XIV L’Agonie

Le coup de pistolet tiré par Belle-Rose avait réveillé quelques gardes ; ils accoururent et trouvèrent celui qu’ils appelaient M. de Verval occupé à étancher le sang d’un homme qui semblait mort déjà, tant il était immobile et froid. Deux d’entre eux couchèrent le blessé sur un brancard, un autre courut chercher un chirurgien, et Belle-Rose, aussi pâle que M. d’Assonville, le fit déposer dans ce même pavillon où, dans les terreurs d’une nuit d’incendie, Mme de Châteaufort et lui s’étaient rencontrés. Quelques tressaillements convulsifs indiquaient seuls que M. d’Assonville n’était pas mort encore. La marche avait rouvert les plaies, et le sang s’échappait sur le satin du sofa. La douleur de Belle-Rose était calme, mais effrayante à voir. Quelques larmes tombaient goutte à goutte de ses paupières. Lui qui aurait payé de sa vie le bonheur de sauver M. d’Assonville, il le voyait expirer sous ses yeux et pour lui ! Il allait du sofa où gisait le moribond à la porte où se pressaient des gardes et des laquais, écoutant si le chirurgien n’arrivait pas. Les minutes lui semblaient longues comme des nuits sans sommeil.

Les linges qu’il serrait autour des blessures s’imbibaient de sang, les lèvres se décoloraient, les yeux semblaient s’éteindre. Belle-Rose jetait des regards désolés vers le ciel, puis baisait la main de d’Assonville. Enfin, le chirurgien parut. À l’aspect de cette tête blême affaissée sur les coussins, et déjà marbrée de teintes livides, ses sourcils se touchèrent un instant. Belle-Rose retenait son souffle, les gardes étaient silencieux, on entendait frémir le feuillage autour du pavillon. Après avoir tâté le pouls du moribond en écoutant le bruit de sa respiration, le chirurgien tira sa trousse, essuya sur du cuir les instruments d’acier dont l’éclair éblouit le regard de Belle-Rose, et sonda les deux blessures. Le contact du fer fit tressaillir M. d’Assonville, un soupir entr’ouvrit sa bouche ; le chirurgien poursuivit son œuvre, faisant disparaître l’acier entre les chairs rougissantes. M. d’Assonville s’agita, ses yeux se ranimèrent, il fit un effort pour saisir la main qui le tourmentait.

– Assassin ! dit-il, et sa tête retomba sur l’oreiller.

Ce mot glaça le cœur de Belle-Rose, mais un rayon d’espérance avait lui dans les ténèbres de son épouvante au réveil de M. d’Assonville. Le chirurgien retira la sonde et posa le premier appareil. Son visage avait l’impassibilité du marbre. Cependant M. d’Assonville reprenait lentement l’usage de ses sens ; la lumière renaissait sous ses paupières soulevées ; de puissants cordiaux avaient rendu au sang son cours naturel. Il tourna ses regards vers l’assemblée, vit Belle-Rose, sourit et lui tendit la main. Belle-Rose la prit et tomba sur ses genoux, bénissant Dieu.

– Je t’avais vu, mon ami, dit tout bas M. d’Assonville, mais je croyais rêver. Au moins ne mourrai-je pas seul !

– Mais vous ne mourrez pas, capitaine ! s’écria le soldat.

– Bah ! mieux vaut aujourd’hui que demain ; le plus dur est fait.

M. d’Assonville rassembla ses forces et parvint à se soulever un peu ; ses joues et ses lèvres devinrent pourpres. Le chirurgien l’observait en silence.

– J’ai beaucoup de choses à te dire, mon ami, reprit le blessé ; c’est une sorte de confession ; pour m’aider à l’achever, tu as bien quelque chose à me faire boire ; j’ai la langue desséchée et la poitrine en feu.

Belle-Rose courut au chirurgien qui rangeait sa trousse dans un coin.

– Que faut-il donner à M. d’Assonville ? lui dit-il.

– Ce qu’il voudra, du lait ou de l’eau-de-vie.

Belle-Rose pâlit. Cette réponse arriva comme une balle à son cœur.

– Perdu ! murmura-t-il d’une voix étouffée.

– Croyez-vous aux miracles, monsieur ? reprit le chirurgien.

