XI LA COOPÉRATION

Si la grève a encore des fanatiques et même de dangereux fanatiques en Angleterre, il lui reste assez peu de partisans chez nous. Les Français, depuis tantôt deux ans, paraissent s’en détourner par raison, par fatigue et surtout par l’attrait d’une nouvelle et plus séduisante illusion. Lorsque les délégués de la main-d’œuvre anglaise exposèrent leur grand projet de chômage universel, les ouvriers français les écoutèrent à peine : « Que nous importe d’élever le taux de nos salaires, quand nous sommes à la veille de supprimer le salariat et d’être tous nos propres patrons ? »

Noble ambition ! Fière espérance, qui atteste un accroissement de virilité dans l’âme de nos prolétaires.

Il ne faut pas décourager l’honnête homme qui rêve de s’élever à une condition plus indépendante, mais il ne faut pas le leurrer. Dans les sociétés à base démocratique, où le suffrage du grand nombre décerne le pouvoir et les honneurs, c’est à qui flattera les illusions plébéiennes ; les partis se disputent le patronage de toute idée populaire, qu’elle soit pratique ou non. L’expérience donnera ce qu’elle pourra ; quand même elle n’aboutirait qu’à une aggravation de misère, les malins qui ont escompté l’ambition du pauvre conserveront le salaire de leurs flagorneries. La coopération, dans le sens tout nouveau que la démocratie donne à ce vieux mot, signifie : une association formée par des travailleurs sans capital pour acheter en commun les choses nécessaires à la vie sans l’intermédiaire du détaillant ; ou produire en commun, sans subir la loi du patron, ou s’emprunter réciproquement leurs petites épargnes sans payer tribut au banquier. Sociétés de consommation, de production et de crédit mutuel tendent au même but, l’émancipation, par la même voie, l’association.

Le principe est louable et digne et tous les encouragements : un homme qui veut s’émanciper à ses risques et périls est plus homme que ceux qui se traînent dans l’ornière. Le procédé commun à toutes les sociétés coopératives (c’est-à-dire l’association) est inspiré par les meilleurs sentiments de la nature humaine. Il faut donc souhaiter que l’expérience des trois modes de coopération se fasse sur une grande échelle et qu’elle ait tout le succès possible.

Mais le devoir des publicistes désintéressés de toute ambition personnelle est d’avertir les prolétaires, d’éclairer leur route et de les prémunir contre le danger des espérances démesurées.

Oui, les sociétés de consommation répondent à un besoin réel. Le pauvre a toujours tout payé plus cher que le riche, parce qu’il n’a jamais pu acheter les marchandises qu’au petit détail, de neuvième ou de dixième main. On estime qu’à Paris les objets de première nécessité vendus au prolétaire subissent une augmentation de 8 à 10 pour 100, c’est-à-dire qu’il paye environ sept francs ce qui en vaudrait cinq pour un riche. Cette plus-value est exorbitante et pourtant logique. L’ouvrier n’a ni le temps ni le moyen d’acheter les marchandises en gros ; il n’est pas logé de manière à conserver chez lui un approvisionnement de quelque importance ; il doit limiter ses achats quotidiens à sa consommation personnelle. Les quarante pour cent que l’ouvrier donne en trop ne sont pas confisqués par des parasites ; ils servent à payer le travail, le loyer et les risques d’une foule de petits producteurs, épiciers, charbonniers, porteurs d’eau, charcutiers, bouchers, etc., qui transportent, conservent, détaillent la marchandise et la mettent à la portée du petit consommateur.

Évidemment l’ouvrier serait plus heureux s’il pouvait s’affranchir de cet impôt. Une réduction de 40 pour 100 sur tout ce qu’il achète équivaudrait à une augmentation d’autant sur son salaire. Fournissez-lui le moyen d’acheter en détail au prix du gros, la journée de cinq francs se trouvera portée à sept, sans que le patron donne un centime de plus, sans que le prix de revient des produits manufacturés soit élevé d’un centime.

