XLIV Un nid dans un couvent

Après que la porte de l’abbaye de Sainte-Claire d’Ennery se fut refermée sur les fugitifs, M. de Pomereux se tourna vers M. de Charny.

– Eh bien ! monsieur, lui dit-il, à présent que tout est fini, ne vous semble-t-il pas qu’il serait bien temps de souper ?

– Le bal pourrait bien venir après le souper, répondit M. de Charny, à qui il n’était plus rien resté de sa violente colère qu’un léger tremblement dans la voix ; mettez-vous en quête d’un cabaret, moi je me rends à Paris.

– Chez mon glorieux cousin, sans doute.

– Chez M. de Louvois, à qui je ferai part du secours que vous m’avez prêté dans toute cette affaire ; je ne doute pas qu’il ne vous en témoigne lui-même sa vive satisfaction.

– Parbleu ! mon cher monsieur de Charny, je compte assez sur votre amitié pour être assuré que vous serez le premier à m’en apporter la nouvelle.

M. de Charny rangea sa petite troupe et donna le signal du départ. M. de Pomereux, qui avait cette nuit-là une furieuse démangeaison de parler, poussa son cheval auprès de M. de Charny.

– En somme, reprit-il, l’aventure est désastreuse ; j’y perds un cheval mort au service du roi : un cheval qui, pour le dévouement, ne le cédait point au chien de Montargis ; j’en ai trois ou quatre autres qui sont fourbus ; j’y perds encore une femme que j’étais en train d’adorer, et j’ai mes habits tout déchirés en vingt endroits ; tout compte fait, c’est un total de sept ou huit infortunes dont vous me voyez marri.

M. de Charny tourmentait la bride de son cheval et se taisait.

– Ma foi, mon bon monsieur de Charny, continua M. de Pomereux, qui prenait goût à la raillerie, je suis très curieux de connaître votre avis sur l’espèce de récompense que M. de Louvois me tient en réserve. Ouvrez-moi votre cœur là-dessus. Que vous semble d’un régiment ? J’aime fort l’uniforme des dragons. C’est un corps très à la mode, et je voudrais être M. de Lauzun, rien que pour en avoir eu l’idée… M. de Louvois pourrait bien encore me gratifier d’un gouvernement… Il y a de charmantes villes dans notre beau pays de France… S’il vous touche un mot de Blois, d’Orléans, de Tours ou de Bordeaux, je vous autorise à dire que j’accepte.

– Ne vous mettez point en peine, repartit M. de Charny, la récompense qu’on vous ménage sera telle que vous aurez lieu d’en être surpris.

– Vous croyez ! s’écria M. de Pomereux avec une feinte candeur. Il est évident que M. de Louvois, éclairé par vos discours, déploiera toute la générosité qui lui est naturelle. Ma seule crainte est qu’il aille trop loin ; ainsi, par exemple, je ne voudrais pas qu’il me comprît dans la prochaine promotion aux ordres de Sa Majesté.

– Quelle que soit la fête, j’amènerai les violons, répliqua M. de Charny.

On ramassa en chemin le corps de Bouletord et du capitaine Bréguiboul, et la petite troupe gagna Pontoise, où M. de Charny et M. de Pomereux se séparèrent. Celui-là prit des chevaux de poste et retourna ventre à terre à Paris ; l’autre chercha par les rues jusqu’à ce qu’il eût trouvé un cabaret, et il s’y installa le plus gaiement du monde. Malgré la fatigue et l’inquiétude que pouvaient lui causer les suites de cette affaire, M. de Pomereux se conduisit de manière à prouver aux plus incrédules que la mauvaise fortune n’avait aucune prise sur son appétit. Il n’était pas de mésaventure qui pût l’empêcher de savourer le fumet d’une perdrix cuite à point, et pas de malheur qui le contraignît à laisser pleine une bouteille de vin vieux. Au petit jour, le comte boucla son ceinturon et paya l’écot.

