XL Un coup de poignard

Jérôme embrassa gaillardement son neveu, auquel il reconnut tout de suite un air de famille. La Déroute, qui était pour son sang-froid un homme précieux dans ces sortes de circonstances, ne sourcilla pas, et le bonhomme de jardinier l’installa tout de suite dans son logement. Dès le premier jour, la Déroute se mit en devoir de gagner la confiance de Castor et de Pollux ; il y parvint par une abondante distribution de friandises dont il s’était muni. Le brave garçon se priva même de déjeuner pour mieux s’assurer de leur neutralité en cas d’événement. Jérôme, qui le voyait faire, s’étonnait d’une si grande amitié pour les bêtes.

– Que voulez-vous que j’y fasse ? lui répondait la Déroute d’un air innocent, c’est plus fort que moi, j’ai pour les animaux une tendresse inimaginable ; c’est à ce point que quand j’étais chez nous, je ne souffrais pas que d’autres s’en occupassent. Lorsque j’en vois un qui pâtit, je m’ôterais plutôt le morceau de la bouche pour le lui donner.

Tout en caressant les chiens qui gambadaient autour de lui, la Déroute prenait possession de son nouveau domaine ; il allait du potager aux serres et des quinconces au verger, afin de se bien mettre dans la tête la topographie des lieux. Le père Jérôme l’accompagnait dans sa visite, et mêlait à ses dissertations sur les travaux du jardinage des commentaires sur les Patu de Beaugency. La Déroute avait réponse à tout, et faisait avec une imperturbable tranquillité la biographie de trente personnes qu’il ne connaissait pas, s’aidant, sans avoir l’air d’y prendre garde, des souvenirs de Jérôme, et faisant mille contes quand la mémoire du vieux était à bout. Vers le soir, la Déroute connaissait le jardin du couvent comme s’il l’avait habité toute sa vie. Il en savait tous les coins et recoins, les petits sentiers et les endroits où l’on pouvait s’aider des arbres pour grimper au mur. Au moment de rentrer, Jérôme le poussa par le coude.

– Hé ! mon neveu, lui dit-il, regarde au bout de cette charmille, et tu verras une créature du bon Dieu qui a toujours quelque chose de luisant à me laisser aux doigts.

– Tiens, je veux y voir de plus près, repartit la Déroute, et il marcha vers le bout de la charmille.

L’oncle l’y suivit.

L’œil perçant de la Déroute avait promptement reconnu Claudine, et il n’était point fâché de se mettre en communication avec elle.

– Ma bonne dame, dit Jérôme, le chapeau bas et la main ouverte, voilà mon neveu, un honnête garçon, qui a eu le désir d’être présenté à une personne si pleine de vertus. S’il peut vous être bon à quelque chose, usez de lui en toute liberté.

– Ça pourra venir, mon oncle, ça pourra venir, reprit la Déroute, qui faisait de grandes révérences à coup de pieds.

Malgré le péril de la situation, Claudine se mordit les lèvres pour ne pas rire à la vue de la figure impassible du sergent, qui tortillait son chapeau d’une main et de l’autre se grattait l’oreille.

– C’est bien, mon garçon, très bien, dit-elle en attachant sur lui ses yeux riants ; je crois qu’on peut compter sur toi, et je te prie de prendre cet écu pour boire à ma santé.

Pour prendre l’écu il fallut s’approcher de Claudine ; la Déroute le fit d’un air lourd après que Jérôme l’eut poussé ; mais, en s’inclinant, il dit très bas et très vite :

– Tenez-vous prête, il faut se hâter.

Claudine le remercia d’un regard et s’éloigna rapidement. Elle trouva Suzanne qui l’attendait au détour d’une allée.

– J’ai vu la Déroute, lui dit Claudine d’une voix joyeuse.

– Et moi M. de Charny, répondit Suzanne en entraînant Claudine sous l’ombre épaisse des grands marronniers.

– Tu as vu M. de Charny ? reprit Claudine dont toute la gaieté disparut.

– Si Belle-Rose ne m’a pas délivrée avant trois jours, je suis perdue, continua Suzanne.

Claudine, épouvantée, la serra dans ses bras.

