VI

C’est alors que Huslin reparut. Valentine le rencontra un beau jour chez Jeanne. Elle eut le sentiment qu’il courtisait la jeune femme. Mais c’était si léger qu’on n’avait pas le temps de s’en apercevoir. Elle se trouva parmi eux seule et triste parce que Fauvarque était avare de bonnes paroles. Les jours suivants elle n’eut pas envie de sortir et demeura à rêver dans son boudoir.

Elle n’avait connu, jeune fille, que de vagues élans, vite réprimés, vers l’amour. Ce n’était point froideur, mais une sorte de répugnance pour les joies incomplètes. Toute sa perversité se réservait. Elle se faisait de l’avenir un tableau farouche, somptueux, et que le Plaisir illuminait. Au lendemain de son union avec Sentilhes le mirage s’était dissipé. Pendant sept ans, plus rien n’avait remué dans son cœur. Les sens déçus, portant avec rancune le poids d’un rêve mort, elle passait devant les autres, faisant fi de leurs passions. « De pauvres natures… songeait-elle. Ils prennent leurs jeux d’enfants pour de l’amour… »

En voyant Fauvarque, elle s’était troublée. Les formules rigides, qui résumaient son expérience, le sourire hautain de son scepticisme, tout cela s’amollit, se confondit. Le corps nerveux du peintre, son esprit vivace dont les idées partaient comme des flèches réveillèrent le rêve. Elle se peupla de rumeurs, d’images, de toute une floraison soudaine. Et elle attendit de l’homme qui avait fait ce miracle, quelque chose de mystérieux et de terrible.

Une après-midi, Antoinette vint annoncer Huslin.

L’écrivain avait repris l’habitude de venir régulièrement. Valentine restait étendue. Tout d’abord, elle ne le regarda que comme le meilleur ami de Fauvarque, puis elle se rappela que cet homme l’aimait. Ses idées se brouillèrent. Sous prétexte de franchise, il lui posa des questions subtiles. Il les posa de manière à lui faire croire qu’elle avait besoin de s’épancher. Elle descendit ainsi, devant lui, dans l’intimité de sa conscience. Dès l’instant qu’une confidence montait à ses lèvres, elle enfouissait son front courbé en forme de croissant dans les coussins frais et soyeux. « Cette femme s’agite, songeait Huslin, mais elle m’appartiendra. » Et des paroles naissaient entre eux qui les faisaient rougir ensemble.

– Pourquoi riez-vous ?

– Un souvenir.

– Dites-le.

– Non.

Elle éclatait de rire, se couvrait le visage de ses mains et regardait Huslin à travers ses doigts écartés.

– Non, impossible, je n’oserais jamais…

C’était une anecdote qui remontait au temps de ses noces. Carlos était très amoureux. Pendant huit jours, allongé à ses côtés, il contempla le corps de son épouse. Et il disait que la virginité était une si belle chose qu’il était dommage de la détruire.

Tout le temps que Huslin restait là et qu’elle riait avec lui, Valentine entendait une voix lui souffler : « Lève-toi… Tu te relâches. Veille sur ta maison… » Carlos lui offrait en effet un spectacle navrant. Elle l’entendait penser à voix haute derrière la cloison qui séparait le boudoir de l’atelier. Ses actes se suivaient avec désordre. Par moment, il avouait à Valentine les doutes qu’il concevait sur lui-même. L’instant d’après, pour effacer l’impression de faiblesse qu’il venait de donner, il prenait un ton gouailleur et simulait la force. Il parlait alors comme Fauvarque. Il lui prenait ses gestes. Dans l’impossibilité où il se trouvait de discerner ce qui était bien de ce qui était mal chez cet homme qui l’éblouissait, il lui emprunta jusqu’à ses fautes de syntaxe. Valentine reconnut la source et méprisa son mari. Elle le sentait dominé, hanté, éperdu, mais, dans son besoin nouveau de vivre pour elle-même, elle n’avait pas encore entrevu clairement que l’état d’âme de Carlos constituait un danger. Un incident la mit bientôt sur ses gardes. Elle venait de raccompagner Huslin, lorsqu’elle rencontra dans l’antichambre madame Lambert qui sortait de l’atelier, la démarche agitée, les yeux clignotants. Elle lui tendit la main amicalement, madame Lambert donna la sienne avec raideur.