Belle-Rose le regarda, étourdi et muet.

– Si vous n’y croyez pas, je n’ai rien à dire ; si vous y croyez, espérez en Dieu. La science humaine n’a plus rien à faire ici.

Le chirurgien glissa la trousse dans la poche de son habit et prit son chapeau ; mais au moment où il allait se retirer une voix le retint.

– Monsieur le chirurgien, un mot, je vous prie.

Avec cette finesse extrême de sens dont quelques agonisants ont fourni de mémorables exemples, M. d’Assonville avait entendu la brève conversation de l’homme de l’art et de Belle-Rose ; il le rappelait.

Le chirurgien s’approcha.

– Je suis donc perdu, monsieur ? dit le blessé.

Le chirurgien hasarda un geste de dénégation ; M. d’Assonville l’arrêta.

– Vous avez parlé, et je sais tout. Votre science vous permet-elle de m’apprendre combien j’ai de temps à vivre ? Répondez sans hésiter, monsieur, vous avez affaire à un gentilhomme.

Le chirurgien prit le bras du blessé et consulta le pouls, l’œil sur sa montre.

– Vous pouvez vivre encore une demi-journée, peut-être un jour entier, si vous évitez tout effort et tout mouvement ; mais la moindre secousse vous tuera net.

– Ai-je le temps d’instruire mon ami des choses que j’ai à lui dire ?

– Si votre confession doit durer plus d’une heure, c’est tout au plus si vous aurez la force de l’achever.

– Merci, monsieur.

Quand le chirurgien fut parti, M. d’Assonville pria Belle-Rose de s’approcher.

– Les minutes valent des jours, lui dit-il, restons seuls.

Belle-Rose fit un signe de la main, chacun sortit.

– Mets-toi là, reprit M. d’Assonville, en lui montrant un fauteuil. Ma voix est faible, et je crois que cet honnête chirurgien a promis plus que je ne puis tenir. Je ne voudrais pas mourir avant de t’avoir tout dit.

– Me pardonnerez-vous, mon Dieu ! s’écria Belle-Rose, retenant avec peine les sanglots qui déchiraient sa poitrine ; ils vous ont frappé, et c’est moi qu’ils cherchaient !

– Toi ! fit M. d’Assonville étonné.

– Ne suis-je pas déserteur ?

– Bah ! on arrête un déserteur, on ne l’assassine pas. Si quelque remords te poursuit, calme ta conscience ; j’ai reconnu l’ennemi… c’est bien moi qu’il attendait.

– Vous l’avez vu ! Son nom, dites son nom ; que je vous venge au moins !

– Me venger ! et pourquoi ? C’est peut-être un service qu’il m’a rendu… Il était masqué ; mais, dans la chaleur de l’action, son masque est tombé… Je ne l’ai vu qu’une minute, et je l’ai reconnu. – Souviens-toi de M. de Villebrais ! s’est-il écrié, et il s’est enfui.

– M. de Villebrais ! c’était moi qu’il cherchait… moi, vous dis-je ! Ne savez-vous pas que je l’ai frappé ? dit Belle-Rose.

– Une querelle d’hier aiguise-t-elle une épée comme le fait une haine de dix ans ? J’ai vu le bras… Il assassinait par ordre.

Belle-Rose frémit de la tête aux pieds.

– Laissons cela, continua M. d’Assonville avec un triste sourire ; je suis mort ; qu’importe par qui et pourquoi je suis tué ! D’autres pensées m’assiègent et mon esprit se trouble. Écoute, avant que je meure ; après, venge-moi si tu veux.

Belle-Rose prit la main de M. d’Assonville et la serra.

– Me promets-tu d’accomplir toutes mes volontés dernières ?

– Je vous le jure.

– J’y compte. M. de Nancrais, mon frère, est possesseur d’une lettre à ton adresse. Je la lui ai remise en quittant l’armée. J’avais eu connaissance de ton duel et de ta disparition, mais je te savais innocent : ma conscience me répondait de toi. Il reviendra, me disais-je, et ce que je le charge de faire, il le fera… Tu vois que je ne me suis pas trompé.

Un accès de toux arrêta M. d’Assonville ; il porta un mouchoir à ses lèvres, et le retira humide d’une écume sanglante. Sa tête se renversa sur les coussins empilés.

