XXXVIII Le siège du couvent

Belle-Rose, Cornélius et Claudine arrivèrent à Paris sans coup férir. Ils s’étaient arrangés de façon à n’être pas reconnus, et l’audace de leur entreprise les protégeait elle-même. Il était presque impossible que M. de Louvois pût supposer un instant que Belle-Rose osât se présenter aussi rapidement en France. Quand Belle-Rose entra dans Paris, la Déroute y était déjà depuis quinze jours. L’honnête sergent n’avait pas perdu son temps. Après avoir rôdé autour de l’hôtel de M. de Louvois, questionnant çà et là les gens qui pouvaient lui donner quelques renseignements sur l’objet de ses recherches, il comprit l’inutilité de cet espionnage. Tant de voitures sortaient de la cour à toute heure du jour et de la nuit, que les voisins les voyant toutes, ne se souvenaient d’aucune en particulier. La Déroute tourna ses batteries d’un autre côté. La prouesse de Bouletord, qui l’avait mis si avant dans la faveur du ministre, devait peut-être le rendre le messager des commissions intimes. La Déroute fit si bien, qu’il découvrit promptement le maréchal des logis, et ne le quitta plus. Durant trois jours, il parcourut la moitié de Paris, ramassant la boue sur les talons de Bouletord ; mais Bouletord, qui s’arrêtait un peu partout, ne s’arrêtait devant aucun couvent. La Déroute commençait à se demander s’il ne ferait pas bien d’attendre Bouletord au détour de quelque ruelle, et de le forcer à confesser son secret le poignard sur la gorge, lorsqu’un soir Grippard, qui, de son côté, s’était attaché à Bouletord, en compagnie de qui il rendait visite à tous les cabarets de Paris, vint tout essoufflé lui apprendre que Bouletord devait le lendemain porter une dépêche du ministre à l’un des couvents de Paris.

– Je le tiens ! dit la Déroute en embrassant Grippard.

Le lendemain, il était avant le jour à la porte de la caserne de Bouletord, en costume de laquais. Quand Bouletord sortit, la Déroute se mit sur ses traces et ne le quitta plus qu’à la porte du couvent des Bénédictines, dans la rue du Cherche-Midi. Ce couvent avait une étendue immense ; ses jardins allaient jusqu’à la rue de Vaugirard d’un côté, et de l’autre occupaient les terrains sur lesquels on a percé plus tard le boulevard extérieur. La Déroute tourna autour du couvent ; les murailles étaient hautes, épaisses, impénétrables, mais la Déroute s’était mis en tête de voir, sinon de pénétrer dans l’intérieur du couvent.

– Si Mme d’Albergotti est chez les bénédictines, elle doit bien quelquefois se promener dans les jardins ; qu’il se trouve seulement un petit coin où me cacher, et je saurai bien l’y découvrir, se dit-il en lui-même.

Comme il parlait encore, il avisa une haute maison pourvue d’un grenier dont la fenêtre donnait sur les jardins du couvent. La distance qui séparait les jardins de cette fenêtre était grande ; mais la Déroute avait des yeux de lynx. Il courut à cette maison et cogna. Ce fut une bonne vieille femme qui lui ouvrit.

– Madame, lui dit la Déroute, vous voyez mon état à mon habit ; je suis en condition chez d’honnêtes gens qui demeurent ici tout près, rue de Sèvres. Mes maîtres sont à la campagne, on remet tout à neuf chez nous, et en attendant que la besogne soit terminée, je cherche quelque chambre où je puisse habiter. J’ai de l’argent, madame, et je paye d’avance.

En disant ces mots, la Déroute glissa deux écus de six livres dans la main de la vieille, qui les serra.

– Ça se trouve très à propos, répondit la vieille, qui ne mit pas un instant en doute le petit conte si lestement improvisé par la Déroute ; nous avons tout justement un joli cabinet à louer où vous serez merveilleusement bien.

