XII Le « bon samaritain »

Pendant deux jours, les quatre cavaliers et leur compagne vécurent sans encombre.

Aucun visage patibulaire ne rôdait dans les environs. Chacun d’eux à son tour allait sur le quai s’informer du mouvement des navires ; les autres veillaient autour d’Adrienne.

Chaque matin et chaque soir, on voyait quelques vaisseaux hisser les voiles, mais celui-là levait l’ancre pour le Portugal, un autre partait pour l’Italie, un troisième s’en allait en Amérique. Aucun ne songeait à partir pour la Suède, ou le Danemark, ou la Norvège.

– Le commerce est mort, disait Carquefou.

Armand-Louis comptait les heures. Toutes les fois qu’il entendait le carillon de la cathédrale, il lui semblait que les cloches sonnaient l’heure de leur arrestation. Il pensait alors à la Grande-Fortelle. Pourquoi en avait-il laissé partir M. le comte de Pappenheim ?

Renaud ne doutait pas que les reîtres du seigneur Mathéus Orlscopp n’eussent perdu leurs traces. Mais peut-être affectait-il dans son langage plus de confiance qu’il n’en avait au fond du cœur.

– Quand ils auront assez longtemps cherché, ils se lasseront, disait-il.

Et trois fois par jour il proposait de partir pour la Hollande.

– Monsieur le marquis, n’oublions pas qu’il y a une frontière, répondait l’imperturbable Carquefou.

Il y avait, parmi les habitués de l’auberge dans laquelle ils couchaient, un homme de soixante ans, encore vert, quoique tout blanc, qui se levait gravement et saluait Adrienne toutes les fois qu’elle passait devant lui. Puis il la suivait des yeux. Un jour qu’elle le regardait, fatiguée de son attention :

– J’avais une fille qui avait votre visage et votre voix, dit le vieillard. Dieu me l’avait donnée, Dieu me l’a ôtée : que Son saint nom soit béni.

– Une fille ? répéta Adrienne émue.

– J’en avais deux, pareilles à deux agneaux sans tache, semblables à deux fleurs nées le même jour sur la même tige. Dieu, dans Sa miséricorde, m’en a laissé une ; mais le bien qu’on a ne console pas du bien qu’on a perdu. Je vous ai vue et j’ai pleuré en pensant à Madeleine. Le Seigneur vous donne de longs jours !

Et, ayant ainsi parlé, le vieillard s’éloigna.

– Voilà un huguenot que j’entreprendrais de convertir si j’en avais le temps, dit Renaud attendri.

L’hôte lui apprit que ce calviniste était un capitaine dont le vaisseau était à l’ancre dans le port.

Le soir du quatrième jour, Carquefou rentra l’oreille basse. Il prit à part Renaud :

– Monsieur le marquis, dit-il, j’ai coudoyé un homme, tout à l’heure, qui ressemble furieusement à l’un des reîtres que j’avais mis sous clé dans la cour de la « Croix de Malte ».

– Diable ! ils sont donc sur la piste ? dit Renaud.

– J’en ai peur, répondit Carquefou.

Armand-Louis parut devant eux.

– Chut ! fit Renaud.

– Si tu as quelque mauvaise nouvelle, tu peux parler, dit M. de la Guerche ; si tu n’en as pas, viens avec moi.

Il pressa le pas et entraîna Renaud sur la place de Meir. Un homme, précédé d’un trompette et vêtu d’une dalmatique aux armes de la ville, s’était arrêté au milieu de la place ; une grande foule de peuple l’entourait.

– Écoute, et ramène un pan de ton manteau sur ton visage, reprit Armand-Louis.

L’homme à la dalmatique déploya une pancarte, la trompette sonna, et la foule fit silence.