– M. de Louvois est las de ma résistance. Il faut que je sois religieuse ou mariée d’ici trois jours.

– Mais qui peut te contraindre à prononcer tes vœux ?

– Certes, aucune puissance humaine ne me forcera à outrager la majesté divine par des serments que mon cœur réprouve ; mais, Claudine, il y a la réclusion éternelle ; non pas cet emprisonnement doux et facile qui laisse voir le ciel et respirer la lumière, mais la réclusion au fond d’une cellule, le cloître sans l’espérance. On me donnera six pieds de terre entre quatre murs, on comptera sur les lassitudes et les mortelles influences de l’isolement, sur les lâches conseils du désespoir, et, quoi qu’il arrive, religieuse ou recluse, je suis perdue pour lui.

– Non, tu ne seras pas perdue pour lui ! s’écria Claudine, qui pleurait en embrassant Suzanne. Nous avons trois jours devant nous, trois jours, entends-tu ? Si l’on veut t’enfermer, je m’enferme avec toi, et crois bien que Cornélius démolira le couvent plutôt que de m’y laisser !

– Oui, reprit Suzanne, Jacques, ton frère, et Cornélius, ton fiancé, sont deux nobles cœurs, mais ils ont contre eux le ministre.

– Ils ont pour eux l’amour ; l’un vaut bien l’autre, qu’en penses-tu ?

La cloche du couvent sonna l’Angélus ; on entendit les chants religieux des sœurs qui se rendaient à la chapelle, et les deux amies se séparèrent. Une heure après cet entretien, Cornélius, qui rôdait sans cesse autour du couvent pour en mieux connaître les êtres, heurta un gentilhomme qui entrait dans la rue de Vaugirard par la rue Cassette. Le choc fit tomber les chapeaux des deux jeunes gens.

– Eh ! morbleu, l’homme au manteau ! s’écria l’un d’eux, vous allez bien vite ! souffrez qu’on vous arrête.

Et il mit la main sur la garde de son épée.

Mais le fer à demi tiré rentra dans le fourreau, et le gentilhomme tendit sa main à Cornélius en éclatant de rire.

– Sur ma parole, j’allais faire une sottise ! Mais que diable aussi, monsieur, on prévient les gens quand on va de Douvres à Paris.

– Ma première visite eût été pour vous si ma présence ici n’était secrète, répondit Cornélius en prenant la main du comte.

M. de Pomereux rajusta son manteau et assura son chapeau d’un coup de poing.

– Parbleu ! je ne sais pas si je dois me réjouir de cette rencontre, reprit-il, au moins aurais-je eu le plaisir de me couper la gorge avec un passant, si ce passant eût été un autre que vous ! dit-il d’un air bourru.

– Décidément, répondit Cornélius, le soir est contraire à votre humeur ; la première fois que je vous vis, vous étiez en train de vous faire massacrer ; la seconde, vous voulez absolument tuer quelqu’un. C’est une maladie.

– Vous raillez, je crois ! Je voudrais bien vous y voir ! Il m’arrive l’aventure la plus abominable… Vous m’en voyez furieux… Encore, s’il y avait là quelqu’un sur qui passer ma colère…

– Je suis vraiment fâché de ne pouvoir pas être ce quelqu’un-là ; mais, d’honneur, si vous me tuiez, cela dérangerait singulièrement mes projets.

– Tenez, continua le comte, sans prendre garde au raisonnement de Cornélius, je vous en fais juge : il y a une dame du nom d’Albergotti…

– Vous m’avez conté cette histoire, interrompit Cornélius.

– À vous ? c’est, ma foi, vrai ! Je la raconte à tout le monde, si bien que je ne sais plus moi-même qui l’ignore et qui la sait. Eh bien ! mon cher Irlandais, croiriez-vous qu’elle continue à me refuser obstinément ?

– En vérité ?

– C’est un cœur de roche ! j’en suis, ma foi, désespéré, non pas tant pour moi que pour elle ; car, vous le savez, une femme qu’on perd c’est du bonheur qu’on gagne.

– Si bien que, dans ce que vous faites, c’est l’amour du prochain qui vous inspire.