Ce joli cabinet était un affreux taudis percé sous les combles et tout peuplé de rats qu’on entendait s’ébattre derrière la charpente disjointe, crevassée et toute branlante ; on y grillait en été, on y gelait en hiver ; il y avait pour tout mobilier un méchant grabat, une chaise boiteuse, un coffre ouvert qui tenait lieu d’armoire, et une table cassée dont le tiroir était perdu. Mais de la fenêtre on planait sur les terrasses, les cours et les promenades du couvent. La Déroute affirma sur son honneur qu’il n’avait jamais vu un réduit si charmant ni si bien fourni de toutes les commodités de la vie ; il s’étonna qu’on pût céder un tel appartement pour deux écus de six livres, et déclara que rien ne manquerait plus à son contentement si la bonne dame voulait bien se charger elle-même de tenir en ordre son logis. Un troisième écu de six livres appuya cette ouverture, et la vieille ne manqua pas d’accepter. La Déroute s’empressa de rester sur l’heure dans le taudis, afin de témoigner de sa vive satisfaction ; la vieille se retira, et l’honnête sergent ayant soigneusement verrouillé la porte, courut à son poste d’observation. De la distance où il se trouvait, les arbres avaient quelque peu l’air d’arbrisseaux, mais la Déroute en aurait pu compter les feuilles. Il resta contre la fenêtre jusqu’à la tombée de la nuit et y revint le lendemain au point du jour ; il ne la quitta que pour avaler un morceau que la vieille lui avait apprêté et qu’il déclara le plus succulent du monde, et encore jeta-t-il à la dérobée un regard sur les promenades. Ce manège dura trois jours. La Déroute avait bien vu trente ou quarante religieuses, vingt novices, autant de pensionnaires, mais aucune ne ressemblait à Mme d’Albergotti. La Déroute enrageait. Enfin, le quatrième jour, au matin, il aperçut une religieuse dont la tournure le fit tressaillir au premier pas qu’elle avança sur la terrasse. Le sergent se pencha autant qu’il put en dehors de la fenêtre, écarquilla ses yeux et battit des mains. La religieuse venait de se retourner, et il l’avait parfaitement reconnue. La voir était bien quelque chose, mais ce n’était pas tout. On savait bien où soupirait la victime ; il s’agissait de l’en tirer. C’est à quoi la Déroute employa son imagination. La solitude du lieu où il habitait comme un reclus et le grand désir qu’il avait de complaire à Belle-Rose lui furent d’un grand secours pour arriver à ce but. Il commença par dépêcher son aide de camp Grippard à Bouletord, avec mission de se faire recevoir dans le digne corps de la maréchaussée. C’était un honnête moyen de pénétrer les secrets du maréchal des logis, et d’être prévenu au cas où l’on comploterait d’enlever Mme d’Albergotti pour la transporter dans quelque autre couvent. Quant à lui, il se résolut à entrer dans la maison des dames bénédictines sous l’habit de jardinier. Il en était là de ses beaux projets quand Belle-Rose, Cornélius et Claudine arrivèrent. La Déroute avait eu soin, en partant, de laisser à Cornélius une adresse sûre où il pourrait le rencontrer : c’était une auberge de la rue des Bourgeois-Saint-Michel, à l’enseigne du Roi David. On y voyait une espèce de Turc jouant de la harpe et dansant devant un baldaquin que le peintre avait revêtu d’une belle couleur jaune. La Déroute s’y rendait tous les soirs sous divers costumes, et y passait une heure ou deux à voir les habitués du lieu battre les cartes et les dés. Le soir où Cornélius entra à l’hôtellerie du Roi David, il eut quelque peine à reconnaître le sergent, qui s’était affublé d’une perruque noire et d’une barbe magnifique avec un pourpoint de crin orné de sa ceinture, à laquelle pendait une grosse rapière. Belle-Rose attendait dans la rue, le nez dans un manteau et un chapeau sur les yeux.

– Je sais où elle est, lui dit la Déroute aussitôt qu’il l’aperçut ; et tout d’une haleine il lui conta ce qu’il avait fait. Belle-Rose lui sauta au cou et l’embrassa tout net.

– Nous voilà trois, dit-il ; il n’y a ni grilles, ni murailles, ni portes, ni serrures, qui puissent nous arrêter ; j’y perdrai plutôt ma tête.

– Une de perdue, trois de coupées, dit tranquillement la Déroute.

Il fallut d’abord s’occuper de prendre un logement où les visites importunes ne fussent point à redouter. Belle-Rose nomma tout de suite M. Mériset.

– J’y suis allé trop souvent pour qu’on songe à m’y chercher, dit-il.

Et ils prirent en compagnie le chemin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. À la vue de Belle-Rose, M. Mériset témoigna une surprise qui tenait de l’ébahissement.

– Et la Bastille ? murmura-t-il d’une voix étouffée.

– Eh bien ! quoi, la Bastille ?

– Vous y êtes allé ?

– Et j’en suis sorti.

– Bien sûr ?

– Voyez vous-même, dit Belle-Rose en riant.

– Oui, oui, c’est bien vous… Mais pardonnez mon hésitation. Il y a des gens si habiles à prendre toutes sortes de figures !

– Certainement.

– Ce cher monsieur Belle-Rose, je suis ravi de le revoir ! Ainsi vous venez loger chez moi ?

