SCÈNE V

FRANÇOIS, HERMANN déguisé, DANIEL, LES PRÉCÉDENTS.

FRANÇOIS.

Le voilà, cet homme. Il a, dit-il, pour vous d’affreuses nouvelles ; pouvez-vous les entendre ?

LE COMTE.

Je n’en crains qu’une. Approche, mon ami, parle sans détour. Daniel, donne-lui du vin.

HERMANN, déguisant sa voix.

Monseigneur, ne vous irritez pas contre un infortuné s’il vous perçait le cœur malgré lui. Je suis étranger, mais vous, je vous connais bien, vous êtes le père de Charles de Moor.

LE COMTE.

D’où sais-tu cela ?

HERMANN.

J’ai connu votre fils.

AMÉLIE, se levant précipitamment.

Il vit, lui ? Tu le connais ? Où est-il ? où ? où est-il ? (Elle veut sortir.)

LE COMTE.

Tu connais mon fils ?

HERMANN.

Il a étudié à l’Université de Leipzig. Ensuite il a erré dans je ne sais quels pays. Il a parcouru toute l’Allemagne, et, comme il me l’a dit lui-même, tête et pieds nus, de porte en porte, mendiant son pain. Cinq mois après se ralluma la guerre, et n’ayant plus rien à espérer, il fut attiré par les tambours à la suite du roi vainqueur. « Permettez-moi, lui dit-il, de mourir sur le lit des héros, je n’ai plus de père. »

LE COMTE.

Ne me regarde pas, Amélie.

HERMANN.

On lui donna un drapeau. Il suivit la marche victorieuse du roi. Nous avons couché sous la même tente. Il parlait beaucoup de son vieux père, de jours autrefois plus heureux… d’espérances évanouies… Les larmes nous en venaient aux yeux.

LE COMTE, cachant sa tête dans un coussin.

Assez, assez ! tais-toi !

HERMANN.

Huit jours après, nous avions une chaude bataille… Votre fils, je puis vous l’assurer, se conduisit en brave soldat. Il a fait des prodiges de valeur aux yeux de toute l’armée. Cinq régiments tour à tour relevés, et il est resté. Une pluie de feu tombait de tous côtés, et votre fils est resté. Une balle lui avait écrasé la main droite, il a pris le drapeau de la main gauche, et il est resté.

AMÉLIE, dans l’enthousiasme.

Et il est resté, mon père, il est resté !

HERMANN.

Je l’ai trouvé le soir dans la bataille, tombé à la même place ; de la main gauche, il arrêtait le sang qui ruisselait d’une profonde blessure ; son bras droit était enfoui dans la terre. « Camarade, me dit-il, un bruit s’est répandu dans les rangs que le général est tombé il y a une heure. – Il est tombé il y a une heure, lui dis-je, et toi ? – Eh bien ! s’est-il écrié en retirant sa main gauche, que tout brave soldat suive, comme moi, son général ; » et bientôt il a exhalé sa grande âme.

FRANÇOIS, se précipitant furieux sur H ermann.

Que la mort scelle ta langue maudite ! Es-tu venu donner à notre père le coup de la mort ?… Mon père ! Amélie ! mon père !

HERMANN.

J’exécute les dernières volontés de mon camarade mourant. « Prends mon épée, soupirait-il, tu la porteras à mon vieux père ; elle est teinte du sang de son fils ; il est vengé ; qu’il s’en repaisse ! Dis-lui que sa malédiction m’a jeté dans les combats et conduit à la mort ; que je meurs désespéré… Amélie ! » Ce nom est sorti de sa bouche avec son dernier soupir.

AMÉLIE, se réveillant comme d’un sommeil de mort.

Amélie… et son dernier soupir.

LE COMTE, avec des cris affreux.

Ma malédiction t’a jeté dans les bras de la mort ! dans le désespoir !

HERMANN.

Voici l’épée, et voici un portrait qu’il tira de son sein. Il ressemble tout à fait à cette demoiselle. « C’est pour mon frère François… » Je ne sais ce qu’il a voulu dire par là !…

FRANÇOIS, feignant la surprise.

