XXII La confession d’une madeleine

À la vue de la duchesse, Belle-Rose se pencha vers l’ouverture.

– La Déroute, dit-il, reste là, et qui que ce soit qui vienne, ne laisse entrer personne.

– Bien ! dit le sergent. – Et il s’assit au clair de la lune, sur le tronc d’un arbre, sa pique entre les genoux.

Quand la portière se fut abaissée, Belle-Rose s’avança vers Mme de Châteaufort, qui tremblait de tous ses membres.

– Qu’êtes-vous venue faire ici, madame, et que me voulez-vous ? lui dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme et qui tremblait.

– Je viens, dit-elle, comme un coupable devant son juge. Oh ! reprit-elle au geste de Belle-Rose, ne me repoussez pas ; si votre cœur m’a condamnée, au moins devez-vous m’entendre.

– Et qu’avez-vous à m’apprendre que je ne sache déjà, madame ?

– Toute la vérité ; je vous parlerai comme une pénitente parle au confessionnal de Dieu. Par pitié, écoutez-moi ! Ce n’est plus au nom de votre amour que je vous invoque, ajouta-t-elle d’une voix étranglée par la crainte, c’est au nom de la justice. Les condamnés n’ont-ils pas le droit de se défendre ?

Geneviève tremblait si fort, qu’elle dut s’appuyer contre un des piquets de la tente pour ne pas tomber. Le désordre et la douleur de cette femme, jadis si fière, touchèrent Belle-Rose.

– Vous le voulez ? dit-il, parlez donc. Aussi bien, moi aussi, j’ai une mission à remplir auprès de vous, et puisque vous courez au-devant de cette épreuve, je la remplirai.

– Écoutez-moi d’abord, vous me tuerez après, si c’est votre volonté, dit Geneviève.

– Prenez garde, madame, ce n’est point ici une vaine menace. Vous avez un compte terrible à rendre, peut-être allez-vous me contraindre à venger un mort !

– Le venger ? Oh ! fit-elle, vous ne le vengeriez pas en me tuant !

L’expression du regard et de la voix était si déchirante, le sens de ces paroles était si clair, que Belle-Rose se sentit remué jusqu’au fond du cœur.

– Parlez ! lui dit-il, parlez ! Vous savez bien que, quoi qu’il arrive, ce n’est pas moi qui peux vous punir !

Mme de Châteaufort prit silencieusement la main de Belle-Rose et la porta à ses lèvres. Ce baiser muet glissa comme une flamme dans les veines du jeune officier. Il sentit son courage mollir, et dégageant sa main de l’étreinte de Geneviève, il lui fit signe de s’asseoir. Geneviève s’assit ; sa tête était pâle et désespérée comme le visage de marbre de Niobé ; sa respiration était oppressée, et malgré la chaleur précoce de la saison, ses dents claquaient.

– Renoncez à cette explication, lui dit Belle-Rose ; je n’ai qu’une question, une seule à vous adresser. Votre réponse suffira.

– Vous ne saurez rien, ou vous saurez tout, reprit la duchesse avec fermeté. Vous êtes mon juge et mon maître ; écoutez-moi.

Belle-Rose connaissait trop bien Mme de Châteaufort pour se méprendre à l’accent de sa voix. Jusque dans la soumission de cette femme il y avait de la reine qui veut et sait se faire obéir. Il se tut et attendit.

– J’avais quinze ans, reprit-elle, quand je vis M. d’Assonville pour la première fois. Les guerres de la Fronde ensanglantaient alors la France. J’habitais avec ma mère, une Espagnole alliée à la famille des Médina, un château voisin d’Écouen.

– Je le connais, dit Belle-Rose.

– Un soir que je me promenais seule dans le parc, j’entendis le bruit d’une mousquetade aux environs ; la peur me prit, et je me mis à courir dans la direction du château. Tout à coup, au détour d’une allée, un officier se présente à moi ; il était pâle, effaré, sanglant. – Sauvez-moi, me dit-il d’une voix éteinte, et il roula au pied d’un arbre. – On entendait le piétinement d’une troupe de cavaliers à peu de distance. Je m’élançai vers la petite porte du parc ; mais il n’était plus temps, le chef de la bande m’aperçut.