– Au nom de Sa Seigneurie sérénissime le gouverneur des Flandres, faisons savoir aux habitants de la bonne ville d’Anvers que le capitaine don Gaspard d’Albacète y Buitrago, noble officier au service de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, a été traîtreusement assassiné par deux Français assistés de leurs laquais, dans une auberge du bourg de Bergheim. En conséquence, avons ordonné et ordonnons aux bourgmestres, échevins et loyaux habitants de la bonne ville d’Anvers, de courir sus et d’arrêter en tous lieux, pour être jugés et pendus comme il convient, lesdits Français et leurs laquais, dont voici les noms et signalement…

– Eh ! eh ! voici qui m’intéresse vivement ! murmura Renaud.

L’homme à la dalmatique acheva la lecture de sa pancarte ; Renaud n’en perdit pas une syllabe.

– Et cinquante écus d’or sont promis à quiconque s’emparera des assassins, morts ou vifs ! ajouta le héraut.

– Le signalement n’est pas mal fait, mais la somme me paraît maigre pour des gens de notre espèce, reprit M. de Chaufontaine ; cinquante écus d’or !… ah ! fi ! je m’en plaindrai à Son Altesse le gouverneur.

Au moment où ils tournaient l’angle de la place pour descendre vers le port, Armand-Louis saisit brusquement Renaud par le bras.

– À genoux ! lui dit-il.

La clochette qui précède le Saint-Sacrement sonnait.

– Toi, à genoux devant le viatique ! murmura Renaud prosterné.

Mais du doigt Armand-Louis indiquait à Renaud un homme noir qui descendait la rue, le front nu, faisant le signe de la croix.

Mathéus Orlscopp !

Et déjà la dague brillait aux mains de Renaud, mais Armand-Louis le retenait cloué par terre.

– Sommes-nous seuls ? pense à Mlle de Souvigny ! dit-il.

L’homme noir disparut, et les deux frères d’armes reprirent silencieusement le chemin de l’hôtellerie. Cette fois, ils avaient vu le danger face à face et sous sa forme la plus terrible. Carquefou, qu’ils rencontrèrent en ce moment, frissonna au nom de Mathéus.

– Faisons comme le lièvre, dit-il, quittons le gîte.

Il fut résolu que Dominique monterait la garde à la porte de l’hôtellerie, tandis que Carquefou ferait une dernière visite au port pour s’assurer qu’aucun navire ne mettait à la voile pour la mer Baltique. Armand-Louis se chargea de prévenir Adrienne. Quant à Renaud, qui nourrissait encore l’espoir de rencontrer le seigneur Mathéus dans un coin sombre, il avait besoin, disait-il, de s’abandonner à quelque méditation.

Une main sur la garde de son épée, l’autre sur le pommeau de son poignard, il se demandait déjà s’il ne ferait pas bien de retourner sur la place du Meir, lorsqu’un homme enveloppé d’un grand manteau, le feutre sur les yeux, passa à côté de M. de Chaufontaine et le heurta du coude. Au moment où celui ci se retournait, l’homme au manteau releva son feutre et Renaud stupéfait reconnut le reître qu’il avait jeté par terre et tenu sous son genou sur la route d’Anvers.

– Je vous dois la vie, service pour service, lui dit le cavalier ; vos traces ont été retrouvées, la ville est remplie d’agents qui vous guettent : partez au plus vite. Adieu.

D’un coup de poing, le reître enfonça son feutre sur son front et disparut dans une ruelle voisine.

Armand-Louis sortait de l’auberge au même instant. En deux secondes, Renaud le mit au courant de ce court soliloque.

– Reste auprès d’Adrienne, dit M. de la Guerche ; je vais battre un peu la ville et tout préparer pour notre départ. Je ne sais pas encore comment nous quitterons Anvers, mais bien certainement nous n’y resterons pas un jour de plus.

Il rendit tout d’abord visite aux genets d’Espagne, que par surcroît de précaution il avait placés dans une autre auberge, les vendit et acheta cinq chevaux d’une robe tout à fait différente. En se divisant en deux groupes et en confiant Mlle de Souvigny à la fille de leur hôtesse qui, tous les jours, passait la matinée dans une ferme aux portes d’Anvers, on pouvait peut-être s’éloigner sans coup férir. Ce plan offrait encore dans son ensemble des incertitudes, et avait, en outre, l’inconvénient de leur faire braver cette frontière que Carquefou redoutait, comme autrefois le prudent Ulysse l’île de Polyphème. Il n’en trouvait pas cependant de meilleur.

