XVII La main d’une femme

Le lendemain, à dix heures, le prévôt entra dans le cachot. Belle-Rose dormait couché sur le grabat ; après une nuit passée en pieuses exhortations, la fatigue du corps l’avait emporté sur les angoisses de l’esprit. Le prêtre priait, agenouillé sous l’image du Christ. Le prévôt frappa sur l’épaule du condamné.

– Debout, sergent, dit-il, voici l’heure.

Belle-Rose se leva soudain. Le prêtre s’avança vers lui.

– Mon père, pardonnez-moi mes fautes, lui dit le soldat en pliant les genoux.

Le prêtre leva les mains vers le ciel.

– Condamné par les hommes, je vous absous devant Dieu, dit-il ; vous avez souffert, allez en paix.

Et du doigt il traça le signe de la rédemption sur le front du patient. Puis le prêtre et le soldat s’embrassèrent. Belle-Rose portait encore les vêtements qui lui avaient été donnés par Mme de Châteaufort. Il ôta son justaucorps, qui était en drap de soie rouge avec des brandebourgs, et pria le prévôt de lui permettre d’en faire présent au geôlier ; quant à l’argent qu’il portait dans sa ceinture, il le lui remit pour être distribué aux soldats de garde.

– J’en excepte cinq louis, dit-il, que je destine aux fusiliers ; je leur dois bien quelque chose pour la peine.

Un lieutenant en grande tenue parut sur le seuil de la porte.

– Sergent Belle-Rose, en avant ! dit-il.

Vingt canonniers en tenue de campagne attendaient le condamné. Tous étaient mornes, et tous baissèrent les yeux au moment où Belle-Rose parut, accompagné du prêtre qui se tenait à sa droite. Le lieutenant lui-même paraissait ému et mâchait ses moustaches. Belle-Rose salua l’officier d’abord, puis les soldats, dont les rangs s’ouvrirent pour le recevoir. Le signal fut donné, et la troupe se mit en marche. Le sergent portait une veste de moire blanche à réseaux d’or qui serrait sa taille et rehaussait sa bonne mine ; sa tête était nue, et ses cheveux, qu’il avait très longs, flottaient en boucles autour de son cou. Une moitié de la compagnie était rangée en dehors de la caserne des canonniers, sous les ordres du premier lieutenant. Elle s’aligna et prit le chemin des remparts. Un silence profond régnait dans les rangs. De temps à autre, un soldat toussait et portait la main à ses yeux. Belle-Rose souriait à ses camarades. Les rues par où le cortège s’avançait étaient pleines de monde ; on en voyait partout, le long des maisons, devant les portes, aux fenêtres, sur le pas des boutiques. Tous les regards cherchaient le condamné, mille exclamations sortaient du milieu de la foule, la pitié se lisait sur tous les visages. La démarche de Belle-Rose était assurée et sa figure calme et fière ; un mélancolique sourire effleurait sa bouche. En le voyant si jeune et si beau, le peuple s’émouvait : les femmes surtout, dont le cœur est plus tendre, exprimaient tout haut les sentiments de commisération qui baignaient leurs paupières de larmes inaperçues.

– Qu’il est jeune et qu’il est beau ! disaient-elles. Aura-t-on bien le courage de le tuer ?

Et celles qui le plaignaient ainsi se haussaient sur la pointe des pieds pour le voir plus longtemps. Belle-Rose entendait toutes ces paroles, saisissait tous ces regards, ils arrivaient à son cœur, l’attristaient et le consolaient à la fois. Plusieurs dames étaient penchées sur un balcon, au coin d’une rue ; l’une d’elles, qui tenait une rose à la main, la laissa choir en faisant un geste de pitié. Belle-Rose ramassa la fleur, et, la portant à ses lèvres, salua la dame. Quelques-unes des personnes qui étaient sur le balcon, tout émues et sans penser à ce qu’elles faisaient, s’inclinèrent à leur tour. Quant à la dame à qui la fleur avait appartenu, elle se couvrit tout à coup le visage de son mouchoir, et se mit à pleurer. Le cortège marchait toujours ; mais Belle-Rose tourna la tête jusqu’à ce qu’il eût dépassé l’angle de la rue pour voir encore la femme, qui était jeune et jolie.