– Oui, mon bon monsieur Mériset. Où trouverais-je un meilleur hôte ?… Mais, vous comprenez, pour des raisons particulières, je tiens à n’être point connu ; vous ne me nommerez pas.

– Je comprends, fit M. Mériset ; ce sont encore des affaires d’État.

– Comme vous voudrez. C’est convenu, n’est-ce pas ?

– La maison est à vous.

La Déroute s’était bien gardé de donner congé du cabinet où il avait placé son observatoire. Ce pouvait être un moyen d’établir des communications avec l’intérieur du couvent, aussitôt qu’on serait parvenu à faire connaître à Suzanne que ses amis cherchaient à la délivrer. L’impatience de Belle-Rose ne lui permettait pas d’attendre ; dès le lendemain, il se mit en mesure d’investir la place, ainsi que le disait la Déroute. Le plan de campagne était de l’invention de Claudine. Elle s’habilla à la façon des femmes d’Irlande, et montant en carrosse avec Cornélius, elle se fit conduire au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi. Cornélius, qui était du Connaught, parlait l’anglais à peu près comme s’il eût été du Middlesex. Claudine, par une de ces tendresses dont la source s’épanche au fond du cœur, avait rapidement appris la langue de son fiancé, avec qui déjà elle la parlait facilement. Ils arrivèrent devant la porte du couvent, où, après avoir sonné, ils furent reçus par la tourière.

– Veuillez, lui dit Cornélius avec un accent anglais trop prononcé pour n’être pas très affecté, prier madame la supérieure de prendre la peine de descendre au parloir.

– Est-ce pour une affaire pressée ? demanda la tourière en faisant courir les grains d’un chapelet entre ses doigts.

– Vous lui direz qu’il s’agit d’une jeune dame étrangère que son frère, gentilhomme irlandais, a l’intention de laisser aux dames bénédictines, où, si elle se plaît, elle pourrait bien prononcer ses vœux.

À ces mots, la tourière s’inclina, et, faisant asseoir les deux étrangers, disparut par une petite porte qui donnait dans une galerie.

– Voilà qui est bien entendu, dit tout bas Claudine à Cornélius quand ils furent seuls, vous êtes mon frère, vous vous appelez sir Ralph Hasting, vous êtes baronnet, et moi miss Harriett Hasting, votre sœur ; je suis prise d’une grande dévotion qui me porte à vouloir entrer en religion. Que Dieu nous pardonne toute cette hypocrisie ! Si le monde n’était pas si méchant, y serions-nous forcés ?

Au bout d’un instant, la tourière revint et conduisit Cornélius et Claudine dans le parloir. On les avertit que la supérieure était derrière la grille tendue de serge, et la tourière les quitta.

– On m’a fait connaître le but de votre visite dans cette sainte maison, dit la mère Évangélique ; nous ne refusons jamais d’ouvrir nos bras aux cœurs qui veulent se consacrer à Dieu.

– Je vous en remercie, ma mère, répondit Claudine d’une voix douce qui semblait sortir d’une bouche anglaise.

– Vous serez ici à l’abri des pièges du monde et des embûches du mauvais esprit. La paix règne dans la maison ; quand on a goûté de cette paix, on regrette de ne l’avoir pas connue plus tôt.

– Ma sœur a la vocation, reprit Cornélius ; je ne vous cacherai pas, madame, que sa famille et moi nous nous y sommes opposés longtemps.

– C’est aller contre les voies du Seigneur, mon fils.

– C’est ce que j’ai compris plus tard, et aujourd’hui je ne la détourne plus de son projet. J’ai fait le compte de la part qui revient à miss Harriett sur l’héritage de sa mère, et ce sera sa dot, si elle se voue au culte de l’époux qui ne trompe jamais ; ce sont, tout compte fait, sept ou huit mille livres sterling.

– Huit mille livres sterling ? reprit la mère Évangélique.

– Ah ! pardon, madame, c’est une monnaie de notre pays qui vaut à peu près vingt-cinq livres de France : c’est notre louis à nous.

– Très bien ! vous excuserez, mon fils, l’ignorance d’une fille qui est toute en Dieu.

– Huit mille livres, continua négligemment Cornélius, ça fait une somme ronde de deux cent mille francs.

– Nous ne regardons jamais à la dot, dit la supérieure ; le cœur est la seule richesse qu’envie notre mère à tous ; mais cet argent nous aidera à faire le bien qui profitera à notre ordre pieux et à la gloire de la religion.

La conversation continua sur ce pied-là quelques instants encore ; après quoi Cornélius, tirant de sa poche une bourse dans laquelle il y avait cinquante louis à peu près, pria la supérieure de l’accepter au nom de miss Harriett pour faire quelques aumônes.

