I BESOINS DE L’HOMME

Ceux qui nous ont donné la vie nous auraient fait un triste présent, s’ils ne nous donnaient pas autre chose.

De tous les animaux qui pullulent à la surface de la terre, le plus nu, le plus faible et le plus longtemps misérable est sans contredit l’homme nouveau-né.

Abandonner un petit enfant dans un lieu solitaire ou lui casser la tête contre un arbre, c’est tout un. La nature nous bâtit de telle façon que pour vivre il nous faut un abri, des vêtements, des aliments, mille choses qu’elle ne fournit pas et que nous sommes incapables de nous donner nous-mêmes.

Durant plusieurs années, les autres hommes nous logent, nous habillent, nous alimentent : la société nous fait crédit. Nous n’existons que comme débiteurs jusqu’à l’âge où nous pouvons tant bien que mal nous suffire à nous-mêmes. Arrive une période où le jeune homme gagne à peu près ce qu’il coûte et vit au pair, comme certains commis de magasin et apprentis de fabrique. Enfin, vers l’âge de vingt-sept ans si j’en crois les économistes, nous commençons à gagner plus que notre dépense et à rembourser les avances que la société a faites pour nous.

Les enfants, et je sais beaucoup d’hommes qui sont enfants sur ce point, s’imaginent que la société leur doit quelque chose. N’avez-vous jamais entendu ce fameux axiome : À chacun selon ses besoins ? »

Moi, je le trouvais admirable en 1848. J’avais vingt ans, j’étais ignorant des choses de la vie comme un bon lycéen, c’est tout dire. Je n’avais jamais fait que des thèmes et des versions, fort inutiles sans doute à la communauté des hommes, et je me croyais naïvement créancier. Je ne comprenais pas qu’un garçon de bon appétit, comme j’étais, n’eût pas droit à sa part des produits savoureux de la terre. Et la terre elle-même n’était-elle pas un peu mon patrimoine ? Étant donné un milliard d’êtres humains répandus sur une surface déterminée, il me semblait souverainement injuste qu’un autre eût confisqué et cultivé avant ma naissance le lopin qui me revenait. Car enfin j’ai le droit de vivre, que diable ! J’ai donc un droit né et acquis sur toutes les choses indispensables à la vie.

Ne vous moquez pas trop si j’avoue qu’il m’a fallu plusieurs années pour dégager de ces illusions la véritable notion du droit.

L’homme est un être sacré parce qu’il est le produit définitif de la création, parce que la nature n’a rien fait de plus intelligent et de plus perfectible que lui. Chacun de nous, dès sa naissance, vient au partage d’une souveraineté qui rend sa personne inviolable. Nous sommes tous égaux en principe, sinon en fait, parce que nous participons tous d’un caractère auguste. Nous sommes tous libres, en ce sens que nul de nous ne peut violemment imposer ses volontés à un autre. Le droit, c’est l’inviolabilité de la personne humaine ; rien de moins, rien de plus.

Si la planète que nous habitons était un paradis terrestre donné à tous les hommes nés et à naître pour en jouir sans travail, l’acte de donation nous assurerait à tous un droit égal sur tous les biens nécessaires, utiles ou agréables. Nous nous partagerions la jouissance du domaine commun, sauf à nous priver un peu en faveur des survenants. Poussez à bout l’hypothèse d’un paradis terrestre, et vous verrez le genre humain vivant sur terre comme des mouches dans une salle à manger. Les générations se succéderont à l’infini pendant une série de siècles sans que ces heureux animaux aient rien perfectionné autour d’eux ni en eux.

Ce qui fait la grandeur et la gloire de notre espèce, c’est la difficulté de vivre où nous sommes jetés. Nous apportons en naissant des besoins plus compliqués que ceux de tous les animaux, quels qu’ils soient, et la terre nous refuse obstinément ce qui peut les satisfaire. Elle ne donne rien qu’au travail ; si nous voulons des abris, des vêtements, des vivres, il faut les conquérir sur elle et les arracher de son sein. Tous les biens utiles à l’homme sont le prix des efforts de l’homme.

Or le travail est un exercice de nos facultés, et qui s’exerce se perfectionne. Donc la nécessité d’améliorer la nature autour de nous, nous entraîne forcément à nous améliorer nous-mêmes.

À mesure que l’homme se perfectionne, il naît en lui des besoins nouveaux qui l’obligent à de nouveaux efforts et l’amènent par cela seul à s’élever incessamment au-dessus de lui-même : c’est l’histoire du progrès dans l’humanité.