– N’avez-vous pas vu ici un officier ? dit-il.

Dieu m’inspira le courage de mentir.

– Non, répondis-je résolument. J’ai entendu la fusillade et suis accourue pour fermer la porte.

Tout en parlant, je me sentais défaillir, mais mes yeux ne quittaient pas le cavalier.

– Ainsi, vous n’avez pas peur ? reprit-il.

– Peur !… Je suis fille de M. de La Noue, qui est bon gentilhomme.

– Bien ! c’est un des nôtres ! fit le cavalier, et il s’enfonça dans le bois.

Quand la troupe eut disparu, je poussai la porte et retournai vers l’officier, que je trouvai sur l’herbe. Il s’occupait à étancher le sang qui sortait de ses blessures.

– Vous n’avez plus rien à craindre, lui dis-je. Si vous pouvez encore marcher, appuyez-vous sur moi, et je vous aiderai à gagner un pavillon qui est ici tout près.

L’officier se leva, et, après bien des efforts, nous parvînmes à ce pavillon, qui était alors inhabité.

– M. d’Assonville m’a dit que vous l’aviez sauvé, interrompit Belle-Rose.

– Et il vous a dit aussi que je l’avais aimé ?

Belle-Rose inclina la tête.

– Ses blessures étaient nombreuses, mais peu graves, reprit Mme de Châteaufort. Avec le secours de ma nourrice et de son mari, qui m’étaient dévoués, je pus cacher et protéger M. d’Assonville. Mon père était frondeur, et je n’osais lui parler de cette aventure, n’ayant pas alors une juste idée de cette guerre. Le mystère de nos entrevues plaisait d’ailleurs à ma jeune imagination, et il m’était doux de penser que je jouais auprès d’un bel officier malheureux le rôle d’une fée secourable. Ma mère, qui était d’un caractère doux et timide, et qui aurait tout révélé à M. de La Noue, dont elle avait grand’peur, ne sut rien non plus de toute cette affaire.

M. d’Assonville guérit. Il était jeune, spirituel et beau ; il m’aima et je l’aimai. Il était encore languissant et faible, que déjà je lui appartenais. Lequel de nous était le plus coupable, de celle qui, jeune encore et sans expérience aucune, s’abandonnait à l’amour d’un malheureux qu’elle avait sauvé, ou de celui qui, de la jeune fille innocente, de son hôtesse et de sa protectrice, fit sa maîtresse ?

– N’accusez pas ceux qui sont morts, dit Belle-Rose.

– Je n’accuse pas, je raconte. Bientôt cependant, reprit Geneviève, M. d’Assonville dut s’éloigner. La guerre et les partis contraires dans lesquels mon père et lui servaient éloignaient toute pensée de mariage. Parfois il s’échappait et venait me voir au pavillon. Que de jours de deuil devaient amener ces heures d’ivresse ! Sur ces entrefaites ma mère mourut, et le désespoir que m’inspira cette mort rapide comme la foudre me révéla que moi aussi j’étais mère. Des tressaillements inconnus répondirent à mes sanglots, et ce fut en embrassant le cadavre de ma sainte mère que je sentis les frémissements de l’être qui s’agitait dans mon sein !

Tandis que Geneviève parlait, deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

– Pauvre femme ! murmura Belle-Rose, qui sentait son cœur pris dans un étau.