C’est une vérité si frappante que plusieurs grands manufacturiers et quelques riches compagnies l’ont déjà mise en pratique. La Compagnie du chemin de fer d’Orléans se fait négociante et détaillante au profit de ses employés. Elle leur livre en détail, au prix du gros, les aliments, le vin, le combustible, le linge, les habits, et généralement toutes les choses nécessaires à la vie. Par ce moyen, elle augmente de 40 pour 100 le total des salaires, et cela sans bourse délier. Cependant il ne faut pas croire que ce rôle providentiel ne lui coûte rien. Elle prête les magasins, elle fait les transports gratis, elle délègue quelques-uns de ses employés au service de l’achat et de la vente, elle subit le déchet inévitable des marchandises, elle fait en somme une dépense considérable dont elle devrait se débiter elle-même si ces frais n’étaient pas compensés par le bien-être et l’attachement de 14 000 personnes.

La saline de Dieuze et beaucoup d’autres usines importantes fournissent à prix coûtant le pain de leurs ouvriers. À prix coûtant, c’est-à-dire au-dessous du prix coûtant, car on ne leur fait payer ni le combustible, ni l’entretien du matériel, ni le loyer des bâtiments, ni la main-d’œuvre.

Les Dollfus, les Kœchlin, les Goldenberg, les Monin Japy, ces grands manufacturiers d’Alsace, qui sont avant tout de grands hommes de bien, construisent des maisons ouvrières qu’ils vendent ensuite au prix coûtant. Tout cela est du patronage intelligent, libéral, humain : ce n’est pas de la coopération.

Une société coopérative de consommation serait celle qui achèterait par exemple dix mille hectolitres de vin dans l’Hérault, au prix de 10 francs l’hectolitre, pour les distribuer en détail à trois mille associés vivant à Paris, ou celle qui demanderait aux mines d’Antin six mille tonnes de charbon, à 10 francs les 1000 kilos, pour les débiter sans bénéfice à six mille sociétaires parisiens.

Pour qui sait les prix du charbon et du vin chez les détaillants de Paris, ces deux opérations paraissent admirables. Quoi ? nous pourrions avoir le charbon de terre à 50 centimes les 50 kilos ? Le vin naturel ne nous coûterait plus que 10 centimes le litre ? »

Attendez. Il s’agit d’ajouter au prix d’achat les frais de transport et l’impôt qui sur les vins à bon marché est de 200 pour 100 et davantage. Il faut ensuite louer un magasin général et une vaste cave. Est-ce tout ? Malheureusement non. Les prolétaires n’ont pas le temps de courir à Neuilly ou à la Rapée chaque fois qu’il leur faut un panier de charbon ou une bouteille de vin. Leur temps vaut de l’argent ; il importe que les marchandises d’usage quotidien viennent les trouver chez eux, ou du moins les attendent au coin de la rue. Il sera donc indispensable que les sociétés de consommation dont il s’agit aient presque autant de dépôts dans la ville qu’on y rencontre de charbonniers et de marchands de vins. Il faudra que la société loue des boutiques, qu’elle salarie des comptables, des manœuvres, des surveillants, un personnel plus onéreux que le marchand de vins et son garçon, le charbonnier et sa femme.

Je ne dis pas que le succès d’une grande société de consommation soit absolument impossible, mais à première vue j’y crois peu. Les Anglais, qui s’étaient d’abord engoués de ce genre d’opération, nous ont communiqué la liste de leurs mécomptes. Trop souvent, presque toujours ils ont vu les ouvriers volés par leurs comptables, par les préposés des magasins coopératifs. Ils déclarent unanimement que la ruine ou la prospérité d’une société de consommation dépend du choix du préposé, et qu’un préposé capable, actif, honnête, est un vrai merle blanc. L’association promotrice du mouvement coopératif dans une instruction publiée à Londres en 1866, adressait les conseils suivants aux sociétés de consommation :

1°Exiger que les préposés fournissent bonne et valable caution ;

2°Leur accorder un bénéfice de 2 pour 100 au plus pour déchet des marchandises ;