– M. de Charny doit avoir, à l’heure qu’il est, se dit-il, rendu compte à mon magnifique cousin du résultat de notre poursuite. C’est un récit qui m’aura montré sous un point de vue tellement héroïque, que je ne saurais trop me hâter d’échapper à la reconnaissance de monseigneur le ministre. J’ai bien un tout petit prétexte à alléguer pour ma justification, mais avec un ministre de ce caractère, il faut avoir quatorze fois raison pour ne pas avoir tort ; mon prétexte est insuffisant. J’ai bien encore la ressource d’aller en Turquie me battre contre les Turcs, mais, en attendant, le plus court est de me rendre à Chantilly. Quand je serai dans la maison du prince de Condé, ce sera bien le diable si le ministre ne me respecte pas. Mon prétexte se haussera tout de suite à la taille d’une vérité.

M. de Pomereux en était à la queue de son raisonnement quand il mit le pied à l’étrier ; il prit de suite un chemin de traverse et se rendit tout droit à la résidence royale du prince de Condé. Le prince de Condé, celui-là même qu’on devait appeler un jour le grand Condé, avait vu le père et le frère aîné du comte de Pomereux sur le champ de bataille de Rocroi ; le frère avait été tué en Flandre, en combattant sous ses ordres. C’était une famille de braves gentilshommes ; il accueillit noblement celui qui venait s’asseoir à l’ombre de son nom. M. de Pomereux put se regarder sur l’heure comme un officier de sa maison.

Quand M. de Charny eut appris à M. de Louvois les événements de la nuit, le ministre bondit sur son fauteuil. Il se fit répéter les détails de cette fuite, et M. de Charny n’en omit aucune circonstance. M. de Louvois s’était rassis et l’écoutait la tête dans sa main. Ce calme apparent, dans une nature aussi violente, annonçait un ressentiment profond. M. de Charny ne s’y méprit pas. Après qu’il eut terminé, M. de Louvois se leva :

– Vous connaissez, dit-il, l’humeur de Sa Majesté. Le roi Louis XIV ne plaisante pas en matière de religion. Tout ce qui touche aux choses de l’Église lui est sacré. Si vous aviez pénétré dans le sanctuaire de l’abbaye, j’aurais été contraint de vous désavouer, et peut-être ne m’eût-il jamais pardonné cette violence. Il faut attendre.

M. de Charny attacha son regard perçant sur le ministre.

– L’attente n’est pas l’oubli, reprit M. de Louvois. Que ce soit dans un mois ou dans un an, tôt ou tard, Belle-Rose et Mme d’Albergotti sortiront de l’abbaye de Sainte-Claire d’Ennery ; la fortune les a trop souvent secourus pour qu’elle ne les trahisse pas un jour. Ce jour sera le nôtre.

– Nous attendrons, dit M. de Charny avec un sourire sinistre.

– Sachez ce qu’ils font et ce qu’ils veulent faire. Si l’un ou l’autre ou tous deux essayent de quitter l’abbaye, n’y mettez aucun obstacle ; mais surveillez leur départ. Trop de précaution les épouvanterait et donnerait à Mme de Châteaufort et à M. de Luxembourg le temps d’agir pour eux. Il faut qu’ils soient imprudents. Vous me comprenez ?

– Parfaitement.

– Nous avons été joués deux fois, vous et moi ; c’est trop de deux : Belle-Rose s’est échappé de la Bastille, Mme d’Albergotti a fui du couvent des dames bénédictines, ils sont à présent réunis…

– Une victoire nous vengera des deux défaites.

– Quant à M. de Pomereux, je lui ferai bien voir que la chevalerie n’est plus de saison.

– Je crois qu’il était blessé, monseigneur, reprit M. de Charny d’un air de commisération.

– Que ne continuait-il ? Il aurait eu moins de peine à se faire tuer !

– Mais il avait engagé sa parole, continua-t-il de sa voix mielleuse.

– Et sa parole engage sa tête, monsieur.