– Oh oui ! pauvre femme ! reprit Geneviève, car ce que j’étais alors, je ne le suis plus aujourd’hui, et ce que je suis devenue, je ne l’aurais pas été sans cette honte et ce deuil de ma jeunesse ! Le lendemain, continua-t-elle, j’écrivis à M. d’Assonville ; ma lettre demeura sans réponse ; j’écrivis encore, j’écrivis vingt fois ; le silence et l’abandon m’entouraient : je crus à son oubli, et si je n’avais pas eu la vie de mon enfant à sauver, je me serais tuée. J’étais alors sous la garde d’une tante âgée, la sœur de mon père, rude et sévère comme lui. Ma nourrice seule me voyait pleurer et me consolait. Il y avait alors au château un jeune Espagnol, mon parent du côté de ma mère, qui avait obtenu un sauf-conduit pour visiter la France. Ma tristesse l’étonnait et l’affligeait. Je compris bientôt qu’il m’aimait ; les malheureux ont besoin d’affection, et je lui vouai une reconnaissance profonde pour tous les soins dont il m’entourait. Peut-être lui étais-je même plus attachée que je ne le faisais paraître ; mais ma position me commandait une extrême réserve, et je ne lui laissai jamais voir combien j’étais touchée de son amour. On nous voyait souvent ensemble dans le parc. Ces innocentes promenades furent la cause de sa mort. Un jour que je l’attendais dans une allée où nous avions coutume de nous rencontrer, il ne vint pas. À l’heure du déjeuner, on m’apprit qu’il était sorti dans la matinée avec un jeune homme. Un garde les avait vus causer vivement et s’éloigner ensemble. Une vague inquiétude me saisit, et je me levai de table dans un état d’agitation que je ne pouvais dominer. Quand le malheur nous a touchés de son aile, on a de ces pressentiments. Une heure après, deux bûcherons rapportaient au château l’Espagnol, qu’ils avaient trouvé dans un coin du bois, la poitrine traversée d’un coup d’épée. Il n’y avait déjà plus d’espérance de le sauver. Quand il me vit, il me prit les mains entre les siennes, les embrassa et mourut. Jamais je n’oublierai l’expression de ses derniers regards ; ils étaient si tristes et si pleins d’amour, que je me mis à pleurer comme une folle. Il me sembla dans ce moment que je l’aimais aussi et que je perdais avec lui ma dernière espérance.

– Et le nom du meurtrier ? dit Belle-Rose.

– Je l’ai su plus tard ; quant à mon pauvre ami, il mourut avec son secret dans le cœur, et mon nom sur les lèvres. Trois jours après je reçus une lettre de M. d’Assonville ; elle était datée de Paris et m’apprenait que, de retour d’une mission secrète en Italie, il partait pour l’Angleterre, où l’envoyait un ordre du cardinal Mazarin. Il devait être promptement de retour et me priait de compter sur lui. On voyait bien qu’il m’aimait toujours, mais son langage était plus grave. Il ne paraissait pas, d’ailleurs, qu’il eût reçu aucune de mes lettres.

Cette mission, qui devait durer quinze jours ou trois semaines, elle n’était pas terminée encore au bout de trois mois. Mon père était revenu. Mes jours s’enfuyaient comme de sombres rêves, et la nuit je pleurais. Mes pensées allaient de Gaston à don Pèdre, – c’était le nom de mon parent ; – et je dois bien vous l’avouer, mes sympathies et mes regrets étaient à celui qui n’était plus. Il m’avait aimée et consolée ; l’autre m’avait perdue ! Il arriva un soir que le nom de M. d’Assonville fut prononcé par un gentilhomme qui était en visite chez nous. À ce nom, mon père fit éclater une colère inattendue, et j’appris que M. de La Noue avait été battu et blessé dans une rencontre avec le père de Gaston. M. de La Noue avait été humilié dans son orgueil de soldat ; la plaie était incurable. Mon avenir se voilait de plus en plus ; je ne voulais pas y penser et j’y rêvais toujours ; j’avais des heures de gaieté folle et des jours de morne désespoir. La douleur usait mon amour. Sur ces entrefaites, la cour et le parlement venaient de conclure leur alliance, et mon père m’apprit qu’il avait résolu de me marier avec un riche seigneur du parti du roi, et que je devais me tenir prête. Il me dit cela au moment de partir et le pied sur l’étrier. Quand je revins de ma surprise, M. de La Noue galopait à un quart de lieue. Cependant M. d’Assonville me fit savoir son retour, et cette nuit même je le revis au petit pavillon. À la nouvelle que j’allais être mère, il fit éclater une joie si vive, que ma tendresse se réveilla. Il m’embrassait les mains et pleurait d’ivresse à mes genoux.