À moi le portrait d’Amélie ! À moi, Charles Amélie, à moi ?

AMÉLIE, se jetant en fureur sur H ermann.

Misérable fourbe, lâche et vendu ! (Elle le saisit rudement.)

HERMANN.

J’ai dit la vérité, mademoiselle. Regardez vous-même, ce sont là vos traits. Vous lui avez peut-être donné vous-même ce portrait ?

FRANÇOIS.

Par le ciel ! Amélie, c’est le tien… c’est vraiment le tien !

AMÉLIE, lui rendant le portrait.

Le mien, le mien ! ô ciel et terre !

LE COMTE, criant et se déchirant le visage.

Oh ! oh ! oh ! ma malédiction l’a conduit à la mort… j’ai été la cause de son désespoir !

FRANÇOIS.

À l’heure de la séparation éternelle, il a pensé à moi… à moi !… quand la mort allait rouler sur lui sa funèbre bannière… à moi !…

LE COMTE.

C’est moi qui l’ai maudit, qui l’ai tué, qui l’ai fait mourir désespéré !

HERMANN, troublé et vraiment ému.

Je ne puis pas voir cette désolation. Adieu, monseigneur ! (Bas à François.) Comment avez-vous pu faire cela, jeune homme ? (Il sort à la hâte.)

AMÉLIE, courant après lui.

Reste ! reste ! Quelle a été sa dernière parole ?

HERMANN, se retournant.

Amélie !… (Il sort.)

AMÉLIE.

Amélie !… Non tu n’es point un imposteur. Il est donc vrai ? il est vrai qu’il est mort… mort !… (Elle chancelle presque évanouie, et soupire en tombant.) Mort !… Charles est mort !

FRANÇOIS.

Que vois-je écrit sur cette épée ?… là… écrit avec du sang !… Amélie ?

AMÉLIE.

De son sang !…

FRANÇOIS.

Est-ce un rêve ? Vois donc cette sanglante inscription : « François, n’abandonne point Amélie. » Vois donc, vois !… Et de l’autre côté : « Amélie, la mort toute-puissante a brisé tes serments. » Vois-tu, maintenant, vois-tu ? Il a écrit ces mots d’une main mourante, il les a écrits avec le sang de son cœur, il les a écrits sur la solennelle limite de l’éternité.

AMÉLIE.

Dieu saint ! Dieu ! c’est sa main… Il ne m’a jamais aimée ! (Elle sort.)

FRANÇOIS, frappant du pied.

Malédiction ! tout mon art échoue contre cette tête de fer.

LE COMTE.

Malheureux vieillard !… Ne m’abandonne pas, ma fille… François, François, rends-moi mon fils !

FRANÇOIS.

Qui lui a donné la malédiction ? Qui a précipité ton fils dans l’horreur des combats, dans la mort, dans le désespoir ?… Oh ! c’était une âme d’élite, un digne jeune homme… Malédiction sur ses bourreaux !

LE COMTE, se frappant à grands coups le front et la poitrine.

Malédiction, malédiction, damnation ! Malédiction sur le père qui a assassiné son noble fils ! Et c’est moi qu’il a aimé jusque dans la mort ! C’est pour me venger qu’il s’est jeté dans les combats, qu’il a couru à la mort. Je suis un monstre ! un monstre !

FRANÇOIS.

Il n’est plus. À quoi bon vos plaintes tardives ! (Avec un sourire ironique.) Il est plus facile d’ôter la vie à un homme que de le ressusciter.

LE COMTE.

Et c’est toi qui as arraché à ma colère la malédiction paternelle ! oui, toi ! Rends-moi mon fils.

FRANÇOIS.

N’excitez pas ma fureur. Je vous abandonne dans la mort…

LE COMTE.

Monstre infâme ! monstre infâme ! Rends-moi mon fils ! (Il se lève et veut saisir à la gorge François, qui s’enfuit.)

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