3°Exiger qu’ils tiennent exactement leurs livres, les vérifier souvent, et faire dresser des bilans hebdomadaires. Tout dépend de la moralité des préposés. Le succès repose entièrement dans leurs mains, on ne saurait les choisir avec trop de soin et de jugement. Aussi est-il d’une importance vitale de les rémunérer largement et de leur allouer une part dans les bénéfices. L’éminent économiste Cernuschi commente ainsi cette citation : « Il faut rencontrer des hommes bien rares pour en faire des préposés, trouver leurs cautions, passer avec eux des contrats pour les déchets, avoir des comptables et une administration très-habile, salarier tout le monde, leur donner en outre une part dans les bénéfices, réserver au consommateur toutes les pertes. Quand on connaît si bien les raisons contraires, peut-on prêcher la consommation coopérative ? »

Quant à moi, je ne la prêche pas, et pourtant je ne voudrais en détourner personne. Essaye qui voudra ; mais prudemment. L’enquête officielle de 1886 a démontré qu’au sentiment de presque tous les spécialistes les sociétés de consommation devaient vendre, non seulement à leurs membres, mais encore aux tiers. Elles ne supprimeraient donc les intermédiaires actuels que pour les remplacer, et après avoir tué l’épicier, le marchand de vin, le charbonnier et tant d’autres prétendus parasites, elles se glisseraient dans leur peau. Je ne vois pas ce que les tiers, c’est-à-dire les consommateurs non associés pourront gagner a cette substitution ; je ne suis pas même bien sûr que les prolétaires associés réalisent de gros profits en s’ingérant dans le commerce. Ils n’ont ni l’aptitude, ni l’argent nécessaire aux opérations de vente et d’achat, et ils risquent d’autant plus d’y perdre leur première mise, qu’ils feront le négoce par ministère d’intendant.

Ces considérations ont décidé quelques groupes de travailleurs intelligents à transiger avec le commerce au lieu de lui déclarer la guerre. À Mulhouse, à Strasbourg et dans plusieurs autres villes d’industrie, le prolétaire renonce à créer dès magasins spéciaux. Il s’entend à l’amiable avec les détaillants établis et stipule une remise de 5, 6 et 7 pour 100 sur toutes les fournitures. Il achète au comptant, paye les objets de consommation au prix de tout le monde, et laisse le produit des escomptes se capitaliser dans une caisse commune. Ce n’est pas précisément de la coopération, mais c’est de l’épargne fort bien entendue. M. Émile Kœchlin a calculé que ces petits escomptes, ajoutés à une très-faible cotisation, produisaient au minimum 36 fr. par tête et par an, et que chaque sociétaire par l’accumulation des intérêts de ses 36 fr. annuels amasserait 452 fr. en dix ans, 1190 fr. en vingt ans, et 2 400 fr. en trente ans. Voilà une modeste combinaison qui permet au prolétaire de créer un petit capital sans risquer un centime et sans se priver de rien.

Les sociétés coopératives de crédit mutuel ont le plus grand succès en Allemagne, mais il ne faut pas trop se hâter de conclure qu’elles aient un brillant avenir chez nous.

Les Allemands en ont fondé plus de mille, et l’on estime que ces banques populaires font environ 500 millions d’avances par an.

Le mécanisme d’une telle association est fort simple. Une cinquantaine de braves gens, tous établis, petits marchands, petits patrons habitant la même commune et se connaissant les uns les autres, se cotisent pour créer un fonds social. Lorsqu’un d’entre eux se trouve gêné, il recourt à la caisse coopérative qui prête 500 fr., si elle a 500 fr. à lui, plus 250 et jusqu’à 500 fr. pris sur la part des autres. C’est une véritable opération de crédit, car c’est une marque de confiance accordée par quelques honnêtes gens à un homme qu’ils ont tout lieu de croire honnête. Le Crédit foncier ne fait pas crédit ; il prête sur hypothèque, sans se préoccuper de la moralité de l’emprunteur ; le Crédit mobilier ne fait pas crédit, non plus que le Mont-de-piété : ils prêtent sur gage. Le vrai crédit, le seul, est le prêt sur garantie morale, et les sociétés fondées en Allemagne par M. Schultze de Delitsch sont les premières institutions de crédit qui aient pris pied en Europe.

Un honorable et digne citoyen de Paris, qui ne connaissait ni le nom, ni l’œuvre de M. Schultze, a créé spontanément parmi nous la Société mère de crédit mutuel. Cet homme de bien s’appelle M. Engelmann, et son œuvre date de 1857. Les premiers associés versaient, dans le principe, une cotisation d’un franc par semaine ; en 1866, c’est-à-dire après neuf ans chacun d’eux possédait 543 fr. dans la caisse commune.