On a beaucoup parlé, depuis deux ou trois ans, d’un brave homme qui vit en sauvage dans les forêts du Var. Il est intéressant, comme maniaque, et les efforts qu’il fait pour réduire ses besoins méritent l’attention qu’ils obtiennent. Mais cet estimable demi-fou prend la civilisation au rebours. Consommer peu de chose et produire zéro, ce n’est pas s’élever au-dessus de l’humanité, c’est se rapprocher de la bête. Ce pauvre diable a beau se restreindre au strict nécessaire, il nous vole, car il mourra insolvable et il ne remboursera point à la société les sacrifices qu’elle a faits pour lui.

Say dit excellemment que l’homme le plus civilisé est celui qui produit le plus et consomme le plus. Comparez l’Indou fainéant qui travaille un quart d’heure pour gagner une poignée de riz et vit toute une journée là-dessus, et l’ouvrier anglais qui consomme de la viande, des légumes, de la bière, de la laine, du gaz, du charbon, des métaux, et produit en conséquence. Lequel des deux ajoute davantage au capital du genre humain ?

Si vous voulez vous rendre compte des besoins que la civilisation a fait naître en vous et des ressources qu’elle vous a créées, supposez que toutes ces ressources vous manquent à la fois et que vous êtes jeté seul avec vos besoins dans une île déserte.

Soit un homme de trente-cinq ans, dans toute la force de l’âge, et robuste, exerce, adroit, instruit, tout ce qu’il vous plaira, mais seul et nu sur une plage où nul autre homme n’a mis le pied. Combien de jours lui donnez-vous à vivre ?

Un illustre romancier anglais, Daniel Fœ, a posé ce problème il y a deux siècles, mais dans des termes bien différents, en homme qui veut rendre la solution facile. Robinson est jeté sur une île qui semble faite exprès pour lui ; les animaux féroces sont écartés et le climat assaini d’avance. Son navire, qu’il dépouille à loisir, lui fournit des provisions, des vêtements, des chaussures, des outils, des armes, des munitions et jusqu’à des animaux domestiques. C’est tout le matériel de la civilisation européenne, un capital exorbitant, le travail accumulé de soixante siècles et plus au profit d’un seul naufragé. Ce faux déshérité a même du superflu, des livres, de l’argent, que sais-je ? Par l’accident qui l’a séparé du monde, il devient l’héritier fortuit de cent millions d’hommes. Et pourtant avouez que vous tremblez pour lui ? Vous n’y songez pas sans vous dire que les besoins de l’homme civilisé sont encore plus multiples, plus complets et plus infinis que la cargaison d’un navire, quel qu’il soit. Et si l’homme était réellement livré à ses ressources personnelles ? Si l’on supprimait le navire ?

Supposez l’île aussi riche que vous voudrez : dix mètres de terre végétale sur toute la surface du sol, et tous les arbres que la terre produit sans culture. L’eau fourmille de poissons, l’air est peuplé d’oiseaux, la forêt abonde en gibier de toute sorte. Mais le gibier, non plus que le poisson, ne court au-devant de la mort ; il faut des armes, des piéges, des engins pour le prendre. Mais les fruits naturels du sol sont généralement insipides et quelquefois vénéneux. Enfin l’homme ne peut pas vivre d’aliments crus et le feu manque. Le feu ! une bagatelle pour le Parisien qui a des allumettes chimiques dans sa poche et qui rencontre des cigares allumés tout le long de la rue. Mais égarez-vous seulement dans le bois de Vincennes, soyez surpris par la nuit, ayez froid et cherchez à faire du feu comme les sauvages, en frottant deux morceaux de bois. L’épuisement viendra plus tôt que l’étincelle. La construction du moindre abri, fût-ce un simple hangar de branches entrelacées, suppose une hache, un couteau, un instrument de fer ou de pierre assez tranchant pour entamer le bois. Hélas ! que le premier morceau de fer nous paraît loin, quand nous nous replaçons dans l’état de nature ! Combien de générations ont peiné pour atteindre ce but ? À Paris, on achète un couteau pour un sou, une botte d’allumettes pour un sou, un petit pain pour un sou, et l’on oublie que le premier allumeur de feu, le premier semeur de blé et le premier forgeron furent mis au rang des dieux.

