VII Les gouttes du calice

Un quart d’heure après avoir quitté M. de Nancrais, Belle-Rose, à cheval sur un bidet de poste, courait ventre à terre sur la route de Saint-Omer. À tous les relais il donnait de l’or aux postillons et frappait ensuite sans relâche les flancs de sa monture à coups d’éperons. Belle-Rose filait comme un boulet. Quand il aperçut le clocher de Saint-Omer, il n’avait pas dit quatre paroles, mais il avait crevé quatre chevaux. Au dernier relais, il sauta sur la route et prit à travers champs dans la direction de Malzonvilliers. Les sons de la cloche lui venaient par volées ; bien que ce ne fût pas un jour de fête, personne ne travaillait. Cette solitude et ces tintements confondus serrèrent le cœur du sergent ; il précipita sa marche et atteignit haletant le château. Si tout était silence dans la campagne, tout était tumulte et confusion à Malzonvilliers. Toutes sortes de laquais allaient et venaient, et les paysans buvaient et chantaient. Belle-Rose se glissa au milieu de cette foule qui ne prenait point garde à lui ; mais, au moment où il allait s’élancer sur la terrasse, les portes du château s’ouvrirent à deux battants, et une procession de gens richement costumés parut sur le seuil. La foule se découvrit, les cloches rebondirent avec éclat, et Belle-Rose vit derrière le porche d’une chapelle voisine resplendir dans l’enceinte du chœur mille cierges allumés. Avant qu’il se fût remis de son trouble, la procession avait passé sous le porche tout voilé des vapeurs flottantes de l’encens. Belle-Rose la suivit et se perdit dans un coin de la chapelle. Quelque temps il demeura courbé comme un jeune arbre fouetté par le vent ; tout ce qui lui restait de force, il l’employait à prier Dieu. Quand il releva la tête, son premier regard tomba sur l’autel. Un homme à cheveux argentés, une femme ceinte de voiles diaphanes, étaient agenouillés sur des carreaux de velours. À peine eut-il vu cette femme, que les yeux de Belle-Rose ne purent plus s’en détacher. Des gouttes de sueur perlaient sur le front du soldat ; ses tempes semblaient prises dans un étau de fer, ses oreilles tintaient comme celles d’un homme qui se noie. Il aurait voulu crier qu’il ne l’aurait pas pu ; sa gorge était fermée. La cérémonie du mariage s’accomplit sans qu’il eût fait un mouvement. Il n’y avait de vie dans tout son corps que dans ses yeux, et ses yeux ne quittaient pas l’autel. Quand ils eurent reçu la bénédiction nuptiale, les deux époux se levèrent, et la jeune femme se retourna. C’était bien elle, Suzanne de Malzonvilliers, maintenant marquise d’Albergotti ! Belle-Rose ne tressaillit même pas. Qu’avait-il besoin de la voir pour la reconnaître ? Le cortège se dirigea bientôt vers le porche ; mais, cette fois, les mariés marchaient en tête. La procession fit le tour de la chapelle ; devant elle s’ouvrait la foule ; à l’écartement qui se fit autour de lui, Belle-Rose comprit que Suzanne s’avançait. Il se redressa. Un pilier, contre lequel il était adossé, l’empêchait de reculer. Les mariés s’approchaient lentement ; les longs voiles de Suzanne traînaient jusqu’à terre, et sa virginale beauté éclatait sous leur transparence. La nef était étroite : un pan de la robe de son amante frôla Belle-Rose ; un soupir entr’ouvrit ses lèvres et il s’appuya contre le pilier. Suzanne releva son front incliné. Près d’elle, et dans la pénombre de la chapelle, elle entrevit un pâle visage où flamboyaient deux yeux remplis des flammes sinistres du désespoir. Suzanne chancela. Mais avant que le cri sorti de son âme vînt expirer sur sa bouche, le cortège l’avait poussée en avant, et, quand elle se retourna, Belle-Rose s’était évanoui comme une apparition. Un rempart vivant les séparait. Mais tandis que la foule pressait de ses mille pieds le sacré parvis, Belle-Rose sentait son cœur et sa raison s’égarer. Il ne pensait pas, il ne rêvait pas, il ne souffrait pas : il était anéanti. Il restait immobile, le dos appuyé contre le pilier, les bras pendants le long du corps, la tête inclinée sur la poitrine, et n’entendant plus rien que les battements sourds de son cœur. La foule s’était depuis longtemps répandue hors de la chapelle. La blanche image de Suzanne l’emplissait seule pour lui.

