XXVII Deux cœurs de femme

La Déroute ne fit qu’une traite de Paris à Douai, où l’armée s’était transportée. M. de Luxembourg avait poussé du côté de la Belgique par le Limbourg. Pierre fut la première personne à laquelle la Déroute put apprendre la mésaventure arrivée à Belle-Rose. Pierre, à l’audition de ce récit, jeta son mousquet contre terre avec tant de violence, qu’il en rompit la crosse.

– Cours chez l’Irlandais, je cours chez M. de Nancrais, lui dit-il.

M. de Nancrais songea à M. de Luxembourg ; Cornélius songea à Mme de Châteaufort. L’un connaissait l’honneur du gentilhomme, l’autre avait mis à l’épreuve le cœur de la femme. Deux heures après, M. de Nancrais partait pour le Limbourg et Cornélius pour Arras. Au nom de Cornélius Hoghart, Mme de Châteaufort donna ordre d’introduire le jeune Irlandais auprès d’elle. La duchesse se tenait au fond d’un oratoire où pénétrait un jour douteux ; elle était vêtue d’une longue robe sans ornement qui cachait son cou et ses bras. Son visage avait les teintes mates de l’ivoire, et deux cercles bleuâtres s’arrondissaient sous ses paupières alanguies. Un pâle sourire entr’ouvrit ses lèvres à la vue de Cornélius.

– Qui vous amène ? lui dit-elle ; allez-vous me donner la joie de penser que je puis vous être bonne à quelque chose ?

– Non, pas à moi, mais à un autre, madame.

– Parlez ! reprit la duchesse, qui avait le nom de Belle-Rose à la bouche et n’osait le prononcer.

– Belle-Rose est arrêté.

– Arrêté ! dites-vous ? s’écria Mme de Châteaufort en attachant ses regards effarés sur Cornélius.

Cornélius lui raconta les circonstances qui avaient précédé et accompagné cette arrestation. Mme de Châteaufort l’écoutait les mains jointes. Quand elle apprit que Belle-Rose avait été conduit à la Bastille, elle frissonna.

– C’est un lieu terrible : les uns en sortent pour perdre la vie, d’autres y restent pour mourir.

– Il faut l’en tirer, madame, et l’en tirer vivant.

– Certes, je m’y emploierai de toutes mes forces, mais suis-je bien sûre de réussir ?

– Vous ? mais vous l’avez sauvé de la mort déjà. Vous le sauverez bien de la prison.

Mme de Châteaufort secoua la tête.

– J’étais puissante alors, et ce n’était qu’un soldat, dit-elle ; j’ai perdu mon crédit, et c’est maintenant un criminel d’État.

– Lui ! fit Cornélius épouvanté.

– Oh ! vous ne savez pas, vous, ce que c’est que la cour et comme on y transforme les innocents en coupables. Vous ne savez pas quel homme c’est que M. de Louvois : farouche, violent, impérieux, il hait qui le blesse, et ce n’est pas lui qui pardonnera jamais à Belle-Rose.

– Qu’il ne lui pardonne pas, mais qu’il lui rende sa liberté. Il n’osera pas vous la refuser, à vous.

– Non, peut-être, si j’étais encore ce qu’on m’a vue, jeune, belle et puissante. Regardez-moi, reprit la duchesse en souriant tristement à son image réfléchie par une glace, et dites-moi si je suis celle que vous avez connue il y a trois mois ! J’ai quitté la cour, je n’ai plus rien demandé, d’autres sont venues et je suis oubliée… Oh ! ne dites pas non, on oublie vite autour d’un roi !

– Que faire alors ? que faire ? s’écria Cornélius.

– Tout tenter et prier Dieu. J’irai trouver M. de Louvois, je lui parlerai et ne le quitterai qu’après avoir tout épuisé. Pour si triste et si abattue que je sois, je me souviens toujours que je suis Mme de Châteaufort.

À cet élan d’une âme fière jusque dans sa détresse, Cornélius sentit luire en son cœur un rayon d’espérance.

– Vous le sauverez ! s’écria-t-il.

– Oh ! reprit-elle, j’irais jusqu’au roi s’il le fallait avant de le laisser périr. Mais, tenez, je serais bien plus sûre de sa vie si quelque femme en crédit à la cour s’intéressait à son sort.

– Une femme ? dit Cornélius.