Le vêtement abonde en telle profusion chez les peuples civilisés, nous sommes si bien accoutumés à voir tout le monde vêtu autour de nous qu’il nous faut presque un effort d’imagination pour nous représenter un corps tout nu. Prenez un bambin à l’école primaire et dites-lui de dessiner un homme : il commencera par le chapeau. L’extrême dénuement nous est représenté par des habits en lambeaux, des souliers béants, un chapeau sale et défoncé : nous ne nous figurons pas le corps humain exposé directement, sans aucune défense, aux intempéries du froid et du chaud, à la pluie, au vent, au contact d’un sol âpre et rugueux. L’homme civilisé, qu’il soit riche ou pauvre, n’ôte ses vêtements que pour entrer au bain ou au lit. Mais le lit est lui-même un vêtement, plus doux, plus commode et plus confortable que les autres. Tous les Français n’ont pas des sommiers élastiques et des draps en toile de Hollande ; mais on compterait ceux qui, la nuit venue, n’ont pas un lit tel quel où reposer leurs membres. Quand nous voulons exprimer l’idée d’un coucher misérable, nous parlons d’un grabat malpropre et dur, sans songer que ce grabat serait l’idéal du confort pour ceux qui dorment nus, sur la terre nue.

Que faut-il conclure de là ? Que la vie la plus simple et la plus élémentaire est encore quelque chose d’horriblement compliqué. La moindre chose, celle qui vous coûte le moins parce qu’elle surabonde en pays civilisé, est le prix d’efforts incalculables. Le naufragé dont nous parlions tout à l’heure userait ses bras jusqu’au coude avant d’extraire et de tailler un de ces grès cubiques sur lesquels vous marchez en disant : Dieu ! que ma rue est mal pavée !

Je suppose que le naufragé, après une première journée d’exploration et de labeur, exténué, mal repu de fruits et de racines sauvages, s’étend sous un abri de branches qu’il a cassées, sur un lit d’herbes sèches, piquantes et tranchantes, qu’il a lui-même arrachées brin à brin. Il s’endort, si tant est qu’un homme civilisé puisse goûter un vrai sommeil au milieu de dangers innombrables.

Il y a un bien auquel vous ne pensez jamais, car c’est celui sur lequel vous êtes le plus blasés : la sécurité ! Mais n’importe ! il s’endort, et voici ce qui lui apparaît en songe :

Dans une petite chambre hermétiquement close, sur un lit de bois peint garni d’une paillasse, d’un matelas, d’une bonne couverture, sans compter deux oreillers de plume et deux draps de toile blanche, reposent deux êtres jeunes et bien, portants. Un enfant dort auprès d’eux dans son berceau. Cette famille est protégée d’abord par une bonne serrure de fer forgé, ensuite par un concierge qui loge au bas de l’escalier, enfin par un sergent de ville qui se promène du soir au matin sur le trottoir de la rue. Ni la pluie, ni le vent, ni les animaux nuisibles, ni les hommes de proie ne peuvent pénétrer dans cette humble mais heureuse demeure. Toutes les choses nécessaires à la vie s’y trouvent rassemblées sinon en abondance, du moins en quantité suffisante, car la table de noyer poli montre encore les restes du dîner : un gros morceau de pain, un peu de bœuf ou de veau dans un plat, quelques légumes de la saison, une carafe à moitié pleine d’eau douce et limpide, et du vin, cette force et cette consolation de l’homme, dans un fond de bouteille. Quatre chaises de bois verni, confortablement empaillées, une table de nuit et une commode de noyer couverte d’un, marbre complètent l’ameublement de la chambre. La commode, qui ferme à clef, contient une multitude de choses qu’un naufragé payerait de plusieurs années de sa vie : des vêtements de laine chauds et légers, du linge en petite quantité, mais blanc et bien cousu ; du fil et des aiguilles, des boutons et des épingles : un vrai trésor pour l’homme qui a gardé les besoins de la civilisation en perdant tous ses bienfaits à la fois ! Le superflu s’ajoute au nécessaire : il y a une chandelle, des allumettes, un livre, une montre d’argent sur la table de nuit ! Les murs sont tendus de papier peint et ornés de quatre images dans leurs cadres. Quelques futilités bien humbles assurément, mais qu’un homme isolé ne saurait pas produire en dix années de travail, décorent la petite cheminée de marbre noir.

À ce spectacle, le naufragé, fût-il un ex-millionnaire, ne peut se défendre de l’envie. Mais ces gens-là sont donc les rois du monde ? Ils ont mis l’univers à contribution pour se loger, se nourrir et s’habiller ?