En ce moment, le bedeau passa, faisant sa ronde. Voyant un homme seul, debout contre un pilier, il vint à lui, et frappant sur son épaule :

– Eh ! l’ami, dit-il, il y a déjà longtemps que les noces sont faites : laissez-moi donc fermer les portes.

Belle-Rose leva la tête et regarda le bedeau. À cet aspect, le pauvre homme fut tout troublé. De grosses larmes tombaient des yeux du soldat et mouillaient ses joues décolorées.

– Diable ! reprit l’autre, si vous êtes malade, il faut le dire.

Belle-Rose venait d’apercevoir la campagne par les portes de la chapelle ; il se souvint de tout à la fois, et, sans répondre au bedeau tout interdit, il s’élança dehors.

Il franchit les terrasses toujours courant et bondissant au-dessus des haies et des fossés, et s’avança, plus rapide qu’un cerf, vers la maison de Guillaume Grinedal.

Le jardin était désert ; il le traversa et poussa la porte de la maison. Un homme se retourna, et Belle-Rose tomba à ses pieds.

– Mon père ! s’écria-t-il ; et il s’évanouit.

Le père s’agenouilla près de son fils. Il était seul, Claudine et Pierre étant restés au château. Le soldat gisait immobile ; la violence de ses émotions et la fatigue avaient brisé ses forces. Guillaume le prit dans ses bras et le coucha sur un banc fiché contre le mur. Le cœur de Belle-Rose sautait dans sa poitrine, mais ses yeux à demi fermés n’avaient plus de regard. Il y avait plus d’une heure qu’ils étaient ensemble, le fils sans voix et glacé, le père priant Dieu dans son âme, lorsque la porte, chassée violemment, livra passage à deux femmes enveloppées de mantes. Quand les mantes tombèrent, Guillaume reconnut Suzanne et Claudine. Suzanne arriva d’un bond contre le banc, elle se pencha sur Belle-Rose, le regarda un instant, puis, se relevant, elle tourna les yeux vers le fauconnier. Ses regards avaient une éloquence terrible. Leur éclair était chargé de toutes les terreurs, de tous les remords, de tous les reproches de l’amante. Guillaume comprit ce regard.

– Il vit, dit-il.

– Mais il va mourir, s’écria Suzanne.

– Dieu m’épargnera cette épreuve, dit le père.

– Oh ! je ne m’étais pas trompée ! reprit-elle, c’était bien lui ! Quand je l’ai vu si pâle qu’il avait bien plutôt l’apparence d’un mort que d’un vivant, tout mon sang s’est glacé. Ô Guillaume ! qu’avez-vous exigé ? Claudine, que m’as-tu fait faire ?

Ce n’était plus la même femme. Toute la réserve, tout le calme, toute la sérénité de Suzanne l’avaient abandonnée ; sa chevelure en désordre ruisselait sur la toilette de la mariée ; elle était plus blanche que sa robe ; ses lèvres frémissaient ; elle se tordait les mains.

– Mais vous voyez bien qu’il se meurt ! cria-t-elle en tombant sur ses genoux ; il ne m’a seulement pas reconnue !

Guillaume eut pitié d’un si grand désespoir ; il oublia sa propre peine pour ne songer qu’à Suzanne.