Tandis que M. de Pomereux était à Chantilly avec le prince de Condé, et M. de Charny avec M. de Louvois à Paris, les fugitifs bénissaient Dieu qui les avait protégés dans leur entreprise. Aucune expression ne saurait peindre la surprise de Belle-Rose et Suzanne au moment où leur apparut le visage de Mme de Châteaufort. Tous deux la regardaient effarés, tandis qu’elle s’avançait vers eux, calme et souriante. Ce n’était plus la même femme ; la douleur avait passé sur ce beau front pâli, et il en était resté une tristesse inaltérable, répandue comme un voile sur tous les traits ; les austérités de la religion, le silence du cloître et la prière avaient plié cette âme déchirée par l’amour ; elle s’était inclinée sous la main de Dieu, et à la voir blanche et recueillie, paisible et sereine, on comprenait que Mme de Châteaufort n’avait emporté du monde qu’un cœur épuré par le pardon et qu’un esprit plein de miséricorde. Elle était comme Madeleine après qu’elle eut essuyé de sa chevelure les pieds du Sauveur.

– Soyez sans inquiétude, leur dit-elle ; cette maison est la vôtre, et la main de Dieu est entre vous et ceux qui vous haïssent.

Geneviève embrassa Suzanne et Claudine, et salua Belle-Rose d’un pâle et doux sourire. Belle-Rose était sans force et sans voix pour répondre. Les plus dévorantes ambitions l’avaient agité depuis quelques heures ; mille souvenirs l’assaillaient à présent.

Il n’y avait pas dans le cœur de Suzanne de place pour la haine. Si un instant la jalousie se réveilla à la vue de Geneviève, elle chassa bien vite ce sentiment indigne de toutes deux et rendit à l’abbesse son baiser de sœur. Les religieuses se retirèrent dans leurs cellules, et Geneviève elle-même voulut conduire les hôtes que lui envoyait la Providence aux appartements qu’elle leur destinait. Belle-Rose, Cornélius, la Déroute et Grippard furent établis dans un corps de logis dépendant des jardins de l’abbaye ; Suzanne et Claudine restèrent chez l’abbesse.

– Permettez-moi de vous servir de mère, leur dit-elle ; depuis que vous avez franchi le seuil de cette maison, n’êtes-vous pas mes filles ?

Le lendemain, vers midi, Mme de Châteaufort fit appeler Belle-Rose. Elle le reçut dans un oratoire dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur un paysage tel que Paul Potter les aimait. Au loin, une rivière – l’Oise – baignait de ses eaux paresseuses de grandes prairies toutes semées de peupliers ; à l’horizon vaporeux les clochers d’Auvers et d’Hérouville, quelques chaumières çà et là sous des bouquets d’arbres, des saules trapus le long des ruisseaux, et dans les herbes un troupeau ruminant de vaches et de bœufs. Le soleil teignait ces doux paysages d’une lumière dorée qui semblait tamisée par la brume. Les merles sifflaient parmi les haies, et l’on entendait tinter la sonnette des bœufs errant dans les prés. Une sorte de luxe monastique brillait dans l’oratoire : l’abbesse n’avait pu s’empêcher de rester grande dame. Le christ d’ivoire était le plus beau modèle de Jean Goujon ; les tableaux attachés aux pans de chêne noir appartenaient aux meilleurs peintres italiens, une Nativité du Corrège, une sainte Claire d’André del Sarte, une Vierge à l’enfant du Guide ; le bénitier et l’ange étaient de Germain Pilon ; les ciseaux les plus délicats avaient ciselé le prie-Dieu et les lambris. Dans cet oratoire, la religion se faisait attrayante et douce ; Dieu et l’art, qui est fait à son image, y prenaient le pécheur par la main. Geneviève ne put se défendre d’un grand trouble à la vue de Belle-Rose. On vit une larme poindre entre ses cils.

– Je me croyais bien forte, lui dit-elle, et voilà que votre seule présence a remué toutes les cendres de mon cœur. C’est une épreuve sans doute que Dieu a voulu me ménager ; il m’a secourue, il me secourra.