Comme il revenait, l’œil et l’oreille au guet, il aperçut, au milieu d’un groupe de désœuvrés, le vieillard à cheveux blancs qui, tous les jours, à l’auberge voisine du port, saluait Adrienne. Une femme pleurait à ses pieds. Auprès d’eux, des ouvriers chargeaient des ustensiles et des meubles sur une charrette.

– Femme, disait le vieillard, ne me remerciez pas ; allez et rentrez chez vous, j’ai fait ce que j’ai fait au nom de Celui qui a dit : « Aimez votre prochain comme vous-même. »

Le vieillard s’éloigna. Armand-Louis n’ignorait pas, on le sait, qu’il était capitaine de vaisseau. Une idée subite lui traversa l’esprit, et, sans plus réfléchir, il l’accosta.

– Nous adorons tous deux le Dieu d’Israël, qui a envoyé son Fils sur la terre pour que nos péchés nous soient remis, dit-il ; un grand péril me menace et menace celle qui vous rappelle votre enfant ; puis-je vous dire : Frère, j’ai besoin de vous ?

– Parlez, répondit le marin.

M. de la Guerche se nomma et nomma Mlle de Souvigny.

– Ah ! dit le marin, n’ai-je pas lu votre nom sur une pancarte collée aux murs de l’Hôtel de Ville ? Votre tête n’est-elle pas mise à prix ?

– Elle est mise à prix, parce que j’ai défendu ma vie, défendu mon honneur de gentilhomme.

Armand-Louis raconta au capitaine ce qui s’était passé à l’hôtellerie de la « Croix de Malte », sans omettre aucun détail. On les traquait, lui et ses compagnons, comme des bêtes fauves ; la terre était peut-être fermée pour eux, mais à coup sûr dangereuse ; le côté de la mer était libre encore.

– Une femme m’a été confiée, dit-il en finissant ; m’aiderez-vous à la sauver ?

– Il ne sera pas dit que vous avez invoqué en vain le Dieu de mes pères, répondit le calviniste ; mon navire devait mettre à la voile demain, à la haute marée, pour Hambourg. Pour vous, je pousserai jusqu’en Norvège, d’où il vous sera facile de gagner la Suède. Soyez prêts à la première heure du jour. Mon vaisseau est au milieu du fleuve ; vous le reconnaîtrez à la bande blanche qui lui fait une ceinture.

– Son nom ?

– Le Bon Samaritain ; moi, je m’appelle Abraham Cabeliau.

Armand-Louis s’empara de la main du vieux calviniste.

– Abraham Cabeliau, je me souviendrai de ce que vous faites aujourd’hui pour moi ; vous et les vôtres vous m’êtes sacrés ! dit-il.

– Je n’ai plus qu’une fille au monde, répondit Abraham, Dieu a permis que l’enfant de mes entrailles eût largement de quoi vivre. Si vous croyez me devoir quelque chose, rendez-le en souvenir de moi à ceux qui vers vous tendront les mains.

Armand-Louis regagna l’auberge à grands pas, et fit part à ses compagnons du résultat de sa rencontre avec le capitaine Abraham Cabeliau. Les préparatifs du départ ne furent pas longs. Carquefou se chargea de vendre les chevaux tout neufs que M. de la Guerche venait d’acheter.

– Sans les essayer ? dit Renaud.

Au fond du cœur, M. de Chaufontaine regrettait de ne pas s’acquitter envers le seigneur Mathéus Orlscopp.

– En somme, je manque à ma parole, disait-il ; ce n’est pas bien.

La seule chose qui le consolait un peu, c’était la pensée qu’il aurait pendant le voyage tout le loisir de catéchiser Abraham Cabeliau et de l’amener à abjurer ses erreurs.

– Ce serait dommage, disait-il, qu’une si bonne âme devînt la proie de Satan !