– Ainsi, vous m’aimez toujours ? me dit-il.

– Oui, répondis-je, et j’étais franche alors.

– Et pendant cette longue absence que mon devoir m’a imposée, aucun autre n’a rien surpris de votre cœur ? ajouta-t-il.

– Que voulez-vous dire ? repris-je étonnée. N’ai-je pas toujours été seule ? Un instant j’ai eu près de moi un ami, un frère ; il a été bon, tendre, affectueux pour moi, il m’a consolée, et il est mort.

– Me pardonnerez-vous, Geneviève ? me dit tout à coup Gaston.

Je le regardai, effrayée déjà du son de sa voix.

– Cet ami, c’est moi qui l’ai tué ! reprit-il.

Je poussai un cri terrible à cet aveu, et j’écartai de mes mains les mains de M. d’Assonville : il me semblait y voir du sang.

– Ne me maudissez pas, Geneviève, me dit-il ; je vous aimais, j’étais jaloux. Quand j’arrivai d’Italie, à la première auberge où je m’arrêtai à Écouen, votre nom fut prononcé avec celui de don Pèdre. On disait que vous vous aimiez… Je devins fou, et la première personne que je rencontrai dans le parc, ce fut lui. Nous étions jeunes et tous deux armés… Vous savez le reste. Je partis sans vous voir… Hélas ! je vous accusais, et vous étiez mère !

Il parla longtemps, mais je ne l’entendais plus. Un bruit confus emplissait mes oreilles, mon cœur se tordait et je m’évanouis. Gaston me laissa aux mains de ma nourrice. Quand je revins à moi, un enfant pleurait à mes côtés.

– Un enfant ! répéta Belle-Rose ; c’est à lui que se rattache ma mission.

– Eh ! dit Geneviève, votre mission sera facile. Ce que vous voudrez, je le voudrai. Une fièvre ardente me cloua sur ce lit de souffrance, continua-t-elle, sur ce lit où je n’eus pour mon enfant que des baisers trempés de larmes. Je ne sais combien de temps dura ce délire ; ma nourrice écartait tout le monde de ma chambre ; ma tante, confite en dévotion, me voyait à peine une minute au retour de ses stations à la chapelle du château. J’étais en convalescence quand mon père revint. – Je vous amène un mari, le seigneur dont je vous ai parlé, me dit-il, avant de m’avoir embrassée, et il me le présenta sur l’heure.

– C’était M. le duc de Châteaufort ? dit Belle-Rose.

– Lui-même. M. d’Assonville avait disparu depuis la scène du pavillon. Il avait cru à ma trahison, à mon tour je crus à son oubli. Que vous dirai-je ? Mon père a été la seule personne devant qui j’aie tremblé. Après un mois d’hésitation, j’épousai le duc. Trois jours après, je revis M. d’Assonville ; laissé pour mort dans un combat où mon père se trouvait, il avait dû la vie aux soins charitables de malheureux paysans, qui l’avaient recueilli sur le champ de bataille. Sa douleur m’épouvanta ; ses reproches, à la fois amers et passionnés, me brisèrent le cœur. Oh ! il m’aimait bien, celui-là !… mais moi je ne l’aimais plus… La pitié quelquefois réchauffait mon âme… Hélas ! ce n’était pas la tendresse qui l’agitait, c’était le souvenir !… Nous nous rencontrions alors dans la petite maison de la rue Cassette, où j’avais établi ma nourrice. Ces rencontres étaient tour à tour douces et empoisonnées pour moi ; pour lui elles étaient enivrantes ou terribles. Parfois il se souvenait de M. de Châteaufort : moi, je me souvenais de don Pèdre. Cette vie me devint intolérable. Un jour je lui témoignai le désir que j’avais de rompre nos relations. Il résista. Je le priai avec des larmes dans la voix… Il m’offrit de m’enlever, de quitter la France, et d’aller vivre au bout du monde avec notre enfant. Cette proposition venait trop tard : je ne l’aimais plus.