– Je crois que l’amour de la prochaine y entre aussi pour quelque chose, mais c’est un point que je cherche à me dissimuler. Un bon gentilhomme qui aime sans être aimé, c’est humiliant.

– Parbleu !

– Cependant, je sors du parloir et ne lui ai rien caché des dangers qu’elle courait. Je crois, sur ma parole, que la statue de saint Benoît se fût attendrie dans sa robe de pierre. Elle a souri et m’a répondu un grand : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » dont j’ai failli pleurer et dont j’enrage.

– Ah ! oui, fit Cornélius, les fameux dangers dont vous nous parliez en Angleterre : un couvent et un voile !

– Laissez donc ! Tenez, c’est un récit que je veux vous faire. Puisque je ne puis tuer personne, allons souper quelque part.

Cornélius se laissa faire complaisamment. M. de Pomereux, qui était au fait de tous les cabarets de Paris, gagna le coin de la rue du Dragon, où il y avait à cette époque-là un traiteur en renom, cogna à la porte, entra en bousculant le maître et ses garçons et fit dresser une table dans une chambre.

– Monsieur le gargotier, lui dit-il quand le couvert fut mis, allez me quérir de votre meilleur vin, et priez Dieu que je le trouve bon, car de l’humeur dont je suis, s’il n’est que passable, je mets le feu à la maison et vous massacre tous.

Ayant ainsi parlé, M. de Pomereux tira gaillardement son épée et la mit toute nue sur la table. Le tavernier décampa à toutes jambes et revint cinq minutes après suivi de deux valets qui portaient dix bouteilles chacun. Les bouteilles étaient de toutes les forces, et les vins de tous les crus. Le maître en prit une en tremblant et l’offrit au comte, un œil sur le verre et l’autre sur l’épée. M. de Pomereux fit sauter le bouchon et but le verre d’un trait. Il y eut un instant de silence durant lequel maître et garçons regardèrent la porte du coin de l’œil.

– Il est presque bon, va, je te pardonne, dit enfin le comte.

La valetaille disparut, et les deux convives s’assirent en face l’un de l’autre. Cornélius avait moins d’appétit que de curiosité ; cependant, comme l’heure était avancée, que le souper était bon et que c’était d’ailleurs un homme fort accommodant en toute chose, il tint bravement tête à son compagnon.

– Où en étais-je donc ? dit M. de Pomereux après avoir mis en pièces un lièvre et deux perdrix.

– Vous en étiez resté aux périls encourus par votre inhumaine.

– Ah ! oui. Voilà que la colère me reprend ; il faut que j’assomme un garçon. Je vais appeler le cabaretier pour qu’il m’en apporte un. Holà !

– Laissez donc, vous le tuerez en sortant.

– Eh bien ! vous m’y ferez penser.

– C’est convenu.

M. de Pomereux jeta une bouteille vide par la fenêtre, cassa le goulot d’une bouteille pleine et continua :

– Mme d’Albergotti s’imaginait d’abord qu’il n’y allait pour elle que du voile de religieuse ou du voile de mariée. Il m’a fallu lui confesser la vérité tout entière ; il y va du fort l’Évêque ou de Vincennes.

– Diable ! mais c’est beaucoup d’honneur qu’on lui fait ! La voilà traitée en criminelle d’État.

– Cela vient de ce que, grâce à M. de Charny, mon gentil cousin, monseigneur de Louvois, a eu vent des manœuvres de M. Belle-Rose.

– Voyez-vous ça !

– Or le ministre est un ministre très prudent, qui s’imagine qu’on est plus sûrement dans une prison que dans un cloître, dans un cachot que dans une cellule.

– C’est aussi l’avis des geôliers.

– Ah ! si Mme d’Albergotti consentait à prononcer ses vœux, il la laisserait fort à l’aise dans la pieuse maison des dames bénédictines, bien sûr qu’elle n’en sortirait plus. Mais c’est une femme qui est, dans sa taille mignonne, plus forte qu’un chêne. On la tuerait avant qu’elle articulât le oui sacramentel.

– C’est de l’entêtement !