Le cœur de Belle-Rose lui sautait dans la poitrine ; il détourna les yeux et regarda par la fenêtre les champs et l’horizon pour ne pas laisser voir à Geneviève son émotion.

– Et d’ailleurs, Jacques, pourquoi ne pleurais-je pas devant vous ? reprit-elle ; il y a des heures où les larmes sont agréables à Dieu ; il me semble que la souffrance est plus féconde que la prière, et j’ai tant souffert que je commence à croire que je suis pardonnée.

Vaincu par ces paroles, Belle-Rose prit la main de Geneviève et la porta contre son cœur ; ses yeux étaient tout remplis de larmes, et il ne se cacha plus pour lui laisser voir qu’il pleurait.

– Vous aussi ! dit-elle ; ainsi je vous suis chère encore ! Me parlerez-vous comme un frère parle à sa sœur ? Tenez, Jacques ! j’ai consacré toute ma vie et toute mon âme à Dieu, et cependant il ne se passe pas de jour que je ne l’invoque pour vous. Quand votre nom vient sur mes lèvres, je l’accueille comme un nom béni, et il ne me semble pas que je fasse mal en le mêlant à mes prières.

Jacques contemplait Mme de Châteaufort en silence ; elle ne lui était jamais apparue sous cet aspect, où la tendresse se confondait avec la piété, et en même temps que son âme palpitait à la voix de Geneviève, il éprouvait pour elle un respect plus profond.

– Oh ! dit-elle avec un doux sourire, je ne suis plus la même femme ; la duchesse pleine de superbe et de dédain a fait place à la plus humble des religieuses ; il me semble que ma vie d’autrefois est un rêve dont il ne m’est resté qu’un souvenir ; j’ai noyé tout le reste sous le repentir. Vous le dirai-je, mon ami ? j’ai voulu me rendre digne d’avoir été aimée ; le Christ, qui a relevé la Madeleine, me pardonnera cette pensée. À présent, je puis mourir, il me semble que nous habiterons le même coin du ciel.

– Vous êtes ma sœur, Geneviève, et une autre vie que vous ne partageriez pas me serait amère, lui dit Belle-Rose.

Geneviève lui pressa la main doucement.

– Vos paroles sont bonnes au cœur, reprit-elle, mais à présent que je me suis confessée, vous disant tout ce qu’il y avait en moi, me permettez-vous bien de vous parler de vous-même ?

– Parlez, Geneviève.

– J’ai causé toute la nuit avec Suzanne ; c’est une pauvre âme déjà fortement éprouvée ; elle s’est ouverte à moi comme une sœur à sa sœur, et je sais quelles douleurs vous ont agités tous deux depuis la soirée de Villejuif. C’est la main de Dieu qui vous a tous conduits ici. Vous y êtes entrés errants et proscrits, vous en sortirez libres et mariés.

Belle-Rose tressaillit à ces mots.

– Si le malheur vous visite, au moins serez-vous deux à le supporter ; si le bonheur vous sourit enfin, il vous paraîtra plus doux étant ensemble, ajouta Mme de Châteaufort. Il ne faut pas que vous quittiez cet asile sans qu’un prêtre ait béni votre amour. Deux époux peuvent vivre à l’ombre de cette abbaye ; deux amants le pourraient-ils ?

– Ce que Suzanne voudra, je le ferai, dit Belle-Rose.

– Suzanne est prête, répondit Geneviève d’une voix émue ; dans trois jours vous serez mariés.

Belle-Rose, après ces mots, se retira plein de trouble. Demeurée seule, Mme de Châteaufort s’agenouilla devant son prie-Dieu, toute pâle et les mains jointes.

– Mon Dieu ! dit-elle d’une voix brisée par les sanglots, bénissez-les et qu’ils soient heureux !