– Pensez aux choses du ciel, mon fils ! lui dit le prêtre, qui avait suivi ce regard.

– Oui, mon père, mais j’ai vingt ans ! répondit Belle-Rose avec un doux sourire.

La voix du soldat semblait dire : Le ciel est si loin et la terre est si belle !

Le bon prêtre soupira.

– C’est le démon qui vous tente ! reprit-il.

– Non, mon père, c’est mon cœur qui se détache.

Tous les charmants visages de femmes qu’il voyait rappelaient à Belle-Rose ou Suzanne ou Geneviève. Au détour de la rue, le prêtre lui montra le ciel ; le patient y porta les yeux, car il n’apercevait plus le balcon. Le cortège avançait lentement au milieu de la foule qui grossissait de minute en minute. Cependant il atteignit la porte de la ville et se dirigea vers un champ de manœuvres, où mille ou douze cents hommes étaient rangés en bataille. M. de Nancrais était à cheval à la tête de sa compagnie. Les armes étincelaient au soleil, et tout le peuple de Cambrai couvrait le talus des remparts et les abords du champ de manœuvres. Quand le cortège parut hors des portes, le tambour battit aux champs, les officiers tirèrent l’épée, et la troupe porta les armes. Belle-Rose leva son front un instant incliné sous le poids des souvenirs, et promena un regard ferme sur les rangs des soldats, où mille éclairs scintillaient. Au moment où son escorte pénétrait dans l’enceinte fatale, un bruit confus s’éleva du milieu de la foule, mille têtes s’agitèrent, et des cris lointains retentirent tout à coup. Le peuple qui sortait de Cambrai se précipita de toutes parts, et ses flots pressés vinrent battre le détachement qui conduisait Belle-Rose.

– Grâce ! grâce ! criait-on, et ce mot seul dominait la rumeur immense qui se faisait.

Croyant qu’on voulait délivrer le prisonnier par la violence, le lieutenant qui commandait l’escorte ordonna de serrer les rangs et d’apprêter les armes. Mais au moment où l’ordre allait être exécuté, on vit s’élancer par la porte de Cambrai un homme à cheval. L’homme était tout couvert de boue et de poussière ; le cheval haletait, et ses flancs, blancs d’écume, étaient tout tachetés de gouttes de sang. Le cavalier, n’ayant plus de voix pour crier, brandissait en l’air un papier scellé de cire rouge. La foule s’écartait sur son passage avec mille cris de joie, et le cavalier arrivait au galop, tandis que M. de Nancrais courait, l’épée à la main, vers le cortège dont les rangs s’ouvrirent. Le cheval passa comme la foudre et vint tomber aux pieds du major ; mais déjà le cavalier, debout, présentait le papier timbré du grand sceau royal. Les officiers se groupèrent autour du major ; la foule se tut, et mille soldats, oubliant la discipline, penchèrent la tête en avant. Ils ne pouvaient rien entendre, et ils écoutaient. Le désordre était partout. Tout à coup le cercle des officiers se rompit, et M. de Nancrais, tenant le papier d’une main et son chapeau de l’autre, partit ventre à terre. En un instant, il fut devant le front du détachement et s’arrêta. Son visage, une heure avant si morne, rayonnait. Il agita son chapeau dans les airs, et, d’une voix tonnante, cria : Vive le roi ! On ne savait point encore de quoi il s’agissait, et tous les soldats et tout le peuple répondirent tous à la fois, et le cri de : Vive le roi ! roula comme un coup de tonnerre des remparts aux campagnes. Puis le silence se fit partout. On entendait l’alouette chanter au fond du ciel. M. de Nancrais se dressa sur ses étriers.

– Sergent Belle-Rose, approchez ! s’écria-t-il.

Belle-Rose fit dix pas en avant.

– Jacques Grinedal, dit Belle-Rose, sergent dans la compagnie des canonniers, continua M. de Nancrais, le roi notre maître, par une marque toute-puissante de sa bonté, te quitte et décharge de la peine de mort que tu as encourue pour crime de désertion, et permet que tu reprennes l’habit et les insignes de ton grade. Ainsi soit fait selon sa volonté ! Vive le roi !