– Mon Dieu ! vous vous tuez ! s’écria Belle-Rose.

– M. de Villebrais m’y aide bien un peu, répondit le capitaine avec un sourire.

– Remettez le reste de vos confidences à demain ; demain vous serez plus calme.

– Mon ami, les morts ne parlent pas. Si tu veux entendre ce que j’ai à te dire, il faut que tu m’écoutes cette nuit…

Le visage de M. d’Assonville se crispa. Une rougeur brûlante couvrit ses joues, la pâleur du marbre lui succéda, et durant quelques minutes elles passèrent tour à tour des teintes mates de l’ivoire à la couleur du sang. La fièvre faisait claquer ses dents. Belle-Rose allait et venait par la chambre, se tordant les mains.

– Je souffre un peu, reprit le capitaine ; pourquoi du premier coup ne m’a-t-il pas tué ? J’étouffe, j’ai toujours soif…

Belle-Rose lui présenta une tasse pleine de lait coupé de miel. Le capitaine en but une gorgée.

– C’est une tisane que tu me donnes là ! N’as-tu pas quelque bouteille de vieux vin de Bourgogne ?

Belle-Rose tira un flacon d’une armoire et remplit un verre. Il avait toujours dans les oreilles les terribles paroles du chirurgien. Si M. d’Assonville lui avait demandé de l’eau-de-vie, il lui en aurait donné. Le blessé avala deux grands verres coup sur coup.

– À la bonne heure ! dit-il, si la mort vient, elle me trouvera debout.

Il fit un effort et s’assit. Son visage se colora subitement, ses yeux s’enflammèrent, il sourit. Dans ce moment suprême, où la vie semblait lutter contre les premières atteintes de l’agonie, les traits de M. d’Assonville s’éclairèrent d’une beauté suprême. Belle-Rose crut le voir tel qu’il était le jour où, près de l’abbaye de Saint-Georges, il quitta les cavaliers hongrois.

– Ainsi, dit le capitaine, tu feras ce que je t’ai demandé ; je pars content. Et cependant je ne l’ai pas vue ! Tu me comprends, toi qui aimes !… Partir sans que la main d’une femme toujours adorée ait pressé votre main… c’est une grande douleur !… celle-là m’était réservée… Oh ! j’ai bien souffert !… Tu ne sais pas tout, tu n’as jamais lu dans ce cœur où vivait un souvenir cher et empoisonné ; il a tari les sources de l’espérance… Quand on a aimé comme je l’ai aimée, et que la solitude vient après, il faut mourir… Je meurs !… Tu pleures ! Ai-je donc rien à regretter ? Elle avait tué mon âme avant de tuer mon corps !

L’éclat de la fièvre luisait dans les yeux de M. d’Assonville ; on y voyait passer des lueurs étranges, tandis que sur sa bouche flottait le sourire de l’égarement. Un instant il s’arrêta ; ses yeux suivirent les contours du pavillon et revinrent se poser sur Belle-Rose.

– C’est toi qui m’as ramassé, lui dit-il tout à coup, toi qui m’as porté ! Qui t’a conduit ici ?

Belle-Rose rougit.

– J’étais poursuivi, répondit le sergent, un asile m’a été offert dans ce château, je l’ai accepté.

– Une bonne action !… Prends garde, sous cet asile il y a peut-être une tombe.

Belle-Rose regardait M. d’Assonville, dont les paroles lui paraissaient inexplicables ; le teint du moribond était devenu d’une pâleur livide ; sa voix était inquiète et sourde, l’agitation de son visage extraordinaire.

– On t’a sauvé !… Un jour aussi on m’a sauvé, je fuyais… Il y a bien des années de cela… j’avais vingt ans… Une jeune fille vint à moi, me tendit la main, m’entraîna… les cris de mes ennemis se perdirent dans l’éloignement… l’ange de mon salut quitta ma main et rougit… Qu’elle était belle, mon Dieu ! Elle me cacha bien des jours… je l’aimai toute ma vie ! Elle aussi m’aima ; mes transports la ravirent, son amour m’éblouit !… Que de fois ne suis-je pas revenu dans cette retraite où pour la première fois elle m’apparut !… J’étais ivre !… sa vue mettait le ciel dans mon cœur… Si elle m’avait dit : Je veux être reine, j’aurais conquis une couronne l’épée ou le poignard à la main, j’aurais marché sur le cadavre de mon roi ! Cet amour était un abîme de joies et de délices… Un an, je m’y plongeai… j’en revins morne, sanglant, brisé… La veille, j’aurais raillé les élus dans leur éternelle félicité ; le lendemain, j’avais l’enfer dans le cœur !… Mlle de La Noue s’était mariée.

