XLVII Un louveteau

Avant de retourner à Sainte-Claire d’Ennery, Belle-Rose devait se rendre à Paris, où il avait laissé les papiers que la duchesse de Châteaufort lui avait confiés, et qui constataient l’état de Gaston. Belle-Rose les avait remis à M. Mériset, qui s’était empressé de les serrer tout au fond d’une armoire secrète où il cachait son argent. Ces papiers étaient cachetés et scellés aux armes de la duchesse ; M. Mériset ne les voyait jamais sans penser aux nombreuses aventures de Belle-Rose, et il en tirait, comme toujours, cette conséquence que Belle-Rose était certainement un des personnages les plus considérables du pays.

– Quand il sera premier ministre, disait-il en forme de péroraison, je lui demanderai une place de concierge dans un château royal.

L’air ouvert et franc de Belle-Rose avait charmé le petit Gaston, qui s’était pris tout de suite d’une grande amitié pour lui. Une part de cette amitié avait rejailli sur la Déroute, qui se prêtait de la meilleure grâce du monde à tous les caprices du bonhomme, se sentant, disait-il, d’excellentes dispositions pour gâter le neveu de M. de Nancrais. Il ne fallait pas vivre plus de trois heures avec le petit Gaston pour comprendre l’affection qu’il inspirait au vieux garde. C’était un enfant prompt, alerte, souriant, hardi comme un coq là où il y avait du péril, et caressant comme une petite fille à la moindre complaisance. Au bout d’un quart d’heure, la Déroute l’adorait, et quand il fallut songer au départ, Gaston savait déjà charger et décharger un pistolet, et se servir comme une recrue d’un mousquet de bois que le sergent lui avait façonné. Gaston voulut à toute force monter à cheval pour aller à Paris ; l’idée de voyager comme un soldat lui faisait un plaisir extrême ; Belle-Rose hésitait à le contenter, craignant pour lui les fatigues du chemin ; mais la Déroute, qui tenait à gagner les bonnes grâces du petit bonhomme, leva toutes les objections : tandis qu’on discutait encore, il trouva dans le pays un petit cheval à la fois vigoureux et doux sur lequel il installa Gaston, le fouet en main. Le vieux garde embrassa son cher enfant et jura à Belle-Rose qu’il serait avant lui à Sainte-Claire d’Ennery, et la cavalcade se dirigea vers Paris par Chevreuse et Sceaux. Il était près de minuit quand Belle-Rose entra dans la grande ville ; il n’y avait personne dans les rues si ce n’est çà et là quelques galants qui gagnaient le logis de leurs maîtresses, le manteau sur le nez ; on voyait encore de distance en distance luire des lumières derrière les jalousies, mais les bruits étaient rares et les clartés discrètes. C’était l’heure de Vénus.

– Le moment est propice, dit Belle-Rose à la Déroute, je puis sans risque frapper chez notre ami M. Mériset. On n’a garde de me croire à Paris, et si, par hasard, on pouvait se douter de ma présence, ce n’est pas à cette heure qu’on me chercherait.

– Et d’ailleurs, vous rencontrât-on, comment pourrait-on vous reconnaître, en compagnie de ce petit bonhomme ? C’est notre providence à nous que cet enfant.

Mais la providence dormait de tout son cœur. La Déroute l’avait assise devant lui et la soutenait entre ses bras. Quand on fut proche de la barrière du Maine, Belle-Rose descendit de cheval.

– Tu vas te rendre à la rue du Roi-de-Sicile, chez M. de Pomereux, dit-il au sergent ; quoi qu’il arrive, vous y serez en sûreté.

– Et vous ?

– Moi, je vais chez l’honnête M. Mériset.

– Seul ?

– Non, avec mon épée.

– À pied ?

– Sans doute ! les fers d’un cheval sont indiscrets : ils diraient d’où je viens et où je vais à tout le quartier.

La Déroute regardait tour à tour le capitaine et l’enfant.

– Si nous nous y rendions tous trois, dit-il enfin.

– Mon brave sergent, répondit Belle-Rose, ce serait exposer le petit sans profit pour les grands.