Toute la troupe répéta ce cri en mettant les chapeaux au bout des fusils, et la foule battit des mains avec des transports de joie. Il ne tenait qu’à Belle-Rose de se croire un personnage d’importance, tant l’allégresse publique se manifestait bruyamment. La jeunesse, la bonne mine, le courage du condamné, l’avaient pour une heure transformé en héros. Mort, on l’aurait oublié le lendemain ; vivant, la foule trépignait d’enthousiasme. Mais Belle-Rose ne pensait à rien. Ce qu’il venait d’entendre lui paraissait un rêve. M. de Nancrais ne songeait pas cette fois à dissimuler son contentement. À la face de toute la garnison il embrassa le sergent, que ce témoignage d’affection toucha plus que tout le tumulte dont il était l’objet. En ce moment, le cavalier qui avait apporté la bienheureuse nouvelle s’approcha de Belle-Rose, et, le tirant par la manche de sa veste, lui dit doucement :

– Et moi, ne m’embrasserez-vous pas ?

Belle-Rose, en se retournant, se trouva dans les bras de Cornélius Hoghart.

Une demi-heure après la scène que nous venons de raconter, Belle-Rose, qui avait eu beaucoup de peine à se soustraire aux transports du peuple qui le voulait porter en triomphe, Cornélius Hoghart et M. de Nancrais étaient réunis au logis du capitaine.

– Vous avez sans doute à causer, dit M. de Nancrais aux deux amis ; Belle-Rose a bien gagné pour aujourd’hui une permission de dix heures, restez ensemble et dînez tout à votre aise, ici ou ailleurs, comme vous l’entendrez. Des papiers viennent de m’arriver de Paris, je vais les examiner.

La mort, qu’il avait vue de si près, rendait la vie plus douce à Belle-Rose. Si les mêmes causes de douleur subsistaient, le don volontaire qu’il avait fait de sa jeune existence lui semblait un sacrifice suffisant, après quoi le désespoir n’avait plus le droit de lui rien demander. Le sacrifice avait été offert, la fortune l’avait refusé, Belle-Rose et le sort étaient quittes. Il se passe souvent au fond des âmes, même les plus sincères, de ces sortes de compromis qui expliquent les choses en apparence les plus inexplicables. Le sergent, miraculeusement sauvé, ne se rendit pas compte du mouvement mystérieux qui s’opérait en lui ; mais à la vue de Cornélius, qui lui tendait la main par-dessus la table, il prit un verre de vin d’Espagne, l’avala d’un trait, et, le cœur bondissant, il comprit qu’il y avait encore dans l’avenir place pour la jeunesse, l’espérance et l’amour.

– Je vous dois donc la vie ! s’écria Belle-Rose en pressant la main du gentilhomme irlandais. Un jour mon honneur, le lendemain ma tête ; si vous continuez de ce train-là, comment voulez-vous que je m’acquitte jamais ?

– Il vous sera plus aisé de le faire que vous ne pensez, répondit Cornélius.

– Parlez donc bien vite !

– Tout à l’heure il en sera temps. Si vous consentiez tout de suite, je serais trop tôt votre débiteur. Et d’ailleurs, de cette dette dont vous parliez à l’instant, vous ne me devez guère que la moitié.

– La moitié seulement ?

– Eh ! sans doute ! Ce parchemin qui vous a sauvé des balles, je l’ai apporté, mais je ne l’ai pas obtenu.

– Quoi ! ce n’est pas vous…

– Eh ! mon Dieu, non.

– Mais qui donc, alors ?

– Parbleu ! quelqu’un qui a l’air de vous aimer furieusement. – Belle-Rose rougit.

– Vous comprenez ? reprit Cornélius.

– Non vraiment, je cherche…

– Si vous cherchez, c’est que vous avez trouvé… Faut-il vous nommer madame…

– La marquise d’Albergotti ?

– Non pas… la duchesse de Châteaufort.

À ce nom, Belle-Rose tressaillit.

– Sans elle, vous seriez mort déjà ! reprit Cornélius. Quelle reconnaissance ne lui devez-vous pas ! Que n’a-t-elle pas fait pour vous sauver !

Le nom de Mme de Châteaufort venait de rendre aux pensées de Belle-Rose toute leur agitation. Il inclina la tête et garda le silence.