– Mlle de La Noue ! répéta Belle-Rose.

– Je l’ai nommée ? s’écria M. d’Assonville… Voilà bien des années que ce nom terrible n’est pas sorti de mes lèvres… Il est enfoui là comme dans un tombeau, ajouta-t-il en pressant sa poitrine de ses deux mains ; oublie-le… Elle s’était mariée, comprends-tu bien, et cependant elle était mère !

La sueur perlait sur le front de M. d’Assonville, et les mots venaient à sa bouche comme un râle. Belle-Rose l’écoutait, ne sachant si le délire égarait sa raison.

– Mère ! entends-tu ? elle était mère… Oh ! mon enfant ! mon Dieu, mon enfant !

La voix de M. d’Assonville s’éteignit dans les sanglots. Des larmes jaillirent des paupières de cet homme que Belle-Rose n’avait jamais vu pleurer. Une pitié profonde étreignit le cœur du soldat.

– L’infâme ! dit-il.

– Un jour le pauvre enfant me fut ravi, reprit le capitaine d’une voix brisée. Ses lèvres bégayaient à peine, et jamais, sans doute, il n’a su mon nom !

– Mais elle ? dit Belle-Rose.

– Elle ? Oh ! elle est riche, puissante, honorée ! c’est une dame si fière et si haute, que les plus grands seigneurs s’inclinent à son nom.

– Oh ! je vous vengerai ! s’écria Belle-Rose.

– Mais je l’aime, et c’est mon enfant que je veux ! lui répondit M. d’Assonville.

Le capitaine était effrayant à voir. Son visage était blanc comme un suaire, et de ses yeux enflammés tombaient de grosses larmes ; le désespoir, l’amour, la souffrance, donnaient à sa physionomie déjà marquée du sceau de la mort une déchirante et sublime expression. En ce moment, le bruit d’une voiture qui roulait dans la cour troubla le silence profond. La voiture s’arrêta ; Belle-Rose vit à travers les persiennes briller les torches des piqueurs ; le frôlement d’une robe de soie vint jusqu’à son oreille, la porte du pavillon s’ouvrit, et Mme de Châteaufort parut sur le seuil. M. d’Assonville tourna la tête, la vit et se dressa en poussant un cri terrible. À ce cri, Mme de Châteaufort s’arrêta, pâle et muette ; une terreur profonde se peignit sur son visage, tandis que ses mains frémissantes se promenaient le long de ses joues, où pendaient en longs anneaux sa chevelure dénouée. Les yeux du moribond et les siens ne se pouvaient quitter. Comme il se penchait vers elle, les bras de la duchesse s’agitèrent avec égarement. M. d’Assonville fit trois pas, blême et sanglant, leva la main vers le ciel et tomba. Belle-Rose s’élança vers lui. Il était mort. Mme de Châteaufort s’agenouilla. Le regard de Belle-Rose effaré allait du cadavre à Geneviève ; une horrible pensée glaçait son cœur, et ce regard semblait demander compte à son amante de la mort de son ami.

– Assassiné ! dit-il.

– Oh ! ce n’est pas moi ! s’écria Mme de Châteaufort.

Et les mains jointes, trempée de pleurs, elle voulut se traîner sur les genoux ; mais, brisée par l’épouvante, elle s’affaissa, et sa tête alla frapper le tapis. Belle-Rose sortit, chancelant comme un homme ivre ; une horrible pensée troublait son âme et l’envahissait. Comme il passait dans la cour, la camériste, impatiente de ce long silence, l’interrogea sur ce qui se passait dans le pavillon.

– Comment s’appelait Mme de Châteaufort avant son mariage ? lui demanda Belle-Rose d’une voix étranglée.

– Mlle de La Noue, répondit Camille, et elle entra dans le pavillon.

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