XXIV Une âme en peine

Ceux qui marchaient à la tête de cette compagnie étaient couverts d’habits magnifiques. En une seconde, Geneviève fut sur eux. Elle était frémissante de colère et de terreur ; le sang de l’homme qu’elle avait tué avait rejailli sur sa robe, et sa main tenait encore le pistolet fumant.

– Il y a là un officier français qu’on assassine, messieurs, leur dit-elle. Amis ou ennemis, si vous êtes gentilshommes, vous le sauverez.

Celui qu’on pouvait prendre pour le chef de la compagnie fit un signe de la main, un officier partit au galop avec les soldats de l’escorte, et Mme de Châteaufort le suivit. Il était temps que ce renfort intervînt. La Déroute, blessé, était couché par terre, la jambe engagée sous son cheval. Belle-Rose, également démonté, se défendait avec le tronçon de son épée, dont la lame était restée dans le corps d’un cavalier ; ses habits étaient percés en vingt endroits et rougis en trois ou quatre. Des deux laquais, l’un était mort, l’autre avait la tête fendue. Cornélius et Pierre, tout sanglants, se débattaient au milieu de trois ou quatre bandits acharnés contre eux. Le vieux Guillaume gisait sur un soldat qu’il avait tué au moment où ce soldat allait frapper Belle-Rose. Grippard achevait de poignarder un Suisse qu’il avait abattu. Le vieux Guillaume était le seul qui fût parvenu à rompre la troupe de Burk. Le père était venu mourir auprès du fils. Les hussards de l’officier entourèrent les combattants et les forcèrent à lâcher prise. Tous étaient meurtris, et M. de Villebrais, frappé au front, avait le visage tout couvert de sang. À la vue de l’officier qui faisait rentrer les épées au fourreau, il pâlit de rage, et jeta la sienne sur l’herbe humide et rouge. La duchesse de Châteaufort s’élança vers Belle-Rose.

– Vivant, dit-elle, vivant, mon Dieu !

Et elle tomba sur ses genoux, les mains tournées vers le ciel. La prière entr’ouvrait ses lèvres, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Belle-Rose la souleva dans ses bras avec un élan amer et passionné.

– Ainsi, dit-il, vous me sauverez toujours. Voici trois fois que je vous dois la vie !

Geneviève, brisée par tant de terribles émotions, appuya sa tête contre l’épaule de Belle-Rose, et se prit à fondre en larmes.

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, je voudrais mourir ainsi.

En ce moment, le duc de Castel-Rodrigo, – car c’était lui que Geneviève avait rencontré, – arriva sur le lieu du combat.

– Ah ! c’est vous, monsieur ? dit-il en s’adressant à M. de Villebrais, qu’il reconnut malgré le désordre de ses habits et le sang dont il était couvert.

– Moi-même, fit M. de Villebrais, qui mordait ses lèvres de colère.

– Diable ! monsieur, vous n’avez point tardé d’entrer en campagne, à ce qu’on peut voir, reprit le duc d’un ton de mépris.

– J’imagine, monsieur le duc, reprit le traître hardiment, que vous ne m’avez pas confié ces braves gens pour les conduire à la messe ?

Le duc de Castel-Rodrigo fronça le sourcil.

– Au surplus, ajouta M. de Villebrais, que la fureur tourmentait, il m’est doux de savoir que nous vivons au temps de la chevalerie. À l’avenir, quand j’aurai un ennemi à combattre, j’aurai grand soin de le prévenir de l’heure et du lieu, comme faisaient les preux de la Table ronde.

– Monsieur sait bien qu’il ment, dit froidement un officier de la suite du duc de Castel-Rodrigo : il n’ignore pas sans doute qu’au temps dont il parle on bâtonnait les déserteurs et qu’on pendait les traîtres.

Cet officier, d’une figure austère et pensive, était le jeune prince d’Orange, qui faisait son apprentissage de la guerre, celui-là même qui devait être un jour Guillaume Ier, roi d’Angleterre.

– Assez, messieurs, s’écria le duc ; j’ai donné permission à M. de Villebrais de se faire accompagner de dix ou douze soldats partout où bon lui semblerait ; mais je n’ai pas, que je sache, abdiqué mes droits de gouverneur de la province. Votre rôle est fini, monsieur, le mien commence. Allez.

M. de Villebrais se retira lentement. En passant devant Mme de Châteaufort et Belle-Rose, il leur jeta un regard empreint d’une haine implacable, rallia ceux de ses gens qui étaient encore debout et s’éloigna.