– Oui, reprit Geneviève ; si les femmes ne peuvent pas grand’chose sur l’esprit de M. de Louvois, elles peuvent tout sur l’esprit du roi. M. de Luxembourg est compromis, son crédit n’est pas encore assis… Il ne nous sera d’aucun secours… ni M. de Condé non plus… Une femme, à elle seule, ferait plus que tous deux ensemble.

– Mais vous, madame, vous ? s’écria Cornélius.

– Oh ! moi je suis disgraciée… mon mari n’est plus rien, et l’on ne sait même plus mon nom.

– Après vous, madame, répondit Cornélius, je ne connais que Mme d’Albergotti.

– Mme d’Albergotti ! répéta Geneviève en tressaillant de la tête aux pieds.

– Elle-même, qui a été l’amie de Belle-Rose et la protectrice de sa sœur.

Mme de Châteaufort avait incliné son front sur sa belle main. Après une minute de silence, elle reprit :

– Eh bien ! il faut que Mme d’Albergotti aille elle-même trouver le roi, il le faut.

Le nom de Mme d’Albergotti semblait déchirer les lèvres de Mme de Châteaufort ; elle était fort pâle et parlait avec une émotion extraordinaire.

– Mme d’Albergotti est à Compiègne, auprès de son mari, à qui son état de souffrance n’a pas permis de se rendre jusqu’à Paris, dit Cornélius ; c’est au moins ce que me mande une jeune personne attachée à madame la marquise.

– En allant à Paris pour voir M. de Louvois, je passerai par Compiègne et verrai d’abord Mme d’Albergotti.

Mme de Châteaufort se leva après ces mots et congédia Cornélius.

Au moment où le gentilhomme irlandais se retirait, elle lui prit la main et la lui serra fortement.

– Comptez sur moi, quoi qu’il arrive, dit-elle.

Au récit que M. de Nancrais lui fit de l’arrestation de Belle-Rose, M. de Luxembourg manifesta une grande douleur.

– Je ne sais pas encore si je puis beaucoup, dit le duc au colonel, mais croyez que tout ce que je pourrai est acquis à Belle-Rose. Je verrai le prince de Condé et m’entendrai avec lui sur cette affaire. Le plus triste est que M. de Louvois me hait. Mon nom est une méchante recommandation auprès du ministère.

– Et le roi ?

– Le roi attend ; il ne m’a pas encore éprouvé. Si je ne jouais que mon épée et mon rang, je n’hésiterais pas une minute à me rendre à son quartier ; mais j’exposerais Belle-Rose à tout le ressentiment de M. de Louvois sans avoir la certitude de pouvoir l’en garantir. Il n’est encore que prisonnier ; ne nous hâtons pas, de peur qu’on ne le traite en criminel. Mais, je vous l’ai dit, comptez sur moi.

Mme de Châteaufort ne perdit pas de temps et partit dans la nuit pour Paris. À son passage à Compiègne, le lendemain, elle se fit indiquer la demeure de Mme d’Albergotti et s’y rendit. Mme d’Albergotti quitta son mari pour la recevoir. Elle semblait fatiguée par de longues veilles et souffrante d’un mal secret. Geneviève se prit à la considérer un instant, cherchant à dominer son émotion. Au nom de Mme de Châteaufort, Suzanne avait étouffé un cri de surprise. Toutes deux se connaissaient sans s’être jamais parlé. L’une avait lu dans le cœur de Belle-Rose, l’autre avait su comment et dans quelles circonstances était mort M. d’Assonville.

– Que désirez-vous de moi, madame ? dit Suzanne, dont l’esprit ferme et honnête avait su le premier commander à son trouble.

– Madame, répondit Geneviève, un malheureux accident a frappé une personne pour laquelle vous professez des sentiments d’amitié : Belle-Rose a été arrêté.

Mme d’Albergotti pâlit à ces mots.

– Il a été arrêté par ordre de M. de Louvois et conduit à la Bastille, continua Mme de Châteaufort.

Mme d’Albergotti appuya la main sur son cœur et chancela. Le froid de la mort l’avait saisie. Mais Mme de Châteaufort était devant elle, Suzanne se roidit contre le mal.

– Je ne cherche pas à dissimuler la douleur que me cause cette nouvelle, vous la voyez assez, madame, dit-elle. M. Jacques Grinedal était des amis de ma famille et des miens ; mais quelque part que je prenne à son infortune, que puis-je faire pour lui ?

– Il est en prison, la mort le menace, et vous me demandez ce que vous pouvez faire pour lui ? s’écria la duchesse avec explosion.