Il jeta la bride de son cheval aux mains de la Déroute, et tandis que l’un se dirigeait vers la rue du Roi-de-Sicile par la rue Saint-Jacques, l’autre prenait du côté de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. La nuit était noire ; il faisait un grand vent qui chassait de lourdes nuées dans le ciel ; les girouettes criaient sur les toits, et les ais mal ajustés des vieilles portes grinçaient sur les gonds tremblants. Parfois on voyait d’immobiles étoiles scintiller entre les déchirures des nuages dont les pans échevelés semblaient raser les grandes tours de Notre-Dame. Belle-Rose serra son manteau autour de ses épaules, s’assura que son épée et son poignard jouaient facilement dans leur gaine, et s’enfonça dans le faubourg Saint-Germain. Il arriva à la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice par la rue de Vaugirard. Comme il en tournait l’angle, il vit un homme caché sous un porche, qui dormait roulé dans une cape de gros drap, le chapeau sur les yeux. Belle-Rose pensa que c’était un laquais qui était tombé là en sortant du cabaret, et il passa outre. La maison de l’honnête M. Mériset semblait, à cette heure avancée de la nuit, la plus silencieuse de toutes les silencieuses maisons du quartier ; les volets en étaient bien clos, et pas une lumière ne brillait par leurs fentes et leurs jointures. Belle-Rose souleva le marteau et frappa. Au troisième coup, le volet d’une fenêtre percée au-dessus de la porte s’ouvrit lentement, et l’on vit la tête patriarcale du père Mériset qui se penchait, protégeant de la main la flamme d’une chandelle.

– Qui va là ? dit-il d’une voix un peu inquiète.

– Descendez vite ! murmura Belle-Rose, on vous le dira quand vous serez plus près.

À l’accent de cette voix bien connue, M. Mériset ferma précipitamment le volet, et courut à l’escalier. Mais en même temps que c’était un homme tout dévoué, M. Mériset était un propriétaire très prudent. N’étant pas bien sûr de la finesse de son ouïe, et voulant éviter toute surprise fâcheuse, il fit jouer la charnière d’un judas taillé dans la porte et regarda son interlocuteur. C’était à quoi s’occupait un troisième personnage, dont Belle-Rose ne soupçonnait pas la présence dans cette partie de la rue du Pot-de-Fer. Ce personnage n’était autre que le laquais qu’il avait vu endormi sous un porche. Au premier coup de marteau, le dormeur secoua ses oreilles et ouvrit les yeux ; au second, il se dressa pour savoir d’où venait le bruit ; au troisième, il marcha du côté de la maison de M. Mériset. À la manière dont il posait son pied par terre, rasant la muraille, il était clair que le prétendu laquais avait quelque intérêt à n’être pas aperçu. Le bout d’une longue rapière dépassait sa cape, et au moment où il s’était levé, une paire de pistolets avait brillé en compagnie d’un poignard à sa ceinture de cuir. De porte en porte, cette espèce de sacripant gagna un angle obscur d’où il lui fut aisé de tout voir sans être vu. Quand la lumière tomba d’aplomb sur le visiteur nocturne, l’espion pencha sa tête et l’examina curieusement. Mais Belle-Rose lui tourna le dos, il ne put distinguer que sa grande taille.

– Est-ce bien vous ? demanda le propriétaire soupçonneux.

– Regardez vite et ouvrez vite, lui répondit Belle-Rose en découvrant son visage.

M. Mériset sourit, repoussa le judas et tira les verrous. L’espion n’avait rien entendu, ces quelques paroles ayant été prononcées tout bas ; mais le sourire et l’action de M. Mériset ne lui échappèrent pas. Il en conçut fort judicieusement que le visiteur était un des habitués de la maison, et qu’il fallait qu’il eût quelque affaire urgente pour arriver à cette heure. La porte s’entr’ouvrit et Belle-Rose passa ; mais en voulant la repousser, il se tourna vers la rue, et la lumière, que M. Mériset tenait à la main, éclaira subitement le visage de Belle-Rose, dont le manteau n’avait pas été relevé. Ce fut comme une apparition ; mais l’espion, qui avait tout vu, tressaillit dans son coin.

– C’est lui ! murmura-t-il.

La porte se referma et il s’élança dans la rue. En trois bonds il eut atteint l’angle de la rue du Vieux-Colombier, et regarda autour de lui ; la rue était noire et silencieuse. On n’y entendait pas d’autre bruit que les plaintes du vent qui sifflait entre les cheminées. L’espion tira un sifflet de sa poche et siffla doucement une première fois, puis un peu plus fort une seconde, puis enfin très fort une troisième, mettant une minute ou deux d’intervalle entre chaque coup de sifflet. Personne ne répondit à cet appel. L’espion frappa du pied.

– Le misérable, dit-il, sera sans doute allé se griser dans quelque cabaret !… À moins qu’il ne se soit endormi comme moi dans quelque coin, reprit-il.