Elle resta longtemps immobile, le front courbé sous la croix ; quand elle se leva, son visage était comme celui d’un martyr, souffrant et résigné. L’abbesse de Sainte-Claire d’Ennery fit prévenir l’évêque de Mantes, qui promit de donner aux jeunes époux la bénédiction nuptiale, et l’on décida que ce jour-là même Cornélius Hoghart et Claudine seraient mariés. La joie de Belle-Rose et de Suzanne était grave et recueillie, celle de Claudine enfantine et souriante ; elle rougissait en regardant Cornélius, et ne pouvait s’empêcher de le regarder à toute minute ; Cornélius ne savait ce qu’il faisait ni ce qu’il disait. C’étaient, entre ces quatre personnes, d’interminables conversations et de profonds silences ; au plus fort de leurs entretiens il arrivait parfois qu’on voyait passer sous les arceaux du cloître la silhouette élégante de l’abbesse ; ses mains diaphanes tenaient un livre d’heures ; elle les saluait d’un doux sourire et disparaissait sous les sombres voûtes. Alors tout le monde se taisait, et Suzanne, qui était toujours la première à la voir, mettait un doigt sur sa bouche et courait à elle pour l’embrasser.

– Je ne sais pourquoi, disait Claudine s’essuyant les yeux, le sourire de cette pauvre abbesse me donne envie de pleurer.

Cornélius regardait Belle-Rose et soupirait. Dans ces moments-là, Belle-Rose aurait voulu avoir deux vies pour donner l’une à Geneviève et conserver l’autre à Suzanne.

Quant à la Déroute, il ne se tenait pas d’aise. On avait toutes les peines du monde à l’empêcher de chanter, et malgré la sainteté des lieux il se serait livré à mille extravagances, si Belle-Rose et Cornélius n’avaient employé la moitié de leur temps à maintenir sa joie dans des limites honnêtes. Grippard, qui en toute chose prenait modèle sur la Déroute, était d’un contentement à nul autre pareil. Ils s’évertuaient ensemble à bâtir mille châteaux en Espagne ; et Grippard, enthousiasmé par les discours du sergent, jurait qu’il ne quitterait jamais la compagnie d’un capitaine tel que Belle-Rose. Sur ces entrefaites, et la veille du jour fixé pour la cérémonie, M. de Pomereux se présenta à l’abbaye de Sainte-Claire d’Ennery. On ne l’eut pas plutôt annoncé, que Belle-Rose courut à sa rencontre avec Cornélius. Les trois jeunes gens s’embrassèrent tout d’abord.

– Morbleu ! s’écria le comte, il faut croire qu’il est dans ma destinée d’agir toujours au rebours du bon sens ; je devrais vous haïr de toute mon âme, et je sens que je vous aime de tout mon cœur.

– Vous avez fait l’histoire de mes sentiments, répondit Belle-Rose.

– À présent que j’ai acquitté sur le chemin de Pontoise la lettre de change que vous avez tirée sur moi dans une rue de Douvres, parlez-moi de vos affaires.

Cornélius conta à M. de Pomereux ce qu’on avait résolu.

– Nous nous marions dans la chapelle de l’abbaye, ajouta-t-il ; mais, à la façon dont les choses se passent tout à l’entour du monastère, nous aurions tout aussi bien pu nous marier en grande pompe dans l’église paroissiale de Pontoise.

– Quoi ! pas un archer aux environs ? dit le comte.

– Personne ; au reste, vous avez dû vous en convaincre en venant ici. Avez-vous rencontré le plus petit soldat de la maréchaussée ?

– Pas un seul, et voilà justement ce qui me chagrine.

– Eussiez-vous mieux aimé en voir cinquante ?

– Peut-être oui.

– Voilà qui est plaisant !

– Eh ! que diable ! quand M. de Charny agit, au moins sait-on ce qu’il fait ; mais quand il se tient coi, Lucifer lui-même ne pourrait deviner ce qu’il médite. S’il n’y a pas d’alguazils autour de l’abbaye, c’est qu’il doit y avoir une foule d’espions à un quart de lieue.

La justesse de cette observation frappa Cornélius et Belle-Rose.

– Tenez, ajouta M. de Pomereux, le bonheur vous endort. Vous connaissez M. de Charny et vous l’avez vu à l’œuvre. Concluez.