Carquefou jurait ses grands dieux qu’aussitôt qu’il serait arrivé en Suède il renoncerait aux voyages. Sa raison était qu’il y avait trop de don Gaspard d’Albacète, trop de capitaines Jacobus et trop de Mathéus Orlscopp sur les grand-routes. Dominique témoignait de son contentement par son silence.

Avant le jour on quitta l’auberge et on prit par le plus court pour gagner les bords de l’Escaut. Carquefou, qui ne cessait pas de regarder à droite et d’écouter à gauche, n’était point satisfait d’un bruit de pas qu’il entendait vaguement derrière eux.

– Laisse, c’est un matelot qui cogne les murs, dit Renaud.

– Ivre ou non, ce matelot me donne la chair de poule, répondit Carquefou.

Un brouillard épais enveloppait le fleuve, les quais, les maisons, les navires. Des ombres confuses se mouvaient dans cette brume. On entendait le clapotis de l’eau contre les rives et le froissement des barques les unes contre les autres ; la marée montait rapidement.

Un fantôme passa tout près de Renaud, et sans se découvrir :

– Hâtez-vous, dit-il, le seigneur Mathéus n’est pas loin.

Et le fantôme s’enfonça dans la nuée grise qui flottait autour d’eux.

Les fugitifs avaient entendu l’avertissement donné à Renaud. Ils regardèrent de tous côtés. Le brouillard qui les protégeait enveloppait le fleuve de ses voiles flottantes. Cependant l’œil de Carquefou saisit une forme vague qui se balançait sur l’eau presque à leurs pieds.

Il se pencha en avant :

– Un bateau ! cria-t-il.

Et il en saisit la corde pour l’attirer sur la plage.

Mlle de Souvigny prit place la première, puis tous s’élancèrent ; un effort de Renaud qui venait d’entrer dans la vase mit la barque à flot ; il coupa l’amarre d’un coup de dague et s’empara du gouvernail.

– Ferme à présent ! dit-il.

Armand-Louis, Dominique et Carquefou avaient saisi les avirons, et courbés sur les vagues, ils imprimèrent au léger bateau un élan rapide.

– Enfin ! murmura M. de la Guerche.

La brise souffla tout à coup et entrouvrit le brouillard comme un rideau.

Un homme noir qui marchait au bord du fleuve leva les yeux au bruit des rames qui battaient le fleuve, et les aperçut fendant l’onde. D’un bond il sauta dans un bateau voisin de celui que Carquefou avait aperçu.

– À moi ! s’écria-t-il d’une voix tonnante.

Dix hommes sortirent de la brume de tous côtés. Dix autres encore accoururent, s’échappant des ruelles voisines.

Le seigneur Mathéus leur montra du geste le canot qui fuyait.

– Cent pistoles, si vous rattrapez ces bandits ! cria-t-il.

Dix paires d’avirons tombèrent dans l’eau et firent jaillir l’écume jusqu’à son feutre. Le fleuve s’ouvrit devant la proue de l’esquif, tandis que deux soldats, le mousquet au poing, debout à l’arrière, attendaient pour faire feu le signal de Mathéus.

– Couchez-vous ! cria Armand-Louis à Mlle de Souvigny qui, d’un œil brillant, mesurait le sillage des deux bateaux.

– Et pourquoi ? répondit-elle fièrement.

– Parce que si vous perdiez un cheveu de votre tête, deux gentilshommes français seraient déshonorés ! dit Renaud.

Adrienne se coucha au fond du bateau. À présent les balles pouvaient siffler.

Penchés sur les rames, Armand-Louis, Carquefou et Dominique faisaient voler le léger esquif ; Renaud, qui tenait toujours la barre du gouvernail, cherchait sur la surface grise de l’Escaut si le navire à la ceinture blanche ne surgissait pas du milieu des ombres.

Deux détonations se firent entendre, et deux balles tombèrent mortes à quelques toises du canot.

– Les lâches ! dit Renaud sans tourner la tête, ils savent que nous n’avons que des pistolets !