– Oui, mais dans le langage du sentiment, on appelle ça de la constance. Croiriez-vous que pour la tirer de ce gouffre, je lui ai proposé de l’épouser et de la conduire après où bon lui semblerait, dans quelque château à moi, s’il m’en reste un, ou dans l’une de mes terres, lui promettant, sur ma foi de gentilhomme, de n’y jamais retourner sans sa permission ? Si Mme la marquise se fût regardée dans un miroir pendant que je lui parlais, elle aurait compris la grandeur de mon sacrifice. Mais point !

– Elle vous a refusé ?

– Tout net. M. de Louvois va se moquer de moi. Il faut croire que l’amour a fini par m’ensorceler. Que diable ! on n’est pas mal tourné cependant, on a de la naissance et l’on n’est point sot, après tout !

– Ma foi, mon cher comte, il faut mettre ce refus au chapitre des caprices féminins. On accepte et l’on refuse comme il pleut et comme il vente, sans qu’on sache pourquoi.

– Ce qu’il y a de curieux, c’est que ne pouvant pas être le mari de Mme d’Albergotti, je deviendrai son tyran.

– Vous !

– C’est une idée à M. de Louvois. D’ici à trois jours, parbleu ! je me mettrai à la tête de l’escorte qui la conduira je ne sais où, et jusque-là on m’a commis à sa garde. Mon beau cousin veut faire de moi une espèce de Barbe-Bleue. « Monsieur le comte, m’a-t-il dit, en s’armant de ses grands airs, prenez garde que la dame ne vous soit enlevée après s’être jouée de vous. Repoussé et trompé, ce serait trop pour votre renom. » Ça m’a piqué, et, d’honneur, je sens que je vais devenir impitoyable. Il ne me manque rien que d’avoir le casque en tête et la lance au poing pour ressembler à ces cavaliers des contes de fées qui défendaient leur belle.

– C’est selon comme vous entendez le verbe, dit tranquillement Cornélius.

– Oh ! je ne chicanerai pas sur le mot ; mettons que je suis un ogre qui surveille ma victime.

Le souper touchait à sa dernière bouteille ; M. de Pomereux se leva, donna un grand coup de pied à la table, qui s’écroula avec un affreux cliquetis de verre et de porcelaine, et descendit. Tout ce tintamarre de plats cassés l’avait mis en gaieté, si bien qu’il oublia d’assommer un garçon. Quand ils furent dans la rue, chacun tira de son côté, l’un vers l’hôtel de M. de Louvois, l’autre vers le logis de M. Mériset ; mais au moment de se séparer, M. de Pomereux, ôtant de son doigt une bague, la passa aux mains de Cornélius.

– Prenez ceci, monsieur d’Irlande, lui dit-il ; je ne sais quelle entreprise vous poursuivez, mais, en cas de mésaventure, frappez hardiment à l’hôtel de Pomereux, rue du Roi-de-Sicile ; cette bague vous en ouvrira toutes les portes et vous serez en sûreté.

Cornélius serra la bague dans sa poche, et les deux convives, s’étant pressé la main, se séparèrent. Le jeune Irlandais trouva Belle-Rose en conférence avec Grippard. Le brave caporal estimait dans son for intérieur que l’entreprise ne laissait pas d’être très périlleuse. Bouletord était en permanence autour du couvent avec sept ou huit drôles armés jusqu’aux dents, qui s’amusaient à regarder tous les passants sous le nez. Il y avait dans une écurie de la rue Saint-Maur une demi-douzaine de chevaux tout sellés et bridés en cas d’alerte, et le guet ne se reposait ni jour ni nuit.

– S’il ne s’agissait que de ma peau, ce ne serait rien, disait le soldat en forme de péroraison, mais j’ai peur des galères.

– Bah ! dit Cornélius, qui entra sur ces entrefaites, un homme de cœur est toujours le maître de se faire tuer.

Cet argument parut péremptoire à Grippard, qui ne dit plus mot.

– Allons ! dit Belle-Rose, nous agirons bientôt.

– Nous agirons demain, reprit l’Irlandais.

Et il raconta ce qu’il avait appris de M. de Pomereux. Belle-Rose bondit comme un lion.

– Si j’échoue, dit-il, aussi vrai qu’il y a un Dieu, j’irai chez M. de Louvois et je lui ouvrirai le cœur avec ce poignard.

