Oh ! quel beau temps c’était – que nous étions angéliquement purs ! – Nos pieds touchaient à peine la terre ; nous avions comme des ailes aux épaules, nos désirs nous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler autour de nos fronts la blonde auréole de l’adolescence.
Te souviens-tu de cette petite île plantée de peupliers à cet endroit où la rivière forme un bras ? – Il fallut pour y aller passer sur une planche assez longue, très étroite et qui ployait étrangement par le milieu ; un vrai pont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère qu’à elles : c’était délicieux. – Un gazon court et fourni, où le souviens-toi de moi ouvrait en clignotant ses jolies petites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin qui faisait une ceinture à la robe verte de l’île et lui serrait la taille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliers n’étaient pas les moindres agréments de ce paradis : – il y avait de grandes pièces de toile que les
Que nous étions bien faits pour être les figures de ce paysage ! – comme nous allions à cette nature si douce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilement avec elle ! Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur l’églantine, poésie chantant dans notre cœur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le cœur qui bat, l’eau qui remue un caillou, un brin d’herbe ou une pensée qui pousse, une goutte d’eau qui roule au long d’un calice, une larme qui déborde au long d’une paupière, un soupir d’amour, un bruissement de feuille… – quelles soirées nous avons passées là a nous promener à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied dans l’eau et l’autre sur la terre.
Hélas ! – cela a peu duré, chez moi du moins, – car toi, en acquérant la science de l’homme, tu as su garder la candeur de l’enfant. – Le germe de corruption qui était en moi s’est développé bien vite, et la gangrène a dévoré impitoyablement tout ce que j’avais de pur et de sain. – Il ne m’est resté de bon que mon amitié pour toi.
J’ai l’habitude de ne te rien cacher, – ni actions ni pensées. – J’ai mis à nu devant toi les plus secrètes
Tu sais avec quelle ardeur j’ai recherché la beauté physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible : – cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. – J’ai perdu complètement la science du bien et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu à l’ignorance du sauvage et de l’enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les plus étranges actions ne m’étonnent que peu. – Ma conscience est une
Ô monde, que m’as-tu fait pour que je te haïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé de la sorte contre toi ? qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancœur de m’avoir trompé ? à quelle haute espérance as-tu menti ? quelles ailes d’aiglon as-tu coupées ? – Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à l’autre ?
Rien ne me touche, rien ne m’émeut ; – je ne sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête aux pieds. – Tout cela me paraît même quelque peu niais. – Aucun accent n’est assez profond pour mordre les fibres détendues de mon cœur et les faire vibrer : – je vois couler les larmes de mes semblables du même œil que la
Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements de boa, pieds d’éléphant posés sur une poitrine qui craque et s’aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux de l’euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, et vous éteignez dans le sang, c’est vous qui remplacerez pour moi les roses effeuillées, les baisers
Je n’aime rien, ai-je dit, hélas ! j’ai peur maintenant d’aimer quelque chose. – Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que d’aimer comme cela ! – Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvé le corps de mon fantôme ; je l’ai vu, il m’a parlé, je lui ai touché la main, il existe ; ce n’est pas une chimère. Je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentiments ne mentaient jamais. – Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de ma vie ; – ma chambre est ici, la sienne est là ; je vois trembler d’ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe. Son ombre vient de passer sur le rideau : dans une heure nous allons souper ensemble.
Ces belles paupières turques, ce regard limpide et profond, cette chaude couleur d’ambre pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez d’une coupe fine et fière, ces emmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d’ovale qui donnent tant d’élégance et d’aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que j’aurais été heureux de trouver disséminé dans cinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni dans une seule personne !
Ce que j’adore le plus entre toutes les choses du monde, – c’est une belle main. – Si tu voyais la sienne ! quelle perfection ! comme elle est d’une blancheur vivace ! quelle
Ah ! sans doute, c’est la griffe de Satan qui s’est gantée de cette peau de satin ; – c’est quelque démon railleur qui se joue de moi ; – il y a ici du sortilège. – C’est trop monstrueusement impossible.
Cette main… Je m’en vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme je la sens ; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce d’obsession.
J’ai désiré la beauté ; je ne savais pas ce que je demandais. – C’est vouloir regarder le soleil sans paupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je souffre
Ta lettre m’a fait mal, – bien mal, moi ce que je te dis là. – Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, – ces longues causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur le front ; cette vie séparée et sereine ; ces jours, si vite passés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plus tempétueuses les agitations intérieures où je vis. – Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois ; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à tout jamais. Votre félicité présente s’augmente de toute votre félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d’être plus heureux bientôt. – Quel sort que le vôtre ! – Ton amie est belle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n’est pas la beauté morte et palpable, la beauté matérielle, c’est la beauté invisible et éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l’âme. – Elle est pleine de grâce et de candeur ; elle t’aime comme savent aimer ces âmes-là. – Tu
Si j’avais le courage de m’arracher d’ici, j’irais passer un mois avec vous ; peut-être me purifierais-je à l’air que vous respirez, peut-être l’ombre de vos allées jetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant ; mais non, c’est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peine doit-il m’être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux beaux anges qui s’y promènent la main dans la main, les yeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans l’Eden que sous la forme d’un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais pas être le serpent de ton Ève.
Quel effroyable travail s’est-il donc fait dans mon âme depuis ces derniers temps ? qui a donc fait tourner mon sang et l’a changé en venin ? Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux d’un vert pâle et tes ombelles de ciguë dans l’ombre glaciale de mon cœur, quel vent empoisonné y a déposé le germe dont tu es éclose ! C’était donc là ce qui
Je voulais aimer. – J’allais comme un forcené appelant et invoquant l’amour ; – je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance ; j’allumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs ; j’ai serré à l’étouffer contre mon cœur aride une femme et belle et jeune et qui m’aimait ; – j’ai couru après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu d’attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve m’apparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces années que j’ai perdues à m’agiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps,
Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figuré l’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. – Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses ; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d’un nuage doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée : c’est bien cela ; les poètes ne mentent pas.
Quand je suis au moment d’entrer au salon où nous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telle violence qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il ne s’échappe. – Si je l’aperçois au bout d’une allée, dans le parc, la distance s’efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe : il faut que le diable
Tu m’as plaint de ne pas aimer, – plains-moi maintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui j’aime. Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée ! – quelle passion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi ! – C’est une honte dont la rougeur ne s’éteindra jamais sur mon front. – C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’y conçois rien, je n’y comprends rien, tout en moi est brouillé et renversé ; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur de moi-même, j’éprouve des mouvements singuliers et inexplicables, et il y a des moments où il me semble que ma raison s’en va, et où le sentiment de mon existence m’abandonne tout à fait. Longtemps je n’ai pu croire à ce qui était ; je me suis écouté et observé attentivement. J’ai tâché de démêler cet écheveau confus qui s’enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio, j’aime… Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire… l’aime un homme !