– C’est une curieuse histoire, continua Cornélius. Où les hommes ne peuvent rien, les femmes peuvent tout !… Je ne sais pas de meilleur passe-partout qu’une main blanche ; cela ouvre tout à la fois les consciences et les serrures. Quand votre lettre arriva à Paris, où je demeurais sans trop savoir pourquoi, continua l’Irlandais en rougissant un peu, elle me plongea dans un grand embarras. Que faire et où aller ? Je commençai par courir à la campagne, chez votre sœur, Mlle Claudine…

– Ah ! fit Belle-Rose, qui ne put s’empêcher de remarquer l’émotion du gentilhomme à ce nom.

– Oui ; c’est une jeune personne qui a plus de sens que n’en promettent ses yeux gais et son sourire espiègle. J’attendais d’elle un bon conseil et la trouvai dans les larmes ; elle avait, comme moi, reçu un billet où vous lui marquiez votre intention de vous présenter devant le conseil de guerre de Cambrai. Elle se serait bien adressé à Mme d’Albergotti ; malheureusement le mari de cette dame était à Compiègne, et vous auriez eu dix fois le temps d’être fusillé avant que son intervention vous pût être de quelque secours. Ne sachant trop à quel parti m’arrêter, je pris au hasard, et vraiment sans savoir où j’allais, le chemin de l’hôtel de M. de Louvois. Je passe sous la porte cochère, je monte un escalier, et j’entre dans une salle où plusieurs personnes étaient réunies. Une porte était en face de moi, je m’avance, lorsqu’un huissier se lève. – Que désirez-vous ? me dit-il. – À ces mots, une résolution désespérée s’impose à mon esprit. – Ne pourrais-je pas parler à Son Excellence monseigneur le ministre ? dis-je à l’huissier. – Monseigneur est en affaires ; mais vous entrerez à votre tour ; quel nom dois-je annoncer à Son Excellence ? – Elle ne me connaît pas. – Vous avez bien alors une lettre d’introduction, un ordre d’audience ? – Je n’ai rien. – Il m’est, dans ce cas, tout à fait impossible de vous introduire auprès de monseigneur le ministre. – Cependant… – N’insistez pas, ma consigne me le défend. – Sur ces entrefaites, la porte s’ouvre, un gentilhomme se retire, un autre se présente, l’huissier me quitte et je reste livré à mes réflexions. Toutes les personnes qui attendaient entraient les unes après les autres, l’heure s’écoulait, le désespoir s’emparait de moi.

– Pauvre Cornélius ! murmura Belle-Rose.

– J’allais, dans ma détresse, me décider à partir pour Saint-Germain, et me jeter aux pieds du roi, lorsque tout à coup une dame passe la porte en se dirigeant vers le cabinet du ministre. L’huissier se lève et s’incline avec respect. – M. de Louvois ? dit la dame. – Monseigneur est en affaires. – Dites-lui mon nom, j’ai à lui parler à l’instant. – L’huissier disparaît. Il y a des accidents de mince apparence qui sont une révélation. L’accent et le mouvement de la dame me font comprendre sa toute-puissance. – Madame ! m’écriai-je en allant à elle, daignez m’accorder une grâce. – Qu’est-ce ? dit-elle en se retournant. – Je demeurai une minute ébloui. Le regard de cette dame était impérieux, sa lèvre hautaine, sa joue pâle ; mais elle était belle comme une reine des contes de fées. – Madame, repris-je, il s’agit d’un pauvre sergent qui a déserté. – Alors elle s’approche et me regarde. – Il a un vieux père, une jeune sœur, il a vingt ans… – Son nom ? dit-elle en m’interrompant. – Belle-Rose. – La dame pousse un cri et chancelle. Je m’élance pour la soutenir, mais elle, déjà remise de son trouble, me tend la main. – Et vous veniez pour le sauver ?… Vous êtes un brave gentilhomme ! – Le regard ardent de cette femme s’était mouillé, il me semblait qu’une larme tremblait au fond de sa paupière. – Mais c’est tout naturel, lui dis-je, je l’aime et j’aime sa sœur.

Cornélius rougit et s’arrêta brusquement comme un cheval qui vient de mettre le pied sur la pente d’un précipice. Belle-Rose releva sa tête. Un doux sourire éclairait son visage depuis une heure assombri.

– Le voilà donc, ce grand secret ?