Et d’une main crispée il tourna vers le ciel la lame d’un poignard qu’il portait sous son habit. On décida sur-le-champ que l’on tenterait l’enlèvement dans la soirée du lendemain. Cornélius et Belle-Rose étaient convenus avec la Déroute d’un signal qui le préviendrait du jour fixé pour l’évasion ; ce signal devait partir de la mansarde louée naguère par le sergent, et sur laquelle il avait promis de jeter les yeux d’heure en heure. Belle-Rose s’était muni d’une échelle de corde. Tandis qu’ils discutaient, M. Mériset entra dans l’appartement, son bonnet à la main. Il était un peu pâle, et toute sa personne avait un air de mystère qui sautait aux yeux.

– Pardon, messieurs, si je vous dérange, dit-il, mais je croirais manquer à tout ce que je dois à mes locataires si je ne les prévenais de ce qui se passe.

– Que se passe-t-il donc, mon bon monsieur Mériset ? dit Belle-Rose.

– Voici : des personnes dont la tournure m’est suspecte ont rôdé tantôt à la brune autour de ma maison. Bien certainement, ce n’est pas moi qu’elles sont chargées de surveiller ; d’où j’ai conclu…

– Que ne rôdant pas pour vous, elles rôdaient pour nous, interrompit Cornélius.

M. Mériset s’inclina en signe d’aveu.

– C’est un raisonnement logique, continua Belle-Rose, et qui n’est pas dépourvu de vérité.

– C’est pourquoi je me suis permis de monter chez vous, reprit le propriétaire. Il n’y a pas un bien loin trajet de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice à la Bastille ; ainsi, méfiez-vous.

– Nous nous méfions, mon digne hôte, gardez-vous d’en douter, et c’est à cette fin d’éviter un nouveau dérangement aux gens du roi que je vous prie de me rendre un service.

– Parlez, monsieur, dit en s’inclinant bien bas M. Mériset, à qui personne n’aurait ôté de l’esprit que son interlocuteur était pour le moins duc et pair.

– Avez-vous toujours ce cher neveu qui est votre héritier ? reprit Belle-Rose.

– Toujours.

– C’est un garçon qui doit se connaître en chevaux, étant aussi bon écuyer qu’il l’est. Je me souviens de quelle façon gaillarde il a galopé de Paris à Béthune.

– Il ne me convient pas de vanter mon neveu, mais il est certain qu’on n’achète pas un cheval dans le quartier sans le consulter.

– Priez-le donc de me procurer d’ici à demain quatre chevaux de bonne race, ayant du nerf et du souffle. Voilà Grippard qui les conduira au lieu où ils seront attendus. Quant au prix, je n’y regarde pas, et votre neveu aura dix louis pour la peine.

M. Mériset promit qu’on serait content et se retira. Grippard s’esquiva pour rejoindre Bouletord ; Cornélius et Belle-Rose sautèrent par-dessus les murs du jardin et gagnèrent le logis déniché par le sergent. En tournant le coin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, ils aperçurent dans l’encoignure d’une porte cochère deux hommes de mauvaise mine qui s’en détachèrent aussitôt. Mais à la vue des épées qui luisaient au clair de la lune, les drôles déguerpirent.

– M. Mériset ne s’était point trompé, dit Belle-Rose.

Cinq minutes après, trois lumières formant les pointes d’un triangle brillaient à la lucarne du grenier. La Déroute, qui faisait sa ronde dans les jardins du couvent, s’arrêta court.

– Allons ! c’est pour demain, dit-il, et il s’en alla philosophiquement rejoindre Jérôme Patu.

Le lendemain, Cornélius, enrubanné, se rendit au couvent des dames bénédictines ; il était suivi ce jour-là d’un grand laquais porteur de deux beaux chandeliers d’argent pour l’autel de sainte Claire, en qui la mère Évangélique avait une dévotion toute particulière. Le présent fut le bienvenu, et Cornélius eut le temps d’entretenir Claudine au parloir. Claudine, mise en peu de mots au fait des circonstances nouvelles, se chargea d’en instruire Suzanne et promit de suivre aveuglément les indications de la Déroute. Elle profita de la nouveauté des chandeliers pour obtenir de la supérieure la permission de parcourir les jardins au clair de lune et s’arrangea de manière que Suzanne eût avec elle, dans la matinée, une longue conférence. Une inquiétude profonde agitait leur âme, que rien ne pouvait calmer, ni la promenade, ni la prière. Vers midi, Claudine rencontra la Déroute, qui marchait une serpe à la main, mutilant les abricotiers. Personne n’était autour d’eux.

