas. – Je n’y puis rien, ni vous non plus. – Que voulez-vous qu’on fasse à cela ? Assurément, je préférerais avoir quelque faute à vous pardonner. – Je vous gronderais, vous vous excuseriez tant bien que mal, et nous nous raccommoderions.
Moi. – Ce serait tout bénéfice pour toi. Plus le crime
ROSETTE. – Vous savez bien, monsieur, que je ne suis pas encore réduite à employer cette ressource et que si je voulais tout à l’heure, quoique vous ne m’aimiez pas, et que nous nous querellions…
Moi. – Oui, je conviens que c’est un pur effet de ta clémence… Veuille donc un peu ; cela vaudrait mieux que de syllogiser à perte de vue comme nous faisons.
ROSETTE. – Vous voulez couper court à une conversation qui vous embarrasse ; mais, s’il vous plaît, mon bel ami, nous nous contenterons de parler.
Moi. – C’est un régal peu cher. – Je t’assure que tu as tort ; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toi des choses…
ROSETTE. – Que vous m’exprimerez une autre fois.
Moi. – Oh çà, – mon adorable, vous êtes donc une petite tigresse d’Hyrcanie, vous êtes aujourd’hui d’une cruauté non pareille ! – Est-ce que cette démangeaison vous est venue, de vous faire vestale ? – Le caprice serait original.
ROSETTE. – Pourquoi pas ? l’on en a vu de plus bizarres ; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous. – Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu’aux gens qui m’aiment ou dont je crois être aimée. – Vous n’êtes dans aucun de ces deux cas. – Permettez que je me lève.
ROSETTE. – Laissez-moi !
Moi. – Pardieu non !
ROSETTE, se débattant. – Oh ! vous me lâcherez !
Moi. – J’ose, madame, vous assurer le contraire.
ROSETTE, voyant qu’elle n’est pas la plus forte. – Eh bien ! je reste ; vous me serrez le bras d’une force !… Que voulez-vous de moi ?
Moi. – Je pense que vous le savez. – Je ne me permettrais pas de dire ce que je me permets de faire ; je respecte trop la décence.
ROSETTE, déjà dans l’impossibilité de se défendre. – À condition que tu m’aimeras beaucoup… Je me rends.
Moi. – Il est un peu tard pour capituler, lorsque l’ennemi est déjà dans la place.
ROSETTE, me jetant les bras autour du cou, à moitié pâmée. – Sans condition… Je m’en remets à ta générosité.
Moi. – Tu fais bien.
Ici, mon cher ami, je pense qu’il ne serait pas hors de propos de mettre une ligne de points, car le reste de ce dialogue ne se pourrait guère traduire que par des onomatopées.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Le rayon de soleil, depuis le commencement de cette scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Une odeur de
N’as-tu jamais remarqué comme l’ombre des bois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantes perspectives, l’odeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage de l’églogue et de la description, dont nous sommes convenus de nous moquer, n’en conserve pas moins sur nous, si dépravés que nous soyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible de résister ? Je te confierai, sous le sceau du plus grand secret, que je me suis surpris tout récemment encore dans l’attendrissement le plus provincial à l’endroit du rossignol qui chantait. – C’était dans le jardin de *** ; le ciel, quoiqu’il fit tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle du plus beau jour ; il était si profond et si transparent que le regard pénétrait aisément jusqu’à Dieu. Il me semblait voir flotter les derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuosités du chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grand arbre la cachait entièrement ;
– Jamais je n’ai eu tant d’amour dans le cœur ; j’aurais
Comme j’avais froid, je pensai tout naturellement que j’aurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans le mien, et je fus couché avec elle. – J’entrai avec mon passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. – Rosette elle-même était endormie et j’eus la satisfaction de voir que c’était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante et entrouverte, une jambe étendue et l’autre un peu repliée, dans une pose pleine de grâce et d’abandon ; elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de n’en pas être plus amoureux.
En la regardant, je songeai à cela, que j’étais aussi stupide qu’une autruche. J’avais ce que je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle ; – sans mère à grands principes, sans père décoré, sans tante revêche,
Or, cette femme ainsi faite était à moi. – J’en faisais ce que je voulais ; j’avais la clef de sa chambre et de son tiroir ; je décachetais ses lettres ; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C’était ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela
Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup de minuit. – Elle fit un petit mouvement ; le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. – Je me déshabillai
Nous avons encore des moments agréables, mais il faut qu’ils aient été amenés et préparés par quelque circonstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements, je n’avais pas besoin de m’être monté l’imagination en regardant la lune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisir qu’on peut avoir quand on n’est pas réellement amoureux. Il n’y a pas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et là des nœuds, et la chaîne n’est pas à beaucoup près aussi unie.
Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce qu’elle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusement il y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander : l’amour et l’ennui. – Je fais de mon côté des efforts surhumains pour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, comme ces provinciaux qui s’endorment à dix heures dans les salons des villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et je relève mes paupières avec mes doigts ! –
La chère enfant, qui s’est bien trouvée l’autre jour du système champêtre, m’a emmené hier à la campagne.
Il ne serait peut-être pas hors de propos que je te fisse une petite description de la susdite campagne, qui est assez jolie ; cela égayerait un peu toute cette métaphysique, et d’ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et les figures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teinte brune et vague dont les peintres remplissent le champ de leur toile.
Les abords en sont très pittoresques. – On arrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoile dont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté d’une boule de cuivre doré : cinq chemins font les pointes ; – puis le terrain se creuse tout à coup. – La route plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petite rivière qu’elle enjambe par un pont d’une seule arche, puis remonte à grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont on voit poindre le clocher d’ardoises entre les toits de chaume et les têtes rondes des pommiers. – L’horizon n’est pas très vaste, car il est borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il est riant, et repose l’œil. – À côté du pont, il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges en forme de tour ; des aboiements presque perpétuels, quelques braques et quelques
Malgré ce manque de régularité, ou plutôt à cause de ce manque de régularité, l’aspect de l’édifice est charmant : au moins, l’on n’a pas tout vu d’un seul coup ; il y a de quoi choisir, et l’on s’avise toujours de quelque chose dont on ne s’était pas aperçu. Cette habitation que je ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de lieues, me plut tout d’abord, et je sus à Rosette le plus grand gré d’avoir eu cette idée triomphante de choisir un pareil nid à nos amours.
Nous y arrivâmes à la tombée du jour ; et, comme nous étions las, après avoir soupé de grand appétit, nous n’eûmes rien de plus pressé que de nous aller coucher (séparément bien entendu), car nous avions l’intention de dormir sérieusement.
Je faisais je ne sais quel rêve couleur de rose, plein de fleurs, de parfums et d’oiseaux, quand je sentis une tiède haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre en palpitant des ailes. Un mignard clappement de lèvres et une douce moiteur à la place effleurée me firent juger que je ne rêvais pas : j’ouvris les yeux, et la première chose que j’aperçus, ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le lit pour m’embrasser. – Je lui jetai les bras autour de la taille, et lui rendis son baiser plus amoureusement que je ne l’avais fait depuis longtemps.
Elle s’en fut tirer le rideau et ouvrir la fenêtre, puis
Le rêve que je faisais au moment où elle est venue m’éveiller d’une aussi agréable manière n’était pas fort éloigné de la réalité. – Ma chambre donnait sur le petit lac que j’ai décrit tout à l’heure. – Un jasmin encadrait la fenêtre, et secouait ses étoiles en pluie d’argent sur mon parquet : de larges fleurs étrangères balançaient leurs urnes sous mon balcon comme pour m’encenser ; une odeur suave et indécise, formée de mille parfums différents, pénétrait jusqu’à mon lit, d’où je voyais l’eau miroiter et s’écailler en millions de paillettes ; les oiseaux jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient : – c’était un bruit harmonieux et confus comme le
Tout, dans ce tableau, était calme, frais et souriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais rien que de beau et de jeune. Ma chambre était tendue de Perse avec des nattes sur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et aux cols effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistement arrangés sur les étagères et sur la cheminée de marbre turquin aussi remplie de fleurs ; des dessus de portes, représentant des scènes de nature champêtre ou pastorale d’une couleur gaie et d’un dessin mignard, des sofas et des divans à toutes les encoignures ; – puis une belle et jeune femme tout en blanc, dont la chair rasait délicatement la robe transparente aux endroits où elle la touchait : on ne pouvait rien imaginer de mieux entendu pour le plaisir de l’âme, ainsi que pour celui des yeux.
Aussi mon regard satisfait et nonchalant allait, avec un plaisir égal, d’un magnifique pot tout semé de dragons et de mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coin de son épaule qui luisait sous la batiste ; il se suspendait
À travers les déchiquetures du feuillage, le ciel ouvrait des milliers d’yeux bleus ; l’eau gazouillait tout doucement, et moi, je me laissais faire à toute cette joie, plongé dans une extase tranquille, ne parlant pas, et ma main toujours entre les deux petites mains de Rosette.