– Relevez-vous, madame, lui dit-il. Rappelez-vous quel nom vous portez, et ne restez pas plus longtemps ici, où ne pouvant plus rien pour son bonheur, vous pouvez perdre le vôtre.

– Mon bonheur ! Et que m’importe mon bonheur ! reprit-elle avec une ardeur passionnée. Il souffre. Il est malheureux, je resterai, dussé-je y périr, jusqu’à ce qu’il m’ait entendue, qu’il m’ait pardonnée. Oh ! par pitié, mon père, laissez-moi près de lui !

Guillaume n’eut pas le courage de l’éloigner, et tous deux se rapprochèrent de Belle-Rose, que Claudine appelait en vain.

– Jacques ! dit à demi-voix Suzanne.

Jacques resta muet.

– Mon Dieu ! serait-il donc mort, qu’il ne m’entend même plus ? reprit-elle.

Claudine se tourna vers la porte.

– La nuit approche, dit-elle, on vous cherche peut-être au château !

– Qu’ils viennent donc, M. de Malzonvilliers et M. d’Albergotti, répondit-elle d’une voix sombre. Mon père l’a voulu.

– Vous vous perdrez et vous ne le sauverez pas ! dit le père.

– Mais que voulez-vous donc que je fasse ? s’écria Suzanne les mains jointes et des pleurs dans les yeux.

– Il faut nous séparer, dit une voix entre eux deux.

Suzanne et Claudine tressaillirent : c’était la voix de Jacques, et Jacques lui-même était assis sur le banc, trop faible encore pour se relever, mais trop fort déjà pour rester couché.

– Jacques ! s’écrièrent-elles ensemble.

– J’ai cru que j’allais mourir, reprit-il ; je vous entendais et je ne pouvais parler. Maintenant, écoutez-moi. Vous, Suzanne, ajouta-t-il, vous que j’appelle ainsi pour la dernière fois, vous allez retourner au château.

Suzanne secoua la tête.

– Il le faut, reprit Jacques, et je vous en prie… J’ai bien le droit, dit-il avec un triste sourire, de vous demander une grâce.

Suzanne courba son front.

– Me pardonnez-vous, au moins, Jacques ?

– Je n’ai rien à vous pardonner. Vous avez obéi à votre père et au mien. Je vous ai entendue tout à l’heure, et j’ai compris que votre peine égalait la mienne ; si vous m’êtes ravie pour toujours, vous m’êtes toujours chère et sacrée. Maintenant, adieu ; vous êtes la marquise d’Albergotti.

– Le nom ne change pas le cœur, dit Suzanne. Si vous étiez mort à cause de moi, je me serais tuée.

Jacques saisit sa main ; mais au moment où il la portait à ses lèvres avec une ardeur convulsive, Guillaume Grinedal l’arrêta.

– Madame d’Albergotti, dit-il, votre mari vous attend.

Les deux amants tremblèrent de la tête aux pieds ; leurs mains unies se séparèrent. La voix de Guillaume avait réveillé Suzanne comme d’un songe. Une heure, l’amante l’avait emporté sur l’épouse ; c’était maintenant au tour de l’épouse de l’emporter sur l’amante. Suzanne releva son front, où passa une subite rougeur.

– Adieu, dit-elle à Jacques. Vous ne me perdez pas tout entière, l’amie vous reste.

Jacques ne répondit pas, et Suzanne sortit au bras de Claudine. Quand ils furent seuls, Jacques et Guillaume s’embrassèrent. Comme ils tombaient dans les bras l’un de l’autre, ils entendirent comme le bruit d’un soupir derrière la fenêtre. Au même instant, au milieu du silence profond, le sable d’un sentier voisin cria sous des pas invisibles. Guillaume et Jacques sortirent ; le bruit du vent venait d’un côté ; de l’autre, le voile de Suzanne flottait comme l’aile d’un cygne fugitif. – C’est un fermier qui regagne son village, dit Guillaume ; et tous deux rentrèrent.