– Merci, dit Belle-Rose, en serrant la main du comte ; ainsi, vous nous engagez à être sur nos gardes ?

– Plus que jamais ; je ne sais pas où est le péril, mais il est quelque part. Quand M. de Charny n’aboie pas, c’est qu’il s’apprête à mordre.

La Déroute fut averti.

– Bon ! dit-il, j’ai encore de la poudre et du plomb.

Et il se mit à charger ses mousquets et ses pistolets.

L’évêque de Mantes arriva le lendemain. L’autel était paré de fleurs. Claudine, rouge comme une fraise, s’agenouilla près de Cornélius, non loin de Belle-Rose et de Suzanne. Geneviève était assise dans le chœur avec les autres témoins, qui étaient M. de Pomereux, la Déroute et Grippard. L’abbesse avait revêtu les insignes de sa dignité religieuse et relevé son voile. Elle était belle d’une beauté chrétienne, et durant toute la cérémonie, elle garda un maintien plein de calme et de dignité. Forte de son sacrifice, elle ne laissa rien voir des blessures dont son cœur saignait. Cornélius, qui avait tout deviné, l’admirait et la plaignait. La Déroute, qui se doutait bien de quelque chose dont il n’avait jamais parlé, baisa sans qu’on s’en aperçût le bout du voile de l’abbesse.

– Vrai Dieu ! dit-il tout bas, c’est un cœur de soldat !

Quand la cérémonie fut terminée, l’abbesse signa la première sur le registre de la paroisse. Suzanne se jeta dans ses bras.

– Je vous dois mon bonheur, lui dit-elle, comment vous le rendrai-je jamais ?

– Aimez-moi, répondit Geneviève, et nous serons quittes.

On avait préparé aux jeunes époux un logement dans un corps de bâtiment dépendant de l’abbaye, mais séparé du logis principal par de vastes jardins. Les sœurs ne dépassaient jamais une certaine limite que la supérieure avait seule le droit de franchir. Les mariés se rendirent dans cette maison, où ils étaient à la fois libres et en sûreté. Les appartements étaient propres et gais.

– Vous êtes ici chez vous, et vous y demeurerez tant qu’il vous plaira, leur dit Geneviève. Soyez heureux, je me retire.

– Ne viendrez-vous pas quelquefois nous visiter dans cette retraite que nous vous devons ? lui dit Suzanne en levant sur elle ses grands yeux.

– Oui, reprit Mme de Châteaufort, qui la baisa au front, je reviendrai parfois respirer à l’ombre de votre bonheur.

Suzanne la suivit du regard aussi loin qu’elle put la voir, et quand la taille svelte de l’abbesse eut disparu derrière les arbres, elle soupira tout bas et dit :

– Si je n’étais pas à lui, mon Dieu, je voudrais qu’il fût à elle !

M. de Pomereux allait et venait par la chambre ; tout à coup ses yeux s’arrêtèrent sur une boîte placée sur un meuble, autour duquel il ravaudait depuis un instant, flairant les bouquets et chiffonnant les dentelles. Il prit la boîte, et voyant le nom qui était sur la suscription, il poussa un léger cri. Suzanne se retourna, et le voyant tout pâle, courut à lui.

– Qu’avez-vous ? dit-elle.

– Cette boîte que vous avez là, qui vous l’a donnée ? répondit-il.

– Gabrielle de Mesle, une pauvre fille qui est morte au couvent des dames bénédictines.

– Gabrielle est morte ! s’écria M. de Pomereux tout en tremblant.

– Oui, reprit Suzanne ; son dernier soupir a été ce nom qui est écrit sur cette boîte.

– Le chevalier d’Arraines ! elle l’aimait donc toujours !

– Vous le connaissez ? s’écria Suzanne en saisissant la main de M. de Pomereux.

– C’est moi, mon Dieu !

En disant ces mots, le comte tomba sur une chaise et cacha sa tête entre ses mains.

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