– Monsieur, dit le duc à Belle-Rose, vous êtes libre ; voici des chevaux pour vous et les vôtres ; voilà une escorte pour vous protéger. Il n’y a plus ici ni Français ni Espagnols : il n’y a que des gentilshommes.

Belle-Rose venait à peine de remercier le duc, qu’un faible soupir lui fit tourner la tête. Son sang s’était figé dans ses veines ; il regardait partout craignant de voir. Un moribond à demi couché sur un cadavre étendait vers lui ses bras suppliants.

– Mon père ! s’écria Belle-Rose, et il s’élança vers le vieux Guillaume.

Cornélius et Pierre s’agenouillèrent autour du fauconnier. Une pâleur mortelle, la pâleur du désespoir, avait effacé sur leur visage l’animation du combat.

– J’ai vécu plus de soixante et dix années, leur dit Guillaume, Dieu me fait la grâce de mourir en soldat : ne pleurez pas.

Belle-Rose ne pleurait pas, mais son visage était effrayant à voir ; il soutenait la tête de son père de ses deux mains et baisait ses cheveux blancs.

– C’est pour moi, mon Dieu ! c’est pour moi que vous mourez ! disait-il. Et Claudine, et Pierre… mais il fallait me laisser tuer !

Ses doigts tremblants écartèrent l’habit troué qui cachait la blessure ; le fer était entré dans la poitrine, d’où sortait encore un filet de sang : la plaie était horrible et profonde. Les traits de Belle-Rose se contractèrent ; le vieillard sourit.

– Tu me parles de Claudine et de Pierre, lui dit-il ; je te les confie.

En ce moment, les yeux de Belle-Rose rencontrèrent les yeux de Geneviève : il se souvint de la lettre qu’il avait reçue, de la cause qui l’avait conduit à Morlanwels ; ses sourcils se froncèrent, et il jeta sur la pauvre femme un regard si plein d’amertume, qu’elle cacha sa tête entre ses mains. Cependant Cornélius fit construire à la hâte un brancard avec des branches d’arbres ; un chirurgien, qui se trouvait dans la suite du duc de Castel-Rodrigo, posa un premier appareil sur les blessures du vieux Guillaume ; deux soldats prirent le brancard, et le triste cortège s’achemina vers Charleroi. La Déroute, qui n’était pas dangereusement atteint, bien que criblé de coups, se tenait passablement à cheval. Mme de Châteaufort essuya ses yeux rougis par les larmes et s’approcha de Belle-Rose.

– Jacques, lui dit-elle d’une voix douce et ferme, j’ai encore une grâce à vous demander, non pas pour moi, mais au nom d’un enfant sur qui vous avez juré de veiller.

À ce souvenir, Belle-Rose tressaillit.

– Parlez, Geneviève, je vous écoute ; mais hâtez-vous, chaque minute m’est précieuse.

– Il faut que je vous voie, que je vous parle encore au sujet de cet enfant. Le voulez-vous ? reprit-elle en attachant un regard suppliant sur celui qui l’avait tant aimée.

– Je le dois et je le ferai, dit-il.

– Merci, Jacques. Demain je vous ferai savoir où nous aurons cette dernière entrevue. Maintenant, adieu.

Mme de Châteaufort détourna la tête pour cacher une larme qui tremblait au bord de sa paupière, poussa sa jument et disparut dans les plis du sentier. Quelques heures après la rencontre du vallon, le funèbre cortège entrait au camp de Charleroi. M. de Nancrais, prévenu par Grippard, accourut auprès du fauconnier, qui avait aimé et protégé son enfance. Dans un coin de la tente, Claudine et Pierre sanglotaient ; Belle-Rose était désespéré mais ferme ; Cornélius allait de Claudine à Belle-Rose, morne et silencieux ; Guillaume avait la sérénité d’un vieux soldat qui avait toujours vécu comme un chrétien. Il mourait comme d’autres s’endorment. Guillaume Grinedal reconnut M. de Nancrais aussitôt qu’il entra et lui serra la main. Il ne pouvait déjà plus parler, mais son regard loyal avait encore l’éclat de sa verte vieillesse. Tandis qu’il retenait M. de Nancrais, il fit signe à Belle-Rose d’approcher ; ses yeux se tournèrent alors vers le fils du comte d’Assonville avec une expression inquiète et suppliante.