Les membres de la Société mère sont au nombre de quarante-huit, disséminés dans les divers quartiers de Paris ; ils se recrutent dans un grand nombre d’industries, car s’ils faisaient tous le même genre d’affaires la moindre crise aurait pu les tuer d’un seul coup. Cette poignée de braves gens, avec ses moyens limités, a pu prêter en huit années 252 223 fr. Le total de ses pertes dans ces huit ans s’est élevé à cent sous.

Voilà qui est admirable, et je regretterais sincèrement que cette Société mère n’eût pas fait de petits. Elle a donné naissance à soixante ou soixante-dix autres associations, dont chacune compte vingt-cinq à cinquante membres.

Il est permis d’espérer que le crédit mutuel ne s’arrêtera pas en si beau chemin, et que les associations de cette nature se multiplieront à Paris et en province. Mais le crédit mutuel est absolument incapable de guérir le prolétariat et d’avancer la réforme sociale que tous, riches et pauvres, nous appelons de nos vœux.

La combinaison de M. Engelmann ou de M. Schultze, a pour but d’assurer les petits patrons contre tout accident qui pourrait les rejeter dans l’abîme du prolétariat ; elle les élève peu à peu vers les couches supérieures de la bourgeoisie, ce qui est très-louable et très-heureux, mais elle est impropre à transformer le prolétaire, l’homme qui n’a rien, en petit capitaliste. Les membres d’une société de crédit mutuel sont déjà des hommes établis, ils présentent une certaine surface, ils offrent des garanties à leurs associés, ils sont en assez petit nombre pour se connaître les uns les autres et s’estimer à leur juste valeur. Si modeste que soit leur sort, ces hommes vous apparaîtront comme une véritable aristocratie, si vous les comparez aux prolétaires purs, à cette légion d’hommes sans capital, sans mobilier, sans résidence fixe, que le moindre accident chasse d’un garni à l’autre, d’un quartier à l’autre, d’un atelier à l’autre ; trop heureux si les hasards de l’industrie ne les jettent pas brutalement sur le pavé ! Qui est-ce qui leur prêterait la moindre somme pour s’établir ? Qui est-ce qui les connaît, sinon leurs camarades pauvres comme eux ? Cent petits capitaux peuvent s’associer, et faire ainsi de grosses sommes ; l’association de cent misères ne produira qu’une immense misère. L’ouvrier s’abuse si peu sur sa situation qu’il n’essaye pas même d’emprunter au petit bourgeois ; il lui prête plutôt ses économies. M. Engelmann l’a dit dans sa déposition de l’enquête sur les sociétés coopératives : « Quant aux ouvriers, qui n’empruntent guère, notre société est pour eux une sorte de caisse d’épargne. » Je suis à peu près sûr que si l’on choisissait dans toutes les manufactures de France mille travailleurs d’élite, et si on leur offrait mille francs par tête, à 5 pour 100, pour s’établir isolément chacun à son compte, ils résisteraient presque tous aux agaceries du capital. Le temps n’est plus où l’ouvrier de distinction rêvait de s’établir à son compte en qualité d’artisan, ou de petit patron. Une révolution s’est faite dans l’esprit des ateliers ; on commence à comprendre que l’existence des humbles fabriques est menacée par les manufactures ; on assiste à une guerre où les gros bataillons, c’est-à-dire les gros capitaux, ont la victoire assurée. On sent aussi (car on a l’esprit juste) qu’un excellent ouvrier ne ferait qu’un médiocre artisan. La division du travail développe certains côtés du talent au détriment de tous les autres. Pour être un ouvrier hors ligne et gagner de belles journées, il s’agit de très-bien faire ceci ou cela ; un bon artisan doit savoir tout, ou du moins un peu de tout ; il doit être plus complet que les premiers sujets d’une manufacture. Enfin, il faut tout dire, l’élite de la classe ouvrière aspire à travailler en grand, à remuer l’argent par millions et les bras par milliers. Les hommes supérieurs du prolétariat se voient ou se croient à la veille d’un mouvement économique comparable à la grande levée des volontaires de 92, et chacun d’eux espère avoir son bâton de maréchal en poche.