– Soyez à la brune derrière les noyers, à l’endroit où le mur fait le coude. C’est là.

– Nous y serons, dit Claudine.

Une religieuse passa. La Déroute se mit à tailler en plein bois, et Claudine chercha par terre des fleurs qui n’y étaient pas. À la tombée de la nuit, Claudine et Suzanne se jetèrent à genoux par un mouvement instinctif et levèrent leurs mains vers Dieu. C’était l’heure décisive. Elles se levèrent plus fortes et se tinrent prêtes. La cloche de la chapelle sonna, on entendit le pas des religieuses qui se rendaient à l’office du soir, et bientôt les chants retentirent. De grands nuages blancs s’étendaient comme une écharpe de gaze sur l’horizon, où flottait la lune voilée. Les vitraux de la chapelle étincelaient dans la nuit ; Suzanne prétexta d’un grand mal de tête pour ne pas descendre à la chapelle, Claudine lui ayant recommandé de l’attendre dans sa cellule. Suzanne entr’ouvrit sa porte et compta les minutes, le cœur plein de trouble. À sept heures, Claudine sortit ; les prières remplissaient de leurs murmures pieux les longs corridors du couvent ; la tourière, qui connaissait l’ordre de la supérieure, laissa passer la jeune pensionnaire, mais Claudine n’avait pas fait trois pas qu’elle rentra.

– J’ai oublié ma mante et vais la chercher ; veuillez, ma sœur, laisser la porte ouverte, dit-elle.

Et comme un oiseau, elle s’élança dans la sombre allée.

Ses pieds ne touchaient pas les dalles, et cependant Suzanne l’entendit et pencha la tête hors de sa cellule.

– Viens ! dit Claudine, et toutes deux descendirent l’escalier.

En passant devant la pièce étroite où la tourière se tenait, Claudine se pencha vers elle, masquant ainsi la porte.

– Merci, ma bonne sœur, dit-elle.

Suzanne se glissa dehors et Claudine la suivit. Elles s’enfoncèrent toutes deux dans les profondeurs silencieuses du parc, et s’embrassèrent aussitôt qu’elles furent à l’abri, sous le couvert des arbres.

– Encore quelques minutes et nous sommes libres ! dit Claudine.

Leurs petits pieds couraient sur le sable des allées ; l’espérance leur avait mis des ailes. Elles arrivèrent essoufflées à l’angle du mur et trouvèrent la Déroute qui trépignait d’impatience.

– Voici deux fois que j’ai donné le signal, on ne m’a pas répondu, dit-il. Attendez-moi là.

Suzanne frissonna et sentit trembler dans sa main la main de Claudine. La Déroute marcha le long du mur et, s’aidant de quelques branches, grimpa comme un chat sur l’arête. La nuit était noire, de gros nuages ayant tout à coup voilé la lune. Il prêta l’oreille, et il lui sembla qu’on chuchotait à dix pas de lui. La Déroute enfourcha le mur, et descendit en plantant la lame d’un couteau entre les pierres. Quand il fut par terre, il alla droit du côté où l’on avait parlé, mais tout à coup deux hommes fondirent sur lui.

– Va-t’en au diable ! lui cria l’un d’eux qui était Grippard, tandis que Bouletord, de son côté, le frappait d’un coup de poignard.

Le choc sauva la Déroute ; il reçut le coup dans ses habits et sauta de côté comme un chevreuil. Bouletord se jeta sur lui, mais le sergent gagna le coude du mur et disparut dans les ténèbres. Au bout de cent pas, il grimpa sur un arbre, prit son élan, debout sur une grosse branche, et tomba dans le jardin du couvent.

– Voilà, monsieur Bouletord, dit-il en se relevant, un coup que je vous revaudrai.

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