On a beau faire : le bonheur est blanc et rose ; on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurs tendres lui reviennent de droit. – Il n’a sur sa palette que du vert d’eau, du bleu de ciel et du jaune paille : ses tableaux sont tout dans le clair comme ceux des peintres chinois. – Des fleurs, de la lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce qui touche la vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait d’où, on est parfaitement heureux avec cela ; il n’y a pas moyen d’être heureux différemment. Moi-même, qui ai le commun en horreur, qui ne rêve qu’aventures étranges, passions fortes, extases délirantes, situations bizarres et difficiles, il faut que je sois tout bêtement heureux de cette manière-là, et, quoi que j’aie fait, je n’ai pu en trouver d’autre.
Je te prie de croire que je ne faisais aucune de ces réflexions ; c’est après coup et en t’écrivant qu’elles me sont venues ; à cet instant-là, je n’étais occupé qu’à
Je ne te décrirai pas la vie que nous menons ici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans les grands bois, des violettes et des fraises, des baisers et de petites fleurs bleues, des goûters sur l’herbe, des lectures et des livres oubliés sous les arbres ; – des parties sur l’eau avec un bout d’écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, de longues chansons et de longs rires redits par l’écho de la rive ; – la vie la plus arcadique qu’il se puisse imaginer !
Rosette me comble de caresses et de prévenances ; elle, plus roucoulante qu’une colombe au mois de mai, elle se roule autour de moi et m’entoure de ses replis ; elle tâche que je n’aie d’autre atmosphère que son souffle et d’autre horizon que ses yeux ; elle fait mon blocus très exactement et ne laisse rien entrer ni sortir sans permission ; elle s’est bâti un petit corps de garde à côté de mon cœur, d’où elle le surveille nuit et jour. – Elle me dit des choses ravissantes ; elle me fait des madrigaux fort galants ; elle s’assoit à mes genoux et se conduit tout à fait devant moi comme une humble esclave devant son seigneur et maître : ce qui me convient assez, car j’aime ces petites façons soumises et j’ai de la pente au despotisme oriental. – Elle ne fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et semble avoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de sa volonté ; elle cherche à deviner ma pensée et à la
Oh ! que je souhaiterais la prendre en faute, lui trouver un tort ! comme j’attends avec impatience une occasion de dispute ! mais il n’y a pas de danger que la scélérate me la fournisse ! Quand, pour amener une altercation, je lui parle brusquement et d’un ton dur, elle me répond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeux si trempés, d’un air si triste et si amoureux que je me fais à moi-même l’effet d’un plus que tigre ou tout au moins d’un crocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demander pardon.
À la lettre, elle m’assassine d’amour ; elle me donne la question, et chaque jour elle resserre d’un cran les ais entre lesquels je suis pris. – Elle veut probablement m’amener à lui dire que je la déteste, qu’elle m’ennuie à la mort, et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure à coups de cravache. – Pardieu ! elle y arrivera, et, si elle continue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diable m’emportera.
Malgré toutes ces belles apparences, Rosette est soûle de moi comme je suis soûl d’elle ; mais, comme elle a fait d’éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donner
Rien n’est mieux imaginé. – N’est-il pas charmant de faire l’Ariane délaissée ? – L’on vous plaint, l’on vous admire, l’on n’a pas assez d’imprécations pour l’infâme qui a eu la monstruosité d’abandonner une créature aussi adorable ; on prend des airs résignés et douloureux, on se met la main sous le menton et le coude sur le genou, de façon à faire
Une femme si bonne, si belle, si passionnée, qui a fait de si grands sacrifices, à qui l’on n’a pas à reprocher la moindre chose, un vase d’élection, une perle d’amour, un miroir sans taches, une goutte de lait, une rose blanche, une essence idéale à parfumer une vie ; – une femme qu’on aurait dû adorer à genoux, et qu’il faudra couper en petits morceaux, après sa mort, afin d’en faire des reliques : la laisser là iniquement, frauduleusement, scélératement ! Mais un corsaire ne ferait pas pis ! Lui donner le coup de la mort ! – car elle en mourra assurément. – Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu du cœur, pour se conduire de la sorte.
Ô hommes ! hommes !
Je me dis cela ; mais peut-être n’est-ce pas vrai.
Si grandes comédiennes que soient naturellement les femmes, j’ai peine à croire qu’elles le soient à ce point-là ; et, au bout du compte, toutes les démonstrations de Rosette ne sont-elles que l’expression exacte de ses sentiments pour moi ? – Quoi qu’il en soit, la continuation du tête-à-tête n’est plus possible, et la belle châtelaine vient d’envoyer