La distance maintenue entre les deux bateaux par le premier élan ne diminuait pas ; si le seigneur Mathéus avait pour lui le nombre des bras et n’épargnait ni les menaces ni les promesses, en revanche les fugitifs avaient pour eux l’amour, le dévouement, la pensée du devoir. Leurs mains ne se lassaient pas.

– Et le Bon Samaritain, le vois-tu ? demanda Armand-Louis.

– Je vois le brouillard, je vois le fleuve, mais je ne vois pas le navire, répondit Renaud.

– Nage encore ! reprit M. de la Guerche.

Deux nouveaux coups de fusil retentirent presque aussitôt ; les balles, cette fois, égratignèrent l’eau à quelques pouces du bord.

« Hum ! pensa Renaud, ils gagnent de vitesse ! »

Un rayon de soleil glissa sur la surface du fleuve et, comme une flèche d’or, illumina la masse profonde du brouillard qui s’envolait.

Mlle de Souvigny se souleva à demi et se mit à genoux.

– S’il te plaît, Seigneur, de nous abandonner, dit-elle, fais du moins que je ne tombe pas vivante aux mains de ce misérable !

Renaud chercha autour d’eux.

– Rien encore ! dit-il.

Cependant sous l’effort de la brise de mer qui accourait du large, le voile de vapeur se déchira, l’Escaut parut tout étincelant et, dans la clarté brillante du matin, on vit un navire que le courant et la marée descendante avaient la veille fait chasser sur ses ancres.

– La ceinture blanche ! cria Renaud.

Une balle fit sauter un morceau de bois sous sa main.

– Eh ! ils approchent ! murmura-t-il.

Il aperçut au fond du canot une paire de rames, l’ajusta sur les tolets et imprima un élan plus vif au canot.

Une angoisse fiévreuse se peignit sur le visage d’Armand-Louis. Ses yeux ne quittaient plus Adrienne. La sueur ruisselait sur le front de Carquefou et de Dominique ; leur poitrine haletait.

Adrienne s’assit, et du doigt montra le pan de sa robe tout mouillé.

L’eau montait sous les pieds des rameurs.

– Ah ! les coquins ! s’écria Renaud qui jeta ses rames. Une balle avait traversé le bordage du frêle canot au-dessous de la ligne de flottaison.

– Ramez toujours ! dit Renaud, je vais aveugler la voie d’eau.

Un peu de drap autour d’une cheville répara l’avarie, mais la distance qui séparait le bateau du seigneur Mathéus du canot des fugitifs s’était raccourcie. Deux balles partirent ; l’une passa en sifflant au-dessus de leur tête, l’autre brisa l’une des rames que tenait Carquefou.

– Cette fois, monsieur, ai-je le droit d’avoir peur ? dit Carquefou.

Déjà Renaud avait repris sa place au rang des rameurs.

Le Bon Samaritain grandissait à vue d’œil. On distinguait déjà les moindres parties du gréement ; le navire avait mis en panne. Quelques matelots groupés le long des bastingages suivaient avidement la lutte de vitesse engagée entre les deux bateaux. Un homme debout sur le château d’arrière portait une longue-vue à son œil.

– Eh ! oui, c’est nous ! s’écria Renaud.

Le canot nageait déjà dans les eaux du Bon Samaritain. Tout à coup on entendit le porte-voix du commandant, le drapeau fut arboré à la poupe du navire, et presque aussitôt un nuage de vapeur blanche enveloppa les flancs du Bon Samaritain. Le retentissement d’un coup de canon passa sur la surface du fleuve, un grand jet d’eau indiqua la place où le boulet venait de tomber, et le bateau du seigneur Mathéus, tout couvert d’écume, s’arrêta.

Carquefou jeta son chapeau en l’air.

– Fer contre plomb ! chacun son tour, messieurs les coquins ! cria-t-il.

Armand-Louis n’avait plus de souffle. Dominique râlait ; mais leur esquif toucha les flancs du Bon Samaritain : une échelle de corde tomba du pont.