– Vous refusez, me dit-il ; eh bien ! si je n’ai pas la mère, du moins j’aurai l’enfant.

Cette menace me vint au cœur. Mon enfant ! comprenez-vous cela, dites ? C’était toute ma vie, à moi, mon refuge, mon espérance, mon repos, ma joie… Ses sourires éclairaient mon désespoir… Quand j’étais lasse de vivre, je l’embrassais et j’oubliais.

– Mon enfant ! m’écriai-je, et je sentis tout d’un coup cette force et cette énergie qui avaient si longtemps sommeillé dans le cœur de la vierge. Mon enfant ! ne l’ai-je donc pas assez payé de ma honte, de mes pleurs, de mes angoisses ! L’enfant est à la mère, et vous voulez me l’arracher !… Cela ne sera pas, je vous le jure !

Le lendemain, l’enfant avait disparu. M. d’Assonville n’eut pas le temps de se livrer à de longues recherches, la guerre qui venait de se rallumer en Flandre l’obligea de quitter Paris, et je restai seule. Seule après avoir aimé ! seule ! entendez-vous ? Mon mari avait une haute position à la cour… J’étais jeune et belle… on se pressait autour de moi… je voulus oublier… je voulus tromper l’imagination… Les distractions qui s’offraient à moi, je les acceptai toutes… J’eus bien vite ma part d’influence et je m’en servis. Bientôt même j’aimai ou je crus aimer. Je fis de mon existence un tourbillon ; tous les succès, je les eus ; tous les plaisirs, je les goûtai ; les femmes m’enviaient, les hommes m’admiraient, on me croyait heureuse, et je n’étais que folle ! M. d’Assonville m’a bien souvent maudite… il ne m’a pas vue aux heures où j’étais seule ! Que de fois n’ai-je pas pleuré toute la nuit dans mon oratoire, comme une Madeleine aux pieds du Christ ! Et puis, le lendemain, c’étaient des fêtes et d’autres égarements !

Ô mon Dieu ! reprit Geneviève en sanglotant, je vous dis tout, à vous, Jacques, et vous allez me haïr, me mépriser peut-être ! Ces temps d’erreurs, je les maudis. Si mon sang pouvait les effacer, je les verserais goutte à goutte… Est-ce bien moi, la fille de ma mère, une sainte femme, qui ai pu passer par cette route-là ? J’avais le vertige et je suivais ma pente quand je vous rencontrai ! Vous en souvenez-vous, Jacques ?

– La trace du feu ne s’efface pas, dit Belle-Rose à demi-voix.

– Mon Dieu ! laissez-moi croire que vous me pardonnerez ; je ne vous demande rien qu’un peu de cette pitié que vous avez pour tous les malheureux, reprit la duchesse, s’attachant aux mains de Belle-Rose, et si vous me maudissez encore, moi je vous bénirai toujours ; oui, je vous bénirai, parce que vous m’avez tirée de cette vie misérable, parce que vous m’avez rendu l’amour, la jeunesse, la croyance ; parce que vous avez fait descendre dans mon cœur un rayon de joie et de pureté, parce que j’aime, enfin !

Geneviève, inclinée sur la main de Belle-Rose, la couvrait de ses larmes et de ses baisers. Belle-Rose la retira doucement.

– Vous pardonner ! dit-il ; je ne suis pas votre juge, et je ne puis pas vous haïr.

Geneviève tendit ses bras vers le ciel.

– Merci, mon Dieu ! dit-elle ; il ne m’a pas repoussée.