Suzanne regarda Mme de Châteaufort et attendit.

– Mais vous pouvez le sauver ! reprit Geneviève.

– Moi, madame ? et comment le pourrai-je ? Parlez, et si l’honneur me le permet, je suis prête.

– Vous avez été présentée au roi… L’avez-vous été ? continua Mme de Châteaufort rapidement.

– Je l’ai été au camp de Charleroi, par M. d’Albergotti.

– Sa Majesté a pour le marquis une estime toute particulière, dit-on ?

– Sa Majesté a bien voulu lui en donner l’assurance en lui remettant le gouvernement d’une place considérable.

– Eh bien ! madame, la vie de Belle-Rose est dans les mains du roi, lui seul peut l’arracher des mains de M. de Louvois. Courez à Lille, et obtenez qu’il intervienne entre Belle-Rose et le ministre.

Suzanne sentait son cœur se briser. Elle voyait la grâce de Belle-Rose suspendue à sa décision et restait muette.

– Il est à la Bastille ! qu’attendez-vous, madame ? dit Geneviève.

– M. d’Albergotti est ici, dit Suzanne d’une voix mourante.

– Mais c’est de Belle-Rose qu’il s’agit ! Me comprenez-vous ? Quoi ! tant de malheur sur sa tête et tant d’indifférence dans votre cœur !

Suzanne leva vers le ciel ses yeux remplis de larmes.

– Il vous aime et vous hésitez ! reprit Geneviève.

– C’est parce qu’il m’aime que je n’hésite plus ! s’écria Suzanne en relevant la tête : il faut que je reste digne de cet amour. Lui-même me repousserait si je quittais cette maison où l’honneur me retient. Si j’étais libre, je serais près de lui ; mariée, je reste où est mon mari.

– Voilà donc comme vous l’aimez, ô mon Dieu ! s’écria Geneviève, les mains tendues vers le ciel et le regard étincelant ; s’il m’avait aimée comme il vous aime, j’aurais tout oublié, moi, tout !

– Chacune a son cœur, dit Suzanne ; Dieu nous voit et Dieu nous juge.

– Oh ! vous ne l’avez jamais aimé !

– Je ne l’ai pas aimé ! s’écria Suzanne qui se tordait les mains de désespoir ; mais savez-vous que depuis mon enfance ce cœur n’a pas eu un battement qui ne soit à lui, que sa pensée est tout ensemble ma consolation et mon tourment, que je n’existe que par son souvenir, que je l’aime si profondément que je ne voudrais pas lui apporter une vie où l’ombre d’une faute eût passé, une âme que le souffle du mal eût ternie ; que je veux rester forte et pure pour qu’il se souvienne de moi. Je ne l’aime pas, dites-vous ? Mais laquelle de nous deux l’aime le mieux ? Si c’était la volonté de Dieu que je fusse à lui, ma main s’unirait à la sienne sans trouble et sans remords ; il lirait dans ma vie comme dans une eau limpide… Vous dites que je ne l’aime pas ! il a aimé et j’ai souffert, il a oublié et je me suis souvenue !… Je vis dans ma maison comme dans un cloître… Je prie et je pleure… je suis dans le monde comme si le monde n’existait pas… Ma vie s’écoule entre Dieu que j’invoque et un malade que je console… Je n’ai ni joie, ni repos, ni contentement !… Je me suis fait du mariage un tombeau, et vous dites que je ne l’aime pas !

Jamais Suzanne n’avait parlé avec cette exaltation ; Geneviève la regardait avec surprise et se sentait touchée jusqu’aux larmes à l’aspect de ce visage où se reflétaient tous les tourments et tous les sacrifices d’une âme un instant dévoilée. Geneviève tomba sur ses genoux.

– Vous l’aimez ! vous l’aimez ! mon Dieu ! Que suis-je auprès de vous ?

Quand Suzanne retourna auprès de M. d’Albergotti, elle était fort pâle ; ses yeux rougis gardaient encore les traces des larmes qu’elle avait versées.

Le malade lui prit la main.

– Vous pleurez, Suzanne, lui dit-il.

Suzanne s’efforça de sourire, mais ses forces étaient à bout ; elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer comme un enfant. M. d’Albergotti laissa passer les premiers sanglots sans l’interrompre, puis, quand Suzanne fut un peu calmée, il reprit :

– Que vous est-il arrivé ? N’êtes-vous pas ma compagne, une compagne que je chéris comme ma fille ? Parlez, Suzanne.