– Je suis son frère, dit M. de Nancrais que cette prière muette toucha jusqu’au fond de l’âme.

Guillaume porta la main de M. de Nancrais à ses lèvres avec tant d’effusion, que l’impassible soldat détourna la tête pour ne pas laisser voir son trouble. Claudine s’était agenouillée au pied du lit ; le vieux Guillaume appela Cornélius du regard, et le forçant doucement à s’incliner près d’elle, mit leurs deux jeunes têtes sous ses mains étendues. Le silence était si profond, qu’on n’entendait pas d’autre bruit que la respiration haletante de Pierre, qui mordait son mouchoir pour étouffer ses sanglots. La Déroute, dont Belle-Rose n’avait pas voulu se séparer, étendu sur un matelas dans un coin, tambourinait la marche des canonniers sur ses genoux et pleurait sans savoir ce qu’il faisait.

– Et dire que c’est ce bon vieux qui a reçu le coup tandis que j’étais là ! murmurait-il à voix basse. Faut-il que je sois maladroit !

Et l’honnête la Déroute se donnait au diable de n’être pas transpercé de part en part. En ce moment un pan de la toile se souleva et donna passage à M. de Luxembourg. Le duc s’approcha du lit où gisait le vieux fauconnier et lui tendit la main.

– Me reconnaissez-vous, Guillaume ? lui dit-il.

Guillaume le regarda un instant, et l’on vit un doux sourire briller dans ses yeux.

– Vous m’avez secouru dans des temps de malheur, reprit le duc, je m’en suis souvenu. Belle-Rose sera comme un fils pour moi. Je ne lui épargnerai pas les dangers, et si Dieu nous prête vie à tous deux, il arrivera plus loin qu’il n’a jamais rêvé.

Le fauconnier porta la main du gentilhomme à ses lèvres. En se retirant, le duc pressa fortement la main de Belle-Rose.

– Soyez ferme, lui dit-il, il vous reste un père.

L’aumônier du bataillon arriva dans la nuit et récita la prière des agonisants. Tout le monde se mit à genoux, et Guillaume, les mains jointes, remit son âme à celui qui aime et pardonne. Le surlendemain, vers midi, un soldat se présenta à la tente de Belle-Rose. C’était un page à la tournure leste, au regard vif, au sourire espiègle et déterminé. Malgré ses habits d’homme, il ne fallut qu’un regard à Belle-Rose pour reconnaître Camille, la suivante de Mme de Châteaufort.

– Ma maîtresse vous fait prévenir, dit la camériste, qu’elle vous attendra ce soir, s’il vous est possible de lui donner une heure.

– Je suis à ses ordres, répondit Belle-Rose.

– S’il en est ainsi, tenez-vous prêt ce soir au coucher du soleil.

– Je serai prêt. Où faut-il me rendre ?

– Entre Marchienne et Landely, à deux lieues d’ici à peu près. Mais ne vous mettez point en peine, c’est moi qui vous servirai de guide.

– À ce soir donc.

Camille pirouetta sur ses talons et s’éloigna. Tandis que ces choses se passaient au camp, M. de Villebrais, plus ardent encore à la vengeance depuis sa dernière rencontre avec le duc de Castel-Rodrigo, avait dispersé ses hommes et quelques autres que l’appât du gain avait attachés à sa fortune, autour des lignes françaises, en leur recommandant la plus stricte surveillance. Lui-même, sous les habits d’un maraîcher, s’était aventuré jusqu’aux avant-postes ; il allait et venait à toute heure par les sentiers, infatigable et silencieux comme le loup qui rôde en cherchant une proie. Vers cinq heures, comme il était en observation sur un monticule, d’où l’on voyait le côté du camp qu’habitaient le duc de Châteaufort et sa suite, il aperçut Mme de Châteaufort à cheval, suivie d’un seul laquais, qui se dirigeait vers les barrières. M. de Villebrais attendit qu’elle fût arrivée à quelques centaines de pas du camp, et sautant alors sur un cheval qui était toujours à portée de sa main, il fit signe à l’un des hommes de le suivre et se lança à la poursuite de la duchesse, en ayant soin de mettre la rivière entre eux pour qu’elle ne prît pas garde à lui. Mme de Châteaufort suivait la route de Marchienne-au-Pont. À un quart de lieue de ce bourg, elle prit un chemin sur la droite, gagna la campagne de Landely, et s’arrêta à cent pas des bords de la Sambre, devant un pavillon de chasse dont une espèce de garde lui ouvrit la porte. M. de Villebrais ne la voyant pas sortir, côtoya les bords de la rivière, trouva un gué, poussa son cheval et traversa la Sambre, ayant tantôt de l’eau jusqu’à l’éperon, tantôt jusqu’aux hanches. Après avoir attaché son cheval au tronc d’un vieux saule, il se dirigea doucement vers le pavillon, en fit le tour, et quand il eut reconnu les êtres, il reprit au galop la route de Charleroi, laissant son acolyte en sentinelle dans le taillis. Au coucher du soleil, M. de Villebrais avait réuni quatre ou cinq de ses gens, et leur avait donné rendez-vous à Landely. Chacun devait s’y rendre de son côté. Quant à lui, il se coucha dans un fossé sur le bord de la route qu’avait suivie Mme de Châteaufort et attendit. Cependant, à l’heure convenue, Belle-Rose vit s’avancer Camille, qui gouvernait d’une main sûre un beau genêt d’Espagne.