– Vous savez, reprit-elle après un instant de silence, dans quelles circonstances je vous ai rencontré. Vous aviez remis trois lettres de M. d’Assonville à la petite maison de la rue Cassette : l’une de ces lettres suppliait ; l’autre priait et menaçait tout ensemble ; la dernière ne contenait que des menaces.

– Et c’est à celle-là que vous vous êtes rendue ? dit Belle-Rose.

– Vous savez bien, Jacques, reprit la duchesse avec un accent de fierté, que la peur n’a pas d’empire sur moi. Je me rendis à cette lettre, parce qu’entre la première et la troisième, j’avais tout disposé pour mon entrevue avec M. d’Assonville, et qu’à cette entrevue notre enfant devait assister.

– Vous auriez fait cela, Geneviève ? s’écria Belle-Rose.

– J’allais le faire, quand j’appris que M. d’Assonville avait chargé une personne inconnue de le représenter. Cette découverte m’indigna ; je crus qu’il avait révélé notre secret, et je résolus d’avoir par la ruse, ou la force au besoin, les papiers qui pouvaient compromettre mon repos.

– Ainsi, vous avez soupçonné M. d’Assonville, un si loyal gentilhomme ?

– Hélas ! quand on s’habitue à pratiquer le mal, on oublie bien vite la croyance au bien. Mais, se hâta d’ajouter Geneviève, en vous faisant venir au pavillon, où je vous reçus masquée, mon projet était seulement de vous obliger à me remettre les papiers qui constataient les droits de M. d’Assonville ; sûre alors qu’il ne pourrait plus me ravir mon fils, je l’aurais rendu à sa tendresse. Déjà j’étais lasse de cette vie aventureuse où toute distraction était empoisonnée. J’étais étonnée d’avoir pu regarder avec d’autres yeux que les yeux de l’indifférence un homme qui n’avait ni grandeur dans le caractère, ni noblesse dans les sentiments… La honte me prenait au cœur !… Je vous vis, vous m’aviez sauvée, vous étiez jeune, vaillant, généreux et fier ! Vous ne savez pas combien je vous aimai tout de suite… Je voyais en vous comme dans une eau limpide, et votre vaillante nature rendait à la mienne un peu de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Je sentis renaître en moi les sources des douces pensées ! Oh ! que n’étais-je jeune fille alors ! J’eusse été digne de vous… Vous m’auriez aimée, peut-être !…

– Geneviève ! Geneviève, s’écria Belle-Rose bouleversé à cet accent, dites, ne l’avez-vous pas été ?

À ce cri, un éclair de joie illumina la tête pâle de Geneviève.

– Je l’ai été, reprit-elle ; est-ce bien vrai cela ?… Est-ce la pitié qui vous inspire cette bonne parole ou votre cœur qui vous la rappelle ? J’ai été aimée ! J’ai eu ma part de bonheur, et vous ne me maudirez pas, et vous aurez parfois mon nom sur vos lèvres ! J’ai tant souffert, si vous saviez ! j’ai tant prié et tant pleuré ! votre abandon m’avait rendu folle, votre colère me tuerait. Que faut-il que je fasse, dites ? Votre volonté sera ma loi ; parlez, et j’obéis… Mais ne me chassez pas de votre souvenir… Où que j’aille, et quoi qu’il m’arrive, faites au moins que j’emporte un mot qui me console et me relève… Vous ai-je été si chère un jour pour que vous me haïssiez toute la vie ?… Jacques ! mon ami, votre main, mon Dieu ! votre main !

Jacques prit la tête de Geneviève entre ses deux mains et la baisa au front.

– Vous avez aimé, vous avez souffert ! que Dieu vous pardonne ! dit-il.

À ce baiser, une joie inespérée emplit le cœur de Geneviève. Elle renversa sa tête en arrière et roula ses bras défaillants autour du cou de Belle-Rose.

– Mon Dieu ! je ne souffre plus, dit-elle.

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