Jacques passa la nuit sous le toit du fauconnier, mais au point du jour il partit. Une fois encore il reçut la bénédiction paternelle sur le seuil de cette porte où, trois ans plus tôt, il s’était agenouillé plein de joie et d’espérance, et que maintenant il quittait plein d’amertume et de découragement. Jacques ne prit pas la route de Laon ; ainsi que tous les cœurs blessés, il avait besoin d’affection ; il pensa à M. d’Assonville et se dirigea vers Arras, où le capitaine de chevau-légers tenait alors garnison. Un secret instinct lui disait que M. d’Assonville était comme lui, souffrant, et qu’ainsi que lui il aimait sans espoir. Le sergent trouva le jeune officier dans un salon qu’éclairait mal un mince rayon égaré entre d’épais rideaux. M. d’Assonville se promenait dans cette large pièce, où le bruit de ses pas était étouffé par un tapis. C’était bien toujours le même beau jeune homme, dont la tête intelligente et fine avait un air de douceur et de fierté qui charmait. Seulement, son regard semblait plus triste encore, et la pâleur transparente de son visage se marbrait de teintes bleuâtres sous les paupières. En voyant le soldat, M. d’Assonville sourit.

– Sois le bienvenu, lui dit-il. Nous amènes-tu cette fois des sapeurs ou des canonniers ?

– Non, capitaine, je viens seul.

– Seul ! Et que viens-tu faire ?

Jacques ne répondit pas. M. d’Assonville, étonné, s’approcha de lui ; un coup de vent qui écarta les rideaux lui permit de mieux voir le visage de son protégé.

– Mon Dieu ! qu’as-tu donc ? s’écria-t-il.

– Suzanne s’est mariée ! répondit Jacques.

M. d’Assonville lui prit la main et la serra.

– Pauvre Belle-Rose ! tu l’aimais, toi ! Ce devait être ainsi. Maintenant, tu souffres et tu es seul ! Moi, voilà six ans que je pleure.

Belle-Rose, à son tour, pressa la main de M. d’Assonville.

– Tu as le cœur noble et loyal, et tu vas t’aviser de mettre toute ta vie sur la parole d’une femme ! reprit le capitaine. Cela devait être, vois-tu. Je le sais bien, moi. Quand on prend une maîtresse au hasard, et qu’on la quitte comme on perd une pistole au lansquenet, ces choses-là n’arrivent jamais. Il n’y a que les fous qui aiment, et nous sommes de ces fous-là. Je ne te dirai pas de secouer ta souffrance comme on secoue au vent la poussière du chemin, mais tu es homme et tu es soldat. Roidis-toi contre le mal et attends ; si tu en meurs, il faut mourir debout.

– Oui, capitaine, répondit Belle-Rose d’une voix ferme ; et passant ses mains dans ses longs cheveux bouclés, il rejeta sa tête en arrière.

M. d’Assonville sourit.

– Tu es un brave et courageux garçon. Si tu en avais fantaisie, vingt femmes te vengeraient de ton infidèle.

Belle-Rose secoua la tête.

– À ton aise. Cependant, prends-y garde ; tu es trop triste pour qu’elles ne tentent pas de te consoler ; si tu les évites, elles te chercheront.

M. d’Assonville reprit sa promenade dans la chambre. Chaque fois qu’il passait devant Belle-Rose, il le regardait, et à chaque tour il le regardait plus longtemps. Enfin il s’arrêta devant lui.

– Veux-tu me rendre un service, Belle-Rose ? lui dit-il.

– Je suis à vous corps et âme.

– Feras-tu ce que je te dirai, tout ?

– Tout.

– Et tu me promets de garder le silence au prix de ta vie ?

– Je le jure.

– C’est bien. Je vais préparer tes instructions ; demain, tu partiras pour Paris.

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