– Êtes-vous prêt ? lui dit le faux page.

Belle-Rose, pour toute réponse, sauta sur un cheval que Grippard tenait par la bride. Camille lâcha les rênes du genêt, et Belle-Rose piqua des deux à sa suite. Ils n’avaient pas fait un quart de lieue qu’ils entendirent un cavalier courant à bride abattue sur la route. Belle-Rose se retourna, et, dans le clair-obscur, il reconnut son frère qui arrivait sur lui comme la foudre.

– Cornélius est près de Claudine, Claudine m’envoie près de toi, lui dit Pierre.

Belle-Rose lui tendit la main, et tous trois, penchés sur la croupe des chevaux, passèrent comme des fantômes. M. de Villebrais se dressa, un amer sourire éclaira son visage.

– Si Mme de Châteaufort me le livre, dit-il, je pourrai bien, au prix de l’homme, pardonner à la femme.

Il y avait entre Marchienne-au-Pont et Charleroi, sur la route la plus directe de Landely, un régiment de cavalerie dont il était impossible, après le coucher du soleil, de traverser le bivouac sans avoir le mot d’ordre. M. de Villebrais, qui n’ignorait pas cette circonstance, tourna au midi de Charleroi, passa la Sambre un peu au-dessous du camp, et se lança dans la campagne, du côté de Landely. Le ciel était pur, et la lune, qui montait à l’horizon, guidait sa marche rapide. Au bout d’une heure, il vit parmi les arbres, et de l’autre côté de la Sambre, qui s’épanchait entre deux rives sombres comme une ceinture d’argent, une lumière qui tremblait. M. de Villebrais fouetta son cheval, qui hennit de douleur et bondit sur le sable. D’autres hennissements lui répondirent sur les deux rives.

– Ils sont là ! pensa M. de Villebrais. – Et, penché sur l’encolure du cheval qui mordait son frein, il se mit à chercher le gué sur le rivage. Il crut le reconnaître à une pierre qu’il avait remarquée dans la soirée, et il se jeta hardiment dans l’eau qui semblait rouler des vagues de diamants.

Cependant Camille et Belle-Rose atteignirent le pavillon de Landely. Le garde les introduisit dans une antichambre où Camille s’arrêta. Belle-Rose pénétra dans une seconde pièce où Mme de Châteaufort l’attendait. Pierre s’était assis à la porte du pavillon. Geneviève accueillit Belle-Rose avec un pâle et triste sourire.

– Je vous ai fait venir, lui dit-elle, pour vous parler d’un enfant qui n’a plus de père et que sa mère veut vous confier. Il ne faut pas qu’il grandisse seul.

– En vous communiquant la mission dont M. d’Assonville m’a chargé, dit Belle-Rose, je n’ai jamais prétendu vous ravir le droit de voir et d’embrasser votre fils. Ne pouvons-nous veiller ensemble sur lui ?

Mme de Châteaufort secoua la tête.

– Hier, c’eût été le plus doux de mes rêves ; mais ce n’était qu’un rêve ! je me suis réveillée.

La voix de Mme de Châteaufort était si profondément désespérée, que Belle-Rose lui prit la main.

– Geneviève, lui dit-il, oubliez que vous êtes femme pour vous souvenir que vous êtes mère.