La première, Adrienne y posa le pied. Le capitaine calviniste la reçut le chapeau à la main.

– Vous êtes chez le roi Gustave-Adolphe, madame, ne tremblez plus ! dit-il.

Adrienne s’agenouilla sur le pont et joignit les mains.

– Dieu de miséricorde, soyez béni ! dit-elle.

Comme un capitaine à l’heure d’un naufrage, Armand-Louis voulut que les hommes de l’équipage passassent avant lui. Dominique et Carquefou parurent ensemble sur l’échelle.

Mathéus Orlscopp n’était plus qu’à une courte distance du navire suédois. Debout, il voyait s’échapper ceux qu’il avait eu un instant l’espoir de saisir. Mille sentiments terribles le tourmentaient, et, entre tous, la colère et l’humiliation étaient les plus forts. Tout à coup il s’arma d’un mousquet, et, faisant signe à quelques-uns de ses soldats de l’imiter.

– Feu ! dit-il.

Sept ou huit balles sifflèrent en même temps.

Mais les coups avaient été dirigés sur l’échelle où Mathéus croyait reconnaître Armand-Louis et Renaud. Le chapeau de Carquefou fut emporté ; mais, tandis qu’il étendait le bras pour le rattraper, Dominique, atteint d’une balle en plein corps, lâchait la corde et roulait aux pieds de M. de la Guerche.

Armand-Louis posa la main sur la poitrine de son serviteur. Le cœur ne battait plus. Abraham Cabeliau se découvrit :

– Il est mort en faisant son devoir ! Dieu ait son âme ! dit-il.

Mais déjà le calviniste avait fait place au commandant. D’une main ferme Abraham Cabeliau venait de tourner du côté de l’agresseur la gueule d’un canon qu’il pointait lui-même. La mèche toucha la poudre, le coup partit. Carquefou, qui pleurait près du corps de Dominique, souleva la tête. Mieux dirigé cette fois, le boulet atteignit en plein bois la barque du seigneur Mathéus.

Un homme poussa un grand cri, et le bateau où l’eau s’engouffrait disparut subitement dans un tourbillon d’écume.

Quinze têtes pareilles à des points noirs, et trente bras parurent sur la surface houleuse de l’Escaut.

– Faut-il envoyer un paquet de mitraille à ces maudits ? demanda un matelot qui caressait la gueule du canon.

– Ils n’ont plus d’armes, c’est assez, répondit Abraham.

La main passée dans un hauban, Renaud cherchait des yeux dans la foule des nageurs ; deux ou trois, embarrassés dans leurs armes et les vêtements tout imbibés d’eau, disparurent de la surface du fleuve. D’autres fendaient les flots, aiguillonnés par la terreur, ou s’accrochaient aux débris épars du bateau. Parmi eux le regard de M. de Chaufontaine reconnut le visage pâle et maigre du seigneur Mathéus, dont les grands bras coupaient l’eau à temps réguliers. Renaud sauta sur un mousquet et le mit en joue. En ce moment, le seigneur Mathéus prit pied sur le sable et se redressa.

– Non, dit Renaud, il est sans défense.

Et son bras loyal releva le mousquet.

Mathéus Orlscopp venait de se retourner, et, levant sa main menaçante :

– Au revoir ! dit-il.

Bientôt après, il s’effaçait derrière les saules et les roseaux du rivage.

– Une bonne occasion perdue ! murmura Carquefou.

Le corps de Dominique, enveloppé d’un pan de voile dans laquelle on avait noué un boulet, fut confié à la mer ; le Bon Samaritain se couvrit de voiles, le vent les gonfla, et il descendit le fleuve au milieu d’un flot d’écume.

Trois semaines après il jetait l’ancre dans un port de la Norvège.

– Dieu a béni notre voyage ! dit Abraham. Allez où le Seigneur vous envoie.

Cependant le capitaine Abraham Cabeliau n’était pas encore converti.

– C’est dommage, dit Renaud ; j’espère toutefois que saint Pierre fera une exception pour ce parpaillot, et lui ouvrira quelque porte secrète du paradis.

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