Un économiste très-distingué, M. Batbie, disait dans l’enquête de 1866 :

« Des trois formes de société, je considère la société de production comme la plus difficile à réaliser ; et, cependant c’est celle à laquelle les ouvriers tiennent le plus. Les sociétés de production sont les plus populaires, et ceux qui veulent plaire aux ouvriers ne manquent pas de recommander cette forme. »

Quant à nous, qui voulons les éclairer, et non leur plaire, nous ne craindrons pas de la discuter.

Les sociétés coopératives de production s’organisent, disons-le franchement, comme le patronage.

Beaucoup d’ouvriers se croient exploités par le patron ; ils pensent que le salaire, suivant l’expression hardie de M. Limousin, n’est qu’un acompte sur le produit du travail et lorsqu’on leur répond que le salaire est un prix ferme au-delà duquel personne ne doit plus rien, ils : crient au voleur !

Cette opinion était déjà si bien enracinée il y a vingt ans, que le premier mouvement des ouvriers de Paris, après la chute du roi Louis-Philippe, fut de s’organiser en sociétés fraternelles où tout le monde était patron. Quels que fussent leurs préjugés contre l’infâme capital, ils comprirent qu’il y aurait folie à commencer leurs entreprises sans lui. Le gouvernement provisoire vint à leur aide par un prêt de trois millions. Trois cents sociétés de production se fondèrent ; elles n’ont rien remboursé, et deux cent quatre-vingt-quatre sur trois cents ont péri. Il fallait dire que la politique, après avoir favorisé leur naissance, n’a pas été étrangère à leur mort.

Il suffit, selon moi, que seize d’entre elles aient vécu et prospéré dans une certaine mesure pour que nous ne découragions pas les nouvelles tentatives de coopération. Mais ce serait mentir aux ouvriers que de leur dire : l’État vous prêtera encore de l’argent. Ils ne doivent compter que sur eux-mêmes et n’attendre leurs capitaux que de leur épargne personnelle.

Or, il y a des industries qu’on ne peut aborder sans avoir beaucoup d’argent. Chacun sait aujourd’hui que l’outillage le plus perfectionné donne les meilleurs produits et au meilleur compte ; qu’une fabrique médiocrement installée est obligée de vendre à plus haut prix qu’une manufacture de premier ordre et que le consommateur préférera toujours, à mérite égal, la marchandise la moins chère. Il est donc impossible qu’un petit capital, c’est-à-dire un pauvre outillage, soutienne la concurrence des millions armés en guerre. Par exemple, une filature de 100 000 fr. ou même de 300 000 serait condamnée à mort avant le jour de sa naissance.

Il faut donc reconnaître, avant tout, que les sociétés coopératives de production n’ont rien à faire avec les industries qui procèdent à coups de capitaux.

Quelques flatteurs ont dit à la classe ouvrière : « Pour fonder une manufacture de deux millions et demi, vous n’avez qu’à vouloir. Cent mille travailleurs associés se cotisent pendant un an, sur le pied de cinquante centimes par semaine. Le 31 décembre ils auront réuni la somme de 2 600 000 fr. » Rien de plus vrai. Mais pensez-vous qu’un outillage de 2 600 000 fr. puisse occuper cent mille paires de bras ? Il n’en occuperait pas cinq cents. Sur les cent mille associés qui pensaient devenir patrons, il y en aura donc quatre-vingt-dix-neuf mille cinq cents qui auront manqué le but. Quels seront les privilégiés ? On peut tirer au sort. C’est un jeu plus honnête assurément que les infâmes loteries à 15 centimes, mais je ne prendrais pas sur moi de le recommander à personne.

Les ouvriers qui rêvent de s’émanciper par la production coopérative feront bien de choisir les industries où la main-d’œuvre a plus de part que le capital.

Ils éviteront avec soin celles où le capital fournit 95 pour 100 et la main-d’œuvre 5, comme l’industrie du tapissier, par exemple. Ils donneront la préférence à celles où le travail de l’homme ajoute un prix considérable à des matériaux de peu de valeur.