Un architecte a tracé le plan de la maison qu’ils habitent ;

Un carrier a éventré la terre pour en arracher les moellons ;

Un tuilier a extrait, pétri, moulé et mis au four chacune des tuiles qui les abritent ;

Un bûcheron a coupé des arbres dans la forêt, un voiturier les a transportés, un charpentier les a équarris et assemblés pour leur faire une toiture ;

Un plâtrier a cuit le sulfate de chaux qui revêt leurs quatre murs. Un menuisier a raboté leur plancher, leur porte et leur fenêtre. Un peintre a étendu sur le bois plusieurs couches de couleurs, préparées par un chimiste. Un verrier a fondu le verre de leurs croisées ; un vitrier l’a découpé avec un diamant, que tout un équipage de marins était allé chercher au Brésil. Que de miracles accomplis dans l’intérêt d’un seul ménage ! Combien de voyageurs ont traversé les mers au profit de ces gens-là ! Le café dont il reste une goutte au fond de leurs tasses arrive de Java, le sucre des Antilles, le poivre des îles Moluques ; ce petit clou de girofle qui accompagne le pot-au-feu a été perçu comme impôt par l’iman de Mascate, sur la côte orientale de l’Afrique. L’éleveur, le boucher, le laboureur, le meunier, le boulanger, le vigneron, le saunier, l’huilier, le vinaigrier, le tisserand, le filateur, le teinturier, le mineur, le forgeron, le tailleur et cent autres corps d’état ont travaillé pour ces trois personnes. J’aurais dix mille esclaves à mon service, ils ne me procureraient pas la moitié des biens utiles qui abondent dans cette mansarde. Pour fabriquer un seul clou de ces souliers, je travaillerais dix ans, à raison de vingt quatre heures par jour, et je n’y parviendrais pas !

Lecteur intelligent, je n’ai pas besoin de vous présenter ces heureux de la terre qui ont du pain sur leur table et des clous à leurs souliers. Vous les avez reconnus, et qui sait si vous ne vous êtes pas reconnu vous-même ? C’est un petit ménage d’ouvriers parisiens. Le mari gagne cent sous par jour et la femme trente.

Mais le maître de cet humble logis ne sait pas qu’il est un objet d’envie pour le naufragé et pour bien d’autres ; par exemple pour le portier russe qui dort dans un tonneau devant le palais de son maître, ou pour le moissonneur romain qui boit la poussière et tire la langue comme un pauvre chien depuis le lever du soleil jusqu’à la chute du jour. On l’étonnerait fort en lui disant qu’il est mieux logé, mieux nourri, mieux vêtu et infiniment plus civilisé que certains chevaliers du moyen âge et même que tous les rois de l’Iliade et de l’Odyssée.

Il rêve, lui aussi, mais à quoi ?

Aux dangers dont il est exempt ? Non. Aux privations que l’homme souffrait jadis et que les peuples moins civilisés connaissent encore aujourd’hui ? Non. Il rêve aux prospérités de son patron, ce puissant industriel qui se fait bâtir un hôtel au boulevard Haussmann et qui vient d’acquérir un château en province.

C’est le patron qui est heureux ! En deux heures de temps, il expédie ses affaires de chaque jour, tandis que l’ouvrier travaille dix heures ! il va, il vient, il se fait voiturer où bon lui semble, au bois de Boulogne, aux courses, à l’Opéra, aux Italiens. Pour un oui ou pour un non, il prend l’express et voit cent lieues de pays en quelques heures. Il a une femme élégante, aux mains blanches ; il lui donne tout ce que la mode invente de plus cher. Il a des tableaux de maître dans son salon, une bibliothèque bourrée des meilleurs et des plus beaux livres.

« Moi, je lis tant que je peux, mais comment faire, quand on est pris dix heures par jour ? Je n’ai pas le moyen de choisir mes lectures ; il faut aller au bon marché, et Dieu sait quel salmigondis la presse à bon marché nous fabrique ! Je vais au théâtre cinq ou six fois par an, mais l’ouvrier n’a guère le choix de ses spectacles. J’ai l’amour instinctif de tout ce qui est grand et beau, et ma condition ne me permet pas de le satisfaire. Qu’est-ce que les galeries du musée, vues le dimanche, dans la cohue, sans explication ni commentaire ! Qu’est-ce que les concerts que nous nous donnons à nous-mêmes, entre amis, dans nos sociétés chorales ? Qu’est-ce que la nature poudreuse et plâtreuse des banlieues, la seule qui nous soit offerte au printemps ! J’aime ma petite femme et je souffre de la voir réduite à travailler comme moi. Quelque chose me dit que l’homme seul doit subvenir par son labeur à tous les besoins de la famille. C’est ainsi que cela se passe chez mon patron et chez tous les riches : quand donc en sera-t-il de même chez nous ? Je souffre aussi de voir ma femme mesquinement vêtue ; je souffre de ne pouvoir lui consacrer que les rognures de mes journées, les déchets de ma vie, les miettes de mon temps : mon cœur me dit qu’on aime autrement et mieux quand on n’est pas esclave de la difficulté de vivre. J’adore mon moutard, et j’enrage à l’idée qu’il sera, sauf miracle, un salarié comme moi. Je l’enverrai certainement à l’école primaire, mais le lycée lui est interdit comme le Pater aux ânes. Est-ce qu’on n’inventera pas une combinaison qui change tout ça ? À quoi sert le génie des inventeurs ? Où est le progrès ? Je me résignerais encore à peiner toute ma vie, si j’avais l’espérance de laisser ce petit-là moins mercenaire que nous. »