– L’ai-je dit ? eh bien ! soit ; je le confirmerai tout à l’heure ; en attendant, laissez-moi continuer mon histoire ; ce sera tout à l’heure le tour de la mienne. Je crois bien que la dame ne m’entendit pas, car elle reprit : – Mais quel risque court-il ? – Le risque d’être fusillé, voilà tout. – Elle pâlit. – Oh ! s’écria-t-elle, on fusille donc encore ? – On fusille toujours. – Que faire alors ? Si je lui faisais délivrer son congé, ou bien si on obtenait qu’il ne fût pas mis en jugement ? – Avant que cet ordre n’arrive, il sera condamné. – Mon Dieu ! un conseil, un conseil ! mais j’étais venue pour lui, moi ! – Eh bien, madame, ce qu’il nous faut, c’est sa grâce. – Sa grâce ! je l’aurai… mais qui la portera ? – Moi ; si je ne suis pas tué en route, j’arriverai à temps pour le sauver. – Attendez-moi là… Je reviens tout à l’heure ! – Celle qui parlait disparut soudain par la porte que l’huissier venait d’entr’ouvrir. Je restai seul quelques minutes qui me parurent un siècle. Mille réflexions accablantes désolaient mon esprit. Cette inconnue avait-elle bien la puissance que je lui supposais ? l’intérêt qu’elle semblait vous témoigner était-il bien réel ? Cependant la porte se rouvrit et la dame revint. Je ne vis rien cette fois que le parchemin qu’elle tenait du bout de ses doigts de neige. – Tenez, me dit-elle, le sceau royal est là, c’est sa vie que vous tenez. Partez ! – Son visage rayonnait. Je m’inclinai sur sa main que je baisai. – Votre nom, madame, afin que son père et sa sœur et lui-même vous bénissent ? – Mon nom ? je suis la duchesse de Châteaufort, mais ne le lui dites pas.

– Ainsi, elle voulait me taire son bienfait, dit Belle-Rose.

– Trois fois elle m’a recommandé le plus absolu silence, mais cette promesse je ne l’ai pas tenue… Il n’y a pas de haine ou de faute qu’un pareil service n’efface. Je descendis avec Mme de Châteaufort, son carrosse l’attendait devant l’hôtel. – Faites diligence, me dit-elle, et me serrant la main, elle partit. – Une demi-heure après, je galopais à franc étrier sur la route de Cambrai.

– Et vous êtes arrivé à propos !

– Je ne sais quelle crainte fouettait mon âme, tandis que j’éperonnais mon cheval, mais à chaque relais je précipitais ma course. Une voix me criait que votre vie était suspendue à mon élan, et je passais comme une balle sur la route… N’y pensons plus maintenant… Vous vivez !

– Et c’est à Mme de Châteaufort que je dois cette existence déjà si souvent et de tant de manières tourmentée !

– C’est à elle, et à elle seule ! Mais dites-moi, vous la connaissiez donc, madame la duchesse de Châteaufort ?

Belle-Rose releva son front chargé de tristesse ; toute son âme passa dans ses regards, qu’il attacha sur ceux de Cornélius ; puis, prenant les deux mains de son ami, il lui dit avec un accent tout plein d’une indicible émotion :

– Mon frère, mon ami, si je puis compter sur votre attachement, comme vous pouvez compter sur le mien, que jamais le nom de Mme de Châteaufort ne soit prononcé entre nous, et ne me demandez jamais si je l’ai connue. Jamais, entendez-vous !

– C’est bien, dit Cornélius. J’ai tout oublié.

En ce moment, M. de Nancrais entra dans la salle.

– Lieutenant, dit-il, il ne s’agit plus de causer. L’heure du départ va sonner.

– Lieutenant ! s’écrièrent à la fois Belle-Rose et Cornélius ; à qui parlez-vous, capitaine ?

– Mais à vous, Belle-Rose, lisez vous-même.

Et M. de Nancrais tendit au jeune homme un papier revêtu des armes du roi.

– J’ai trouvé ce brevet parmi les papiers qui m’ont été envoyés de Paris. Il est en règle et vous n’avez qu’à obéir.

– Une lieutenance ! à moi ! dit Belle-Rose.