Dans l’enquête sur les sociétés coopératives, M. Émile Laurent a raconté l’histoire d’une association qui avait commencé avec un capital de 2 fr. « Avec ce capital, on a acheté un bloc de bois qui a été vendu 7 ou 8 fr. ; avec cette somme, on a acheté plusieurs blocs. Cette société est aujourd’hui la plus considérable de Paris pour la fabrication des formes. »

Supposez un moment que les ouvriers tailleurs de diamant se réunissent en société coopérative. Pensez-vous qu’ils arrivent à un résultat analogue en partant d’un capital de 2 fr. ?

Les ouvriers lunetiers produisent 60 fr. d’ouvrage avec 15 fr. de matières premières. La main d’œuvre, chez eux ajoute 75 pour 100 à la valeur du produit. Ils étaient donc dans d’excellentes conditions pour s’unir en société coopérative ; aussi ont-ils parfaitement réussi. Mais après avoir débuté sans capital (ils étaient endettés de 650 fr. en 1849), ils ont compris la nécessité d’appeler l’argent à leur aide. Écoutez la déposition de M. Delabre : « L’apport social a été fixé à 300 fr., mais nous avons reconnu que cela ne suffisait pas. De nouveaux associés sont venus et l’apport social a été porté à 1 000 fr., puis à 5 000 et à 10 000 fr. ; nous pensons même à le porter à 15 000 fr. Nous avons fait cette année (1866) pour plus de 600 000 fr. d’affaires. » Ils font 600 000 fr. d’affaires, mais leur fonds social est de 300 000 fr. (Déposition de M. Muneaux.)

Le travail des tourneurs en chaises, comme celui des formiers et des lunetiers, ajoute une plus-value considérable à la matière première. Une société coopérative, fondée par eux en 1848, a réuni jusqu’à cent sept membres, qui faisaient pour 200 000 d’affaires avec un capital de 60 000 fr. Sur ces cent sept associés, il n’en restait que onze en 1866, et la déposition, très-intéressante d’ailleurs, de l’honorable M. Surugue ne nous explique pas suffisamment la cause de ce déchet. Je suis tenté de croire que l’individualisme (passez-moi le mot) détachera souvent les ouvriers français de l’association la plus lucrative.

Les avocats de la production en commun opposent à toutes les critiques le succès vraiment beau de la société coopérative des maçons. La société des maçons de Paris, comme la société des libres pionniers de Rochdale, représente l’idéal de la coopération triomphante.

J’avoue qu’il est difficile de ne pas admirer le succès de la société coopérative des maçons. Quatre-vingts paires de bras associées pour un rude travail, arrivant par leurs propres forces à terminer des travaux gigantesques comme la nouvelle gare d’Orléans, c’est véritablement un miracle de l’énergie humaine.

Mais ces bras ne sont point une force aveugle ; ils sont disciplinés, soumis à la direction toute-puissante de deux ou trois hommes supérieurs. Lisez la déposition de M. Cohadon, gérant de cette société, et vous croirez entendre la parole d’un patron très-instruit et très-distingué en tout genre.