C’était une femme de plus de quarante ans, petite, sensible, nerveuse. En la considérant, Valentine se rappela que les deux ou trois dernières toiles de Sentilhes avaient, en général, causé une déception. On y critiquait une certaine hardiesse, qui n’était pas dans sa manière. Aussi, demanda-t-elle franchement à madame Lambert si elle était satisfaite de son portrait.

– Ah ! non, par exemple, s’écria la petite femme ; il ma fait une tête ! Vous ne l’avez pas vu ? Ah ! oui, une tête !…

Elle se mordit les lèvres et baissa les yeux. Elle allait pleurer. Elle répéta :

– Vous ne l’avez pas vu ? Jusqu’ici les portraits de monsieur Sentilhes me plaisaient, je les trouvais ressemblants, gracieux. Et il y a six ans que je compte lui commander le mien !… Il a fallu pour mon malheur que cette fois…

Elle partit en répétant :

– Une tête… une tête…

Valentine fit aussitôt irruption chez Carlos.

– Tu peins si tard ? demanda-t-elle en entrant.

Puis elle balbutia :

– Je ne comprends pas… qu’est-ce que tu fais ?

Elle était venue s’appuyer contre le dossier du fauteuil où il travaillait, et considérait la toile avec stupeur : des joues plaquées de rouge, des yeux cerclés de noir, des lèvres, violacées, grimaçant une moue.

Carlos la sentait derrière lui, dominant ses épaules. Il avait espéré d’abord un cri d’enthousiasme, puis, aussitôt, il redouta le blâme.

– Tu fais des progrès, dit-elle froidement.

– Je te défends… cria-t-il dans une fureur soudaine.

– Reprends conscience, coupa-t-elle, éclatant de colère à son tour. Regarde un peu… Ce portrait est devenu une chose abominable, difforme, ridicule…

De la tête, de la main, pour surmonter son angoisse, il fit signe que non. Il posa les pinceaux, la palette, se recula d’un pas : un geste de Fauvarque.

– C’est admirable, dit-il enfin, vraiment, réellement… admirable… On verra que lorsque le peintre Carlos Sentilhes veut être fort…

– Mais ceci n’est pas fort !… hurla Valentine.

Alors, la fièvre qui l’avait exalté dans son travail tomba d’un coup. Son irritation avec elle.

Valentine le surveillait, méfiante. Elle se reprochait de n’avoir pas prévu les égarements auxquels devait le conduire l’exemple mal compris de Fauvarque. Il y avait longtemps qu’il parlait de « révolution dans sa méthode de travail », de « trouvailles hardies ». Toutefois, ses tentatives, au début, demeuraient si timides qu’il était à peine parvenu, en accumulant une longue série d’audaces, à crisper davantage sur les éventails les doigts de ses modèles.

– Je suppose que tu pourras demain remettre en état ce malheureux portrait… Pour l’instant, viens dîner, fit-elle avec un geste de reine.

– Non, fit Sentilhes.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas faim.

Il entendit : « tu es absurde » et se tourna vivement pour répondre ; il se vit seul.

– Mettons que je sois idiot, cria-t-il dans une attitude indignée.

Il se dressa de toute sa taille.

– Ah ! vraiment, dit-il, quel homme serait capable de réaliser d’un coup une œuvre pareille à celle que j’ai conçue ?… Au juste qu’ai-je conçu ?… Ce sont des idées qui m’échappent… des idées extraordinaires…

Il arpenta, en long, en large, de biais, le vaste atelier. De nouveau la fièvre le gagnait.

– Il faut des mois, des années, reprit-il, pour mettre au point une conception semblable à la mienne. Voilà des années que j’y songe. Voilà des années que je me sens à l’étroit dans ma formule. Voilà des années que je veux l’élargir.