– Quant aux frais d’entretien, nous les réglerons comme vous l’entendrez, madame, jusqu’au jour où ma sœur prendra le voile, si elle persiste dans son intention.

Claudine ne se sentait pas de joie en pénétrant dans l’intérieur du couvent : elle regardait partout pour voir si elle n’apercevrait pas Suzanne ; mais, ce jour-là, elle dut se résoudre au seul plaisir de dormir sous le même toit. Suzanne ne parut pas au réfectoire. Mais le lendemain, à la prière du matin, où Claudine ne manqua pas d’assister, elle reconnut Suzanne parmi les novices. Mme d’Albergotti était plus pâle que les cierges qui brûlaient au fond du sanctuaire ; ses grands yeux étaient noyés de tristesse ; le sourire était mort sur ses lèvres. Elle s’agenouilla avec ses compagnes sur le marbre et pencha son front sur ses mains jointes. Claudine pleurait sur son livre de prières. Il lui venait des envies folles de se lever et de courir à Suzanne pour l’embrasser. Mais c’eût été tout perdre, et elle demeurait à sa place en frappant le sol de ses petits pieds. L’aspect de cette sombre chapelle où l’orgue mugissait, la vue de ces costumes sévères qui semblaient emprisonner le corps sous un suaire, l’expression de ces visages où l’on voyait se refléter la blancheur des sépulcres, tout cet appareil sinistre de la religion dans ce que le catholicisme a de plus sévère, glaçait l’âme de la pauvre fille et répugnait à cette nature bonne, expansive et vivace. Ses yeux, un instant fatigués de l’austérité de ce spectacle, se tournèrent vers les grands vitraux de la chapelle pour y chercher un peu de lumière, quelque rayon d’or venu du ciel ; puis ils s’abaissèrent de nouveau et s’arrêtèrent sur Suzanne, qu’ils ne quittèrent plus. Cependant l’office finissait, les derniers chants se mouraient sous les arceaux sonores ; Claudine abandonna sa chaise et vint, agenouillée et son livre à la main, se ranger sur le passage des religieuses qui suivaient les novices. Suzanne venait l’une des dernières ; comme elle passait devant Claudine, le front baissé et les mains croisées sur le cœur, Claudine effleura doucement du bout de ses doigts la longue robe de Mme d’Albergotti ; Suzanne tourna les yeux de son côté et rencontra le regard brillant de Claudine, qui promenait un autre doigt sur sa bouche. Il semblait à Mme d’Albergotti que c’était une apparition, et tout son corps frissonna comme l’eau d’un lac sur lequel passe un vent léger. Le cortège la poussait en avant, elle continua sa marche silencieuse ; mais ce matin-là elle ne sortit pas de la chapelle sans bénir Dieu. On comprend sans peine que Suzanne ne resta pas dans sa cellule ce jour-là. Vers midi, à l’heure de la promenade, elle descendit au jardin et parcourut les allées qui étaient les plus proches de la porte d’entrée. Au bout d’un quart d’heure elle rencontra Claudine, qui marchait à côté d’une religieuse. Elles échangèrent un regard et passèrent. Ce regard mit des larmes dans les yeux de Suzanne, qui se voyait enfin secourue. Elles se promenèrent longtemps ainsi, savourant la joie de se voir, mais ne pouvant encore se parler. Une fois ou deux leurs mains s’effleurèrent, une fois leurs doigts purent s’entrelacer l’espace d’une seconde. Ce fut tout, ce jour-là. C’était bien peu encore, mais ce peu suffit pour rendre l’espoir à Suzanne. Le courage demeurait tout entier, mais l’espérance s’était envolée ; elle revint et Suzanne releva son front.

Le lendemain, Claudine, à qui sa condition de pensionnaire, et surtout sa dot annoncée et promise, donnaient certains privilèges, se rendit dans les jardins. La religieuse qui était spécialement chargée de son éducation devait être ce jour-là en conférence avec la supérieure ; Claudine était donc seule. Aussitôt qu’elle vit Suzanne, elle s’enfonça dans les jardins, prenant de préférence les allées les plus sombres, celles où les charmilles étaient le plus épaisses. Au bout de quelques minutes, elle se trouva dans un endroit écarté et s’y arrêta. Des pas légers faisaient craquer le sable derrière elle, ils s’approchèrent : Claudine penchait la tête, Suzanne accourut les bras tendus en avant, et les deux amies s’embrassèrent avec des larmes dans les yeux et mille tendresses sur les lèvres.

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