Si les maçons de la rue Saint-Victor se sont constitués en république, ils ont eu soin de se donner des présidents de premier choix. Quoique les travaux de construction soient de ceux où la main-d’œuvre a plus de prix que la matière première, la société ouvrière des maçons s’est bien gardée de rompre avec le capital. Elle s’est fait un capital social de 300 000 fr. ; la part de certains membres est de 2 000 fr. et même de 10 000, et comme les travailleurs associés ne pouvaient pas réaliser 300 000 fr. par voie de cotisation, ils n’ont pas hésité à s’annexer les capitaux bourgeois. Dans cette société prospère, « le capital a sa fonction à côté du travail, et il vient alors en partage avec la main-d’œuvre. » C’est M. Cohadon qui parle ; un patron ne dirait pas mieux. Dans le partage des bénéfices, le 60 pour 100 sont attribués au travail, et 10 pour 100 au capital. N’est-ce pas une proportion parfaitement équitable ? Les sociétaires ouvriers reçoivent un salaire fixe réglé sur la quantité et la qualité de leur travail ; ils ont ensuite une part dans les bénéfices, comme ils auraient à se partager les pertes en cas de malheur. Cette société coopérative vous paraîtra d’autant moins révolutionnaire que vous l’étudierez de plus près. Elle sanctionne les droits du capital, elle admet le salaire, elle rétribue les travailleurs en raison de leurs services et paye le gérant plus cher que le manœuvre, sans le considérer comme un parasite. C’est un patron à quatre-vingts têtes, qui raisonne et défend ses intérêts comme tous les autres patrons. Elle emploie des centaines d’ouvriers, cette société coopérative, et elle leur paye un salaire fixe, ferme, définitif, qui n’est nullement un acompte sur le produit du travail. Seulement ces ouvriers portent le nom flatteur d’auxiliaires. Rien n’est plus contradictoire aux principes de la coopération théorique. Mais écoutez M. Cohadon, qui est un esprit pratique : « Voici pourquoi il est impossible de ne pas employer des auxiliaires : on ne peut refuser de satisfaire la clientèle quand elle vous offre des travaux ; sans cela, on la perd. En principe, une association ne doit faire travailler que ses membres ; mais dans la pratique cela est matériellement impossible. Il est également impossible d’assurer aux auxiliaires une part des bénéfices. D’abord est-on bien sûr d’avoir toujours des bénéfices ? Et s’il y a des pertes, les auxiliaires devront-ils, pourront-ils en prendre leur part ? Et puis est-il possible de donner aux auxiliaires un droit d’immixtion dans les affaires de la société ? Comment établir leur quote-part ? Comment justifier la bonne foi ? Il n’est pas admissible que ceux qui ne prennent point leur part des pertes, prennent leur part des bénéfices.

Je ne suis pas fâché d’entendre un ouvrier de bon sens parler ainsi et tourner contre ses salariés les éternels arguments du patronage. Il n’y a pas un chef d’usine qui n’ait tenu vingt fois le discours de M. Cohadon pour réfuter les exigences de ses ouvriers. Si l’ouvrier lui-même, aussitôt qu’il devient une fraction du patron, adopte les idées de notre bonne vieille économie sociale, c’est que nous sommes dans le vrai. Je suis heureux d’enregistrer cet hommage rendu par la coopération elle-même au principe fondamental du patronage.

Voici comment M. Blaise (des Vosges), qui est un économiste très-compétent, s’est exprimé à ce sujet devant le commissaire d’enquête :

« Au point de vue légal, les opérations des sociétés de production sont identiques à celles des patrons ; au point de vue moral, elles procèdent à peu près de la même manière. Comme eux, elles emploient des salariés, nommés auxiliaires, ne les payent pas davantage et ne leur assurent pas de travail permanent ; les ouvriers se plaignent même d’être plus mal traités par elles que par les patrons ordinaires. Ces sociétés, lorsque leurs membres possèdent les rares qualités commerciales, techniques et hiérarchiques qui permettent le succès, profitent à ceux qui les forment ou qui y sont admis par la suite ; mais elles représentent seulement des patrons de plus, et bien qu’elles puissent se multiplier encore beaucoup, comme elles ne comprendront jamais qu’une fraction minime de la classe ouvrière, elles ne sont pas appelées à exercer une influence sérieuse sur la condition économique des masses. »

Je ne vais pas tout à fait si loin, mais j’ai peur que dans les sociétés de production il y ait beaucoup d’appelés et peu d’élus.

L’honorable M. Chabaud, président de la commission des délégations ouvrières à l’Exposition universelle de 1862, et fondateur de plusieurs associations coopératives, est d’avis que « les sociétés de production pourraient bien finir par supprimer le patronage, mais qu’il y en a encore pour longtemps. »

Je le crois d’autant plus volontiers que M. Chabaud nous dit lui-même : « Pour qu’une société réussisse, il faut qu’elle ait à sa tête un homme d’une intelligence supérieure, d’une honorabilité à toute épreuve, d’une abnégation sans égale. Il est souvent difficile de rencontrer un tel homme. »

Assurément, et tous ceux que l’on rencontre, on devrait les tirer de l’atelier pour en faire des députés, des préfets, des sénateurs, des ambassadeurs et des ministres.

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