– Je ne puis rien oublier, rien ! reprit-elle. Vous voulez que nous veillions ensemble sur cet enfant. Hélas ! le pouvons-nous ? Quand vous le verrez beau comme un ange et souriant entre nous, quel regard aurez-vous pour la mère ? Tenez, Jacques, hier j’ai tout compris. Le malheur est sur moi ! Quand M. d’Assonville est mort, j’étais là ! Quand le sang de votre père a coulé, j’étais là ! Le reproche a lui dans vos regards, ce reproche était dans votre cœur, et maintenant, quoi que vous fassiez, l’idée du meurtre se mêlera toujours à mon souvenir ! Et d’ailleurs, l’image d’une autre femme est dans votre cœur bien plus puissante que la mienne !… N’ai-je point vu, il y a trois jours, votre main ramasser une fleur qu’elle avait laissé tomber, et ne vous ai-je pas vu la porter à vos lèvres ? Oh ! vous l’aimez, cette femme !… Son nom, vous l’avez mille fois murmuré !… elle est jeune… elle est belle… elle est pure !… Un instant, j’ai cru qu’à force d’amour je pourrais lutter contre son souvenir : c’était une erreur dont un flot de sang m’a tirée… Entre vous et moi il y a trop de malheurs, il y a votre père… il y a Gaston !

Belle-Rose baissa la tête. Chaque parole de Geneviève entrait dans son cœur comme une flèche.

– Vous vous taisez, Jacques, reprit-elle, et je ne me plains pas : vous m’avez pardonné.

Comme ce dernier mot tombait de ses lèvres, un cri terrible fendit l’air et vint retentir à leurs oreilles. Tous deux tressaillirent ; mais ce cri sans nom avait traversé l’espace comme une balle ; tout était redevenu calme et silencieux. Par un mouvement instinctif, Geneviève s’était rapprochée de Belle-Rose.

– Jacques, lui dit-elle en prenant une de ses mains entre les siennes, dites-moi du moins que vous apprendrez à mon fils à m’aimer ? Quand il me voit il me sourit ; il a des caresses divines pour mes lèvres ; il étend sur mes fautes son innocence comme un manteau ; ses petites mains se suspendent à mon cou, et, quand il m’appelle, il me semble que la bénédiction de Dieu descend sur moi.

Geneviève pleurait, le visage appuyé sur la main de Belle-Rose.

– Il vous aimera ! il vous aimera ! Comment le fils de Gaston pourrait-il ne pas vous aimer ! s’écria Belle-Rose éperdu.

Un autre cri plus horrible encore retentit. C’était un cri funèbre qui semblait ne pas appartenir à la terre : il déchirait l’oreille et glaçait le cœur ; l’espace profond l’engloutit, et l’on n’entendit plus rien que le doux murmure du feuillage qu’agitait le vent. Geneviève épouvantée se laissa tomber sur ses genoux.

– Mon Dieu ! dit-elle, est-ce l’âme de Gaston qui m’appelle ?

Belle-Rose sentit un frisson courir à la racine de ses cheveux que mouillait une sueur froide. Il s’élança vers la fenêtre et l’ouvrit. La nuit sereine enveloppait la campagne de sa transparente obscurité ; la brise chantait entre les rameaux fleuris des aubépines, et l’on entendait dans l’ombre d’une haie une fauvette amoureuse qui gazouillait sur son nid. Une terreur invincible retenait Geneviève agenouillée par terre ; elle avait la pâleur du marbre, sa tête renversée en arrière semblait aspirer encore l’horreur de ce cri, et ses mains perdues dans son épaisse chevelure en tordaient les boucles flottantes. Belle-Rose sondait du regard les profondeurs de la nuit ; sa main s’était portée à la garde de son épée, et ce soldat qui ne connaissait pas la peur attendait muet et frémissant. Un nouveau cri, un cri lugubre, éclata soudain et se prolongea sous le ciel étoilé : c’était tout à la fois une plainte déchirante et une menace formidable, un cri qui figeait le sang. Mme de Châteaufort, folle d’épouvante, bondit jusqu’aux genoux de Belle-Rose et s’y cramponna. Tout à coup la porte s’ouvrit violemment, et Pierre se précipita dans la chambre l’épée nue au poing ; Camille, effarée, s’y jeta après lui.

– Entends-tu, frère ? dit à voix basse le pâle jeune homme ; entends-tu ?

Belle-Rose se dégagea de l’étreinte de Mme de Châteaufort et tira son épée.

– Viens, frère ! dit-il ; et tous deux se jetèrent hors du pavillon.

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