L’espion fureta de tous côtés en marchant à tâtons ; il ne trouva personne. Il revint au coin de la rue du Pot-de-Fer, et piétina quelques minutes indécis ; tantôt il faisait une trentaine de pas en courant du côté de la rue du Vieux-Colombier, tantôt il retournait à la hâte vers la maison de M. Mériset. Son esprit irrésolu se livrait à un monologue intérieur.

– Si je vais chercher main-forte, pensait-il, pour investir la maison et saisir Belle-Rose, il peut très bien, durant mon absence, sortir et disparaître. C’est une hirondelle, que ce gaillard-là ; mais si je reste, il est clair qu’à moi tout seul, adroit et fort comme il l’est, je ne parviendrai jamais à m’emparer de sa personne. Pourquoi, diable, Robert n’est-il pas à son poste ?

L’espion reprenait son instrument et sifflait. Mais Robert n’apparaissait pas davantage. L’espion mit le sifflet dans sa poche, craignant, s’il en usait encore, d’attirer l’attention de Belle-Rose, et se décida à rester en observation dans le coin sombre qu’il avait quitté au moment de l’entrée du capitaine dans son ancien logis.

– Quand il sortira, se dit-il, si personne n’est encore venu, je le suivrai, et je trouverai bien en route quelqu’un des nôtres qui pourra m’aider à le prendre ou à le tuer.

L’espion se colla contre le mur et resta dans une complète immobilité. Cependant Belle-Rose avait suivi M. Mériset dans la chambre où si souvent il avait dormi.

– Je n’ai pas longtemps à rester chez vous, lui dit-il, ne faisant que traverser Paris…

– Quoi ! pas même cette nuit ? s’écria l’honnête propriétaire dont nous connaissons le faible pour Belle-Rose.

– Pas même une heure ; je viens seulement pour retirer de vos mains certains papiers que je vous ai confiés il y a déjà quelque temps.

– Ils sont dans ma chambre ici près.

– Vous allez donc, s’il vous plaît, les prendre et me les apporter.

– Au moins, reprit M. Mériset en se levant, me ferez-vous l’honneur d’accepter une tranche de pâté de gibier que mon neveu Christophe a payé de ses économies pour m’en faire présent, et de boire un verre de vieux vin de Bourgogne dont je n’use qu’aux grandes occasions.

La marche et le grand air avaient ouvert l’appétit de Belle-Rose, il accepta l’offre de M. Mériset, qui courut chercher le pâté, la bouteille et les papiers. Belle-Rose serra les papiers dans sa poche, fit une brèche au pâté, but un verre de vin et embrassa cordialement le vieux bonhomme, qui, ayant tenu tête au capitaine, se sentait tout attendri.

– Maintenant je pars, mon cher monsieur Mériset, lui dit Belle-Rose.

– Pour longtemps ?

– Je l’ignore.

– C’est juste ; quand on a tant d’affaires !…

– C’est moins la quantité que la qualité, mon cher hôte, et les miennes sont d’une espèce très délicate.

M. Mériset hocha la tête d’un air grave et mystérieux et prit le flambeau pour éclairer Belle-Rose, qui descendait l’escalier. Le petit souper auquel le propriétaire avait invité le capitaine avait retardé la sortie de Belle-Rose d’une petite heure. La pluie était tombée pendant le repas, et l’espion grelottant n’avait pas remué du coin où il s’était blotti.

– Si j’attrape la fièvre, disait-il en tourmentant le manche de son poignard, au moins faudra-t-il qu’il me la paye !

Quant à Robert, on ne l’avait point vu. Enfin la porte s’ouvrit, l’espion retint son souffle, et Belle-Rose sortit. Le ciel commençait à se découvrir, et l’on apercevait entre les nuages de larges bandes d’un azur profond, d’où venait une pâle clarté. Belle-Rose s’engagea dans la rue des Canettes et prit par la rue du Four le chemin du carrefour Buci ; il marchait à grands pas et tournait brusquement le coin des rues.

– Cet homme n’est pas en peine d’un asile et sait où il va, se dit l’espion qui longeait les murailles à ses trousses.

Belle-Rose regardait devant lui ; l’espion regardait de tous côtés, cherchant un camarade, mais les cabarets étaient fermés ; Paris semblait désert. Deux heures venaient de sonner à l’horloge de la Sorbonne. Au coin de la rue Saint-André-des-Arts, ils rencontrèrent des voleurs en train de forcer une boutique ; un peu plus loin, rue Pavée, ils virent un étudiant qui grimpait par une échelle à un balcon. Belle-Rose n’avait que faire d’inquiéter les filous et les amants : il passa. L’espion le suivit. Comme il arrivait sur le quai, Belle-Rose crut entendre marcher à une centaine de pas derrière lui ; il se retourna et ne vit rien ; au bout du pont Saint-Michel, le même bruit se renouvela ; cette fois Belle-Rose aperçut une ombre noire qui filait le long du parapet.