– Le ministre fait bien les choses, quand il les fait, reprit M. de Nancrais ; la grâce, une promotion et cent louis encore pour votre équipage. En voici l’ordonnance : c’est une somme que le trésorier du régiment vous comptera demain.

M. de Nancrais jouissait de la surprise et de l’émotion de Belle-Rose, dont les regards allaient de Cornélius au capitaine, et du capitaine au brevet.

– Vous aurez la survivance de M. de Villebrais, continua M. de Nancrais, de M. de Villebrais, que le corps des officiers chasse du bataillon en attendant qu’il rende à Dieu compte de ses infamies.

– Fasse le ciel qu’il passe sur mon chemin ! s’écria Belle-Rose.

– C’est une querelle dont je prendrais la moitié, dit le capitaine, s’il était digne de notre haine. Mais laissons au temps à faire son œuvre. La journée qui commençait mal finit bien, Belle-Rose, et les bonnes nouvelles arrivent coup sur coup. Demain nous partons pour la frontière du Nord.

– Est-ce la guerre ?

– C’est la guerre, et notre bataillon est attaché au corps d’armée que commande M. le duc de Luxembourg. C’est un vaillant homme de guerre, et sous ses ordres tu trouveras promptement l’occasion d’étrenner ton épée. Tiens-toi prêt ; les trompettes sonneront demain au point du jour.

– Parbleu ! Belle-Rose, s’écria Cornélius lorsque M. de Nancrais se fut retiré pour veiller aux derniers préparatifs du départ, la fortune vous traite en coquette qu’elle est. Après vous avoir boudé une heure, elle vous accable de faveurs.

– Je n’ai rien fait encore pour les gagner, mais j’espère que les Espagnols m’aideront à les mériter.

– Maintenant que vos affaires sont en bon chemin, votre lieutenance me permettra-t-elle de lui rappeler les miennes ?

– Les vôtres, mon cher Cornélius ? mais je les connais aussi bien que vous. Vous aimez une petite fille qui est ma sœur, et à la manière dont vous me regardez, j’ai tout lieu de croire que cette sœur vous rend cet amour de toute son âme.

– C’est ma plus chère croyance.

– C’est fort bien, et je l’approuve d’avoir placé ses affections en si bon lieu. Mais comme elle est une honnête fille, ainsi que vous êtes un honnête homme, je vois d’insurmontables difficultés au dénoûment de cette tendresse mutuelle.

– Et lesquelles, s’il vous plaît ?

– D’abord ma sœur est fort roturière, étant la fille d’un simple fauconnier.

– Ceci est une affaire à laquelle ma famille aurait seule le droit de s’opposer, et comme je suis à moi tout seul toute ma famille, vous trouverez bon, j’espère, que ma noblesse s’accommode de votre roture.

– Cependant…

– Assez là-dessus. D’ailleurs, si vous y tenez, n’oubliez pas que vous êtes officier maintenant : l’épée anoblit.

– Soit ! mais Claudine n’a presque rien.

– Ce presque rien est si voisin de mon peu de chose, que sans se compromettre beaucoup, ma fortune peut s’allier à sa pauvreté.

– Vous avez une logique qui ne me permet guère de continuer. Voilà mes obstacles à bas.

– C’est sur quoi je comptais ; ainsi, vous consentez ?

– Il le faut bien, et pour elle, et pour vous, et pour moi ! Mais mon consentement ne suffit pas. Il y a de par le monde, près de Saint-Omer, un certain honnête vieillard, qui a nom Guillaume Grinedal, lequel a bien, j’imagine, quelques droits sur Mlle Claudine.

– Parbleu ! j’y serai dans vingt-quatre heures !

– Et la poste du roi en sera pour trois ou quatre chevaux fourbus.

– Tant pis pour eux ! c’est leur métier de courir.

– Est-ce le nôtre de faire de beaux projets qu’un boulet de canon peut arrêter net ?

– Bah ! la moitié de la vie se passe à bâtir des plans ; c’est autant de gagné sur l’autre.

– Ainsi, vous partirez ?

– Demain, au soleil levant. Vous irez en Flandre et moi dans l’Artois.

– Et de là bientôt à Paris ?

– Non pas ! à l’armée, près de vous.

– Dans nos rangs ?

– Sans doute ! Un Irlandais est la moitié d’un Français. Nous nous battrons d’abord, je me marierai après.

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