À mesure qu’il s’entendait parler, il retrouvait son optimisme. Quel que fût le sens de ses phrases, il avait foi en elles, immédiatement ; elles étaient pour lui comme des oracles. Il ne tarda pas à se persuader qu’il était dans la bonne voie. Cette toile était une erreur. Voilà tout.

– Non, s’écria-t-il en riant, non, vraiment je n’aurai pas le mauvais goût de défendre ce portrait… Cette bouche… ces joues… sont horribles… Pauvre madame Lambert… Il serait plus charitable de vous défoncer les côtes…

– Je t’en prie, causons, fit Valentine qui venait de rentrer.

Il rougit de colère, parce qu’elle pénétrait chez lui et en sortait avec arrogance. Au lieu de répondre, il alla fouiller dans des cartons afin de lui tourner le dos. Elle s’en aperçut, sourit, et s’approcha de lui, transformée.

– Laisse-moi te dire… fit-elle d’une voix insinuante, presque câline. Je ne serais pas du tout contente que tu peignisses comme Fauvarque…

– Qui te parle de Fauvarque ? s’écria Sentilhes.

Il ajouta :

– Je te prierai de me laisser seul ou, tout au moins, de rester tranquille. J’ai une idée… Elle est perdue si tu continues à me harceler.

– Viens plutôt dîner, répondit-elle, il est huit heures.

– Je m’en fiche. Ce soir je ne dîne pas, je ne dors pas… Je ne demande qu’un peu de silence et une toile… Une toile !… Une toile !… Voyons, où sont mes toiles ?…

Elle s’approcha de la fenêtre et, debout, fixa son regard sur la maison où demeurait Fauvarque. Était-il possible qu’en définitive la rencontre fût néfaste pour elle ? Elle avait touché ce soir en son mari un fond de volonté tenace : il s’obstinerait dans sa folie. Devant l’échec, il échangerait une erreur contre une autre. Qui pouvait prévoir le temps que durerait cette crise ? Valentine se disait qu’elle aurait à la combattre. Or, l’obligation d’agir lui était odieuse.

– Idiot ! idiot ! idiot ! Au moment où je croyais me libérer de toi, vivre !… tu m’obliges à revenir sur mes pas, à me pencher sur ta sottise…

Car l’éveil en elle d’une tendresse n’avait pas submergé ses besoins d’ordre pratique. Elle tenait à ses premières ambitions. Certes, son amour lui paraissait l’événement le plus heureux de sa vie intérieure, elle n’ignorait point le renouveau de son être : néanmoins elle estimait que le miracle était payé à trop haut prix si, en retour, sa situation sociale devait se trouver ébranlée.

La première inquiétude passée, elle reprit possession de son calme. Elle se savait plus forte que Sentilhes dans la lutte. « Mon tort, se dit-elle, est de n’avoir pas été sur mes gardes. Carlos en a profité pour sortir du chemin qu’il doit suivre. Sans le brusquer, je l’y ramènerai. »

Ainsi elle retrouverait, après la crise, les avantages que son mari lui avait toujours assurés et qui lui étaient nécessaires. Elle avait, de plus, besoin de Fauvarque, maintenant que son être s’était compliqué d’aspirations idéales.

En somme deux vies distinctes la réclamaient à la fois. Son art consisterait à les tenir à l’écart l’une de l’autre, afin qu’elles ne vinssent pas à se nuire, la mettant un jour dans l’obligation de choisir. Libre à elle, en effet, d’aimer un homme et de vivre suivant une formule supérieure, si elle pouvait arrêter ce mouvement de son être au seuil de sa maison, là où se résout chaque jour le problème concret de l’existence. Là il fallait que le mari fournît régulièrement sa tâche quotidienne.

– Ma bonne amie, supplia Sentilhes, malgré la meilleure volonté du monde je suis gêné de te sentir là… Du moment que j’ai besoin d’être seul, laisse-moi seul !… tu ne perds rien à me laisser seul !…

– Eh bien ! travaille, nous verrons bien, murmura Valentine, en sortant.

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