– Oh ! vous êtes secourable et bon ! s’écria madame d’Albergotti, qui se pencha sur la main de son mari et l’embrassa pieusement.

– Je suis vieux, voilà tout, reprit M. d’Albergotti avec un doux sourire : les passions n’ont plus guère le pouvoir de m’agiter, et je sais d’ailleurs qu’il ne peut rien sortir que d’honnête de votre cœur. Confiez-moi ce que vous avez.

– Oh ! dit Suzanne d’une voix tremblante, c’est une triste chose : un bon jeune homme, qui a été le compagnon de mon enfance, le fils de cet honnête Guillaume Grinedal que vous avez vu à Malzonvilliers, le frère de Claudine, a été arrêté et conduit à la Bastille… On dit qu’un danger le menace.

– Que pouvons-nous pour lui ?

– On dit que je puis tout, continua Suzanne à qui les larmes revenaient aux yeux ; on m’a demandé d’en informer Sa Majesté, et que c’était un sûr moyen d’obtenir la grâce de Belle-Rose.

– Pourquoi n’êtes-vous point partie ?

– Oh ! monsieur ! vous êtes mon mari, et vous souffrez ! Le pouvais-je ?

– Vous êtes une honnête et digne femme, murmura M. d’Albergotti en posant sa main sur le front incliné de Suzanne ; me pardonnerez-vous un jour de vous avoir ravi le bonheur qui vous était dû ?

Suzanne releva ses paupières gonflées de pleurs et regarda son mari avec une touchante expression de reconnaissance.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ? dit-elle ; n’avez-vous pas été plein de tendresse pour moi et ne m’avez-vous pas aimée et protégée ?

M. d’Albergotti sourit tristement.

– J’étais près de la maison de Guillaume de Grinedal, un soir qu’un jeune homme se mourait de désespoir entre deux jeunes femmes qui pleuraient. L’une avait le costume d’une villageoise, l’autre portait le voile de mariée.

À ces mots, Suzanne effarée tomba sur ses genoux, elle cacha son visage dans les plis du drap.

– Pardonnez-moi, mon Dieu ! pardonnez-moi ! dit-elle d’une voix brisée par les sanglots.

– Et qu’ai-je à vous pardonner, pauvre femme ? Oui, j’ai bien souffert ce soir-là… Si votre main était à moi, votre cœur était à un autre !… Mais ne vous êtes-vous pas dévouée à consoler ma vieillesse ? ne vous ai-je pas toujours trouvée près de moi, tendre, affectueuse et charitable ?… Si j’ai souffert, c’est parce que je vous savais malheureuse ; si vous m’avez vu triste, c’est parce que j’avais brisé votre espérance et flétri votre jeunesse ! Vous êtes demeurée sainte et pure comme je vous ai trouvée ; qu’ai-je donc à vous pardonner ?

Suzanne, agenouillée au bord du lit, pleurait sur les mains tremblantes de M. d’Albergotti. Elle était sans voix pour répondre, mais la bonté du vieillard entrait dans son cœur et la remplissait à la fois de reconnaissance et d’affliction.

– Relevez-vous, Suzanne, lui dit M. d’Albergotti… Encore un peu de courage et de résignation… Vous serez libre bientôt.

– Oh ! monsieur ! fit Suzanne avec un doux accent de reproche.

– Laissez faire la volonté de Dieu, pauvre affligée ; il n’y a point d’amertume dans mes paroles, reprit le vieil officier ; je n’ai plus d’avenir ; il faut que la jeunesse aille à la jeunesse. Relevez-vous, Suzanne, et mettez tout votre espoir en Dieu.

Tandis que ces choses se passaient à Compiègne, Mme de Châteaufort poussait droit sur Paris. Elle ne descendit de voiture que pour monter chez M. de Louvois. Aux premiers mots qu’elle lui toucha de l’affaire qui l’avait amenée à Paris, le ministre l’arrêta.

– Belle-Rose vous doit la vie une fois déjà… Il ne vous devra pas autre chose.

Mme de Châteaufort laissa échapper un geste d’étonnement.

– Oh ! reprit M. de Louvois, la mémoire est une des servitudes de ma profession : je n’oublie rien. Le nouveau crime de Belle-Rose n’est pas de ceux pour lesquels on décapite un homme, mais il est suffisant pour qu’on en retienne dix en prison leur vie durant. Il est à la Bastille, il y restera.

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