Mais le patron, qui n’est pas un mercenaire, le patron qui ne reçoit pas de salaires et qui en paye, ce grand industriel, cet homme autour de qui tout abonde, pensez-vous qu’il n’ait besoin de rien ? Il a de quoi combler l’ambition de cent ouvriers parisiens, de quoi sauver la vie à dix mille naufragés mourant de faim et de froid ; mais ses besoins ont changé avec sa fortune.

Vous supposez peut-être qu’il s’éveille la nuit pour se féliciter de tous les biens qu’il a ! Non : s’il s’éveille, c’est plutôt pour penser aux biens qui lui manquent.

L’homme est ainsi bâti que d’étape en étape il considère son point d’arrivée comme un nouveau point de départ.

Nous prenons pour accordés les avantages que le sort ou le travail nous procure, et nous nous empressons de penser à d’autres.

Un directeur d’usine n’est pas plus sensible au plaisir d’aller en voiture que vous ou moi au plaisir d’avoir des souliers.

Certes il n’est pas à plaindre, celui qui abat sa journée en deux heures de temps. Mais ces deux heures du travail quotidien lui deviennent pénibles à la longue, d’autant plus que le souci des affaires le poursuit tout le reste du temps. Il souffre de l’incertitude qui pèse sur ses fortunes engagées dans l’industrie ; il aspire au moment de liquider sa position en échangeant cette machine compliquée, absorbante, fatigante, contre un autre capital également puissant, mais plus simple et travaillant tout seul.

Voilà l’affaire faite : l’industriel est devenu rentier. Sur les vingt-quatre heures du jour, il en a désormais vingt-quatre à lui, bien à lui. Tous ses besoins sont satisfaits, pensez-vous ; oui, ses besoins d’autrefois ; mais aussitôt il en naît d’autres. Cet homme heureux commence à remarquer le contraste de sa fortune et de son éducation, et il en souffre. En sortant des affaires, il est entré dans un monde où presque tous les hommes sont plus instruits, plus délicats, plus élégants que lui. Entre personnes qui toutes sont affranchies des besoins matériels, c’est le mérite qui assigne des rangs. Du mérite, il en a, il l’a prouvé en faisant sa fortune, mais aussitôt l’affaire faite, le besoin de mérites nouveaux s’impose au riche.

Depuis qu’il a le temps de feuilleter sa bibliothèque, il découvre tous les jours une lacune dans son esprit. Depuis qu’il va dans les salons où l’on cause, il s’aperçoit que les gens de sa nouvelle condition savent plus et parlent mieux que lui. Depuis qu’il peut passer tous ses étés à la campagne, il reconnaît que la campagne est pour lui un monde inconnu. Depuis qu’il est en position de mettre la main, comme tant d’autres, aux affaires publiques, il constate que là encore il lui faut tout apprendre, sous peine de tomber sous le ridicule. Bref, ce riche redevient plus pauvre qu’il n’a jamais été ; car, aux besoins matériels qu’il n’a plus, succède toute une légion de besoins intellectuels et moraux, également impérieux et despotiques, et bien plus difficiles à satisfaire. Lui aussi, il connaîtra les heures de découragement, et il dira plus d’une fois en jetant son livre : Si du moins j’étais sûr que mon fils sera moins âne que moi !

L’interminable série de nos besoins qui naissent l’un de l’autre avec une intensité toujours croissante nous condamne à cheminer de progrès en progrès vers un but élevé que l’humanité ne doit jamais atteindre. Car le jour où nous n’aurions plus rien à perfectionner autour de nous ni en nous, nous ne serions plus des hommes, mais des dieux.

Il faut se l’avouer à soi-même et surtout ne s’en pas désoler : la vie terrestre est une course sans repos ni trêve à la poursuite de l’impossible. Mais, à mesure que nous allons, nous voyons croître sous nos pas cette somme de biens utiles qui compose le patrimoine de l’humanité.

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