– On me suit, pensa Belle-Rose.

Et pour s’en assurer, au lieu de prendre par la rue de la Barillerie, il tourna le coin de la rue de la Calandre et s’arrêta à la partie qui touche à la rue de la Juiverie, prêtant l’oreille. Belle-Rose mit la main sur la garde de son poignard, entr’ouvrit son manteau pour être prêt en cas d’attaque et se dirigea vers le pont Notre-Dame. L’espion n’avait rien remarqué ; mais en passant dans la rue de la Lanterne, qui aboutit au quai, il aperçut derrière les vitres d’un cabaret mal fermé un de ses camarades qui buvait. Il entra et lui frappa sur l’épaule.

– Hé ! Gargouille, lui dit-il à l’oreille, je tiens une piste ; cours chez M. de Charny et réveille-le.

– Notre homme est à Paris ? s’écria Gargouille, en se dressant.

– Je le suis ; au chemin qu’il prend, je ne doute pas qu’il n’aille chez M. de Pomereux ; il y sera comme dans une souricière. Cours !

Les deux acolytes suivirent ensemble le pont Notre-Dame, au bout duquel l’un prit à gauche et l’autre à droite. Belle-Rose, qui avait l’oreille au guet, entendit la course de Gargouille, qui s’éloignait par la rue Planche-Mibray, tandis que l’espion s’avançait du côté de la place de l’Hôtel-de-Ville. Belle-Rose, bien sûr de son fait cette fois, prit son parti sur-le-champ. Il entra d’un pas plus rapide dans la rue de l’Épine, se jeta dans la rue de la Tixéranderie et se blottit dans l’ombre d’une porte qui faisait le coin de la rue des Coquilles. Malgré la clarté que distillaient les étoiles, ce quartier, l’un des plus fangeux et des plus noirs de Paris, était sombre et lugubre. Les vieilles maisons y rapprochaient leurs façades humides et les ruelles y rampaient dans les ténèbres comme des serpents. L’espion, qui craignait de perdre la trace de Belle-Rose, hâta sa course et entra dans la rue de la Tixéranderie au moment où Belle-Rose s’arrêtait au coin de la rue des Coquilles ; il fit quelques pas en avant, mais n’entendant plus marcher, lui-même s’arrêta. Belle-Rose l’attendait le poignard à la main ; quelques instants se passèrent dans cette immobilité réciproque ; mais le capitaine, qui ne savait pas ce que le drôle que l’espion avait racolé en route était allé chercher, se décida le premier à agir. Il se jeta tout à coup hors de sa cachette et marcha résolument vers l’espion ; l’espion, qui se tenait sur ses gardes, leva un pistolet qu’il avait à la main et pressa la détente ; mais la pluie avait mouillé la poudre et le coup ne partit pas. Belle-Rose fondit sur l’espion, qui n’eut que le temps de s’armer d’un poignard. La lutte fut courte et décisive : doué d’une force terrible, Belle-Rose prit l’espion à bras-le-corps, et le faisant ployer, il lui plongea son poignard dans la poitrine jusqu’à la garde. L’homme tomba en poussant un cri désespéré. Un cri terrible répondit à ce cri. Belle-Rose prêta l’oreille et entendit du côté de la rue des Arcis le bruit d’une troupe d’archers qui accouraient ; il jeta son manteau et se précipita vers la rue du Roi-de-Sicile par la rue de la Verrerie.

En trois minutes il atteignit l’hôtel de M. de Pomereux, grimpa, en s’aidant des sculptures et des saillies, au balcon qui régnait devant la façade, fendit la jalousie d’un coup de poignard, brisa la vitre, ouvrit la fenêtre et bondit dans l’appartement. Au même instant, un coup de feu éclata dans la rue ; la balle fit sauter le châssis derrière Belle-Rose. À cette brusque détonation, M. de Pomereux, qui causait avec la Déroute devant la cheminée, saisit son épée.

– Belle-Rose ! s’écria-t-il à la vue du capitaine.

Belle-Rose jeta son poignard ensanglanté sur le tapis.

– Monsieur le comte, lui dit-il, je viens au nom de Gabrielle vous demander l’hospitalité.

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