I

Au bout d’un étroit couloir, Fauvarque poussa une porte.

– Voici votre chambre, dit-il. Vous avez deux fenêtres. Vous y serez bien. J’ai arrangé avec soin votre lit. Cette sangle est souple. On y est pris comme dans un hamac. Croyez-vous que vous aurez assez de couvertures ?

– Un drap me suffit, répondit Huslin. Mes nuits sont agitées. Dès que je me couche, mes nerfs s’irritent, mon cerveau est en feu. Ah ! mon bon Fauvarque, je suis content d’être ici entre le visage riant de votre femme, et votre bel optimisme.

– C’est vrai, depuis ce matin Jeanne est gaie comme un pinson, dit Fauvarque, répondant aux seules paroles de Huslin qui l’eussent frappé.

Il sourit à son ami. Tout à l’heure ils s’étaient embrassés. Mais entre eux manquait l’abandon véritable.

– Merci, pour la superbe étude que vous avez placée en face de mon lit, dit l’écrivain, en détournant le regard qu’il avait fixé dans les yeux de Fauvarque.

On était en juin. L’une des fenêtres donnait sur un champ de betteraves, l’autre sur le bois de châtaigniers. Il fallait s’approcher de celle-ci pour remarquer qu’elle surplombait la route. Des nuages fuyaient sur un ciel lisse. Leur ombre immense, légère, rapide, rasait la campagne, effleurait les collines roses, franchissait l’horizon, poursuivie par des océans de lumière.

– Ma chambre est pleine d’air, de soleil, de couleurs, dit Huslin. Les nuages semblent passer sous mon plafond… les oiseaux, entrer par une fenêtre et sortir par l’autre.

– Vous voilà chez vous, dit Fauvarque, vous n’avez plus qu’à guérir de vos émotions amoureuses…

Il allait sortir. Une idée le ramena résolument vers Huslin.

– En ce qui concerne Jeanne, fit-il, je vous mets en garde. Elle a été nerveuse ces temps derniers. Dame, cela s’explique : la solitude, l’enfant… En deux mots : ne la heurtez pas…

– Soyez sans crainte, répondit Huslin.

Fauvarque gagnait l’escalier. En passant, il frappa à deux portes qui, sur le palier, se faisaient face.

– Vous n’avez besoin de rien ?

Deux voix, celle de Renée Vidil, à droite celle de Potteau, à gauche, s’élevèrent ensemble et se confondirent : « Merci, Henri… » « T’inquiète pas, vieux… » « je n’ai… » « parfaitement ».

– En somme, vous êtes bien ? répéta Fauvarque qui n’avait rien compris.

– Très bien, reprirent les deux voix.

Quand j’étais chez mon père,

Fillette de quatorze ans,

On m’envoyait à l’herbette,

Mes moutons j’allais gardant.

Brunette, allons, gai, gai.

Brunette, allons gaiement.

Dans le jardin, Jeanne dansait et chantait parmi les massifs de verdure et les rosiers grimpants. Pierrot, qu’elle tenait par les bras, levait vers elle ses joues fleuries.

Mon père et ma mère

N’ont que moi d’enfant,

Gandinette, je vous aime tant.

Fauvarque la regardait, étonné de ne plus trouver le masque dur, qui, pendant cinq mois, avait donné à leur vie un grain rugueux et terne. Jeanne reprenait aujourd’hui sa physionomie ancienne, comme on se couvre d’un costume qui avantage. C’est qu’aux yeux de ses amis, elle voulait partager avec Fauvarque le prestige d’une vie heureuse, active et solitaire.

– Dis-nous maintenant ta jolie chanson des sabots bretons.

– Je chante ce qui me plaît, répondit Jeanne.

Cette réserve faite, elle entama le couplet que son mari lui demandait :

Au loin dans la plaine

L’un d’eux s’est perdu,

Et flu, flu, flu,

Mes sabots de chêne

Tous deux sont fendus.

Et flo, flo, flo,

Mes sabots de chêne

Sont tombés dans l’eau.

– Écoute, Pierrot, je vais t’apprendre quelque chose de beau, s’écria Foutrel, sortant de sa chambre qui se trouvait au rez-de-chaussée, resserrée entre la salle à manger et l’atelier. Écoute ton oncle, Pierrot, mon petit…

– Son oncle… voyez ce toupet ! dit Jeanne.

– Votre poupon connaîtra bientôt toutes les chansons de France, dit Huslin en se penchant à l’une des fenêtres du premier étage.

– Renée lui en apprendra quelques-unes aussi, ajouta Potteau, qui s’était assis sur le rebord de la sienne.

Ses longs cils formant grillage devant ses yeux, Huslin regardait Jeanne et l’admirait.

– Excusez-moi d’avoir fait intrusion chez vous, reprit-il. Je vous entendais chanter, et mes fenêtres ne donnent pas de ce côté. Elle est superbe votre chambre. J’aime le grand lit et les murs décorés par Fauvarque.

– Toute la maison est tellement belle ! ajouta Renée, la tête posée contre le bras de Potteau.

– Et encore ! répondit Jeanne, soudainement conquise à Fauvarque par les éloges de ses amis, Henri a été gêné par toutes sortes de choses : la disposition des pièces, leurs proportions…

– Mon rêve est de bâtir une maison de la cave à la girouette, dit le peintre. Messieurs mes amis, vos châteaux, c’est moi qui les bâtirai.

– L’offre me séduit, répondit nonchalamment Huslin. À la première occasion, j’achète un lopin de terre sur une colline et vous le mets entre les mains.

– Croyez-vous que ce soit difficile à construire une maison ? s’exclama Fauvarque. Quatre poutres de fer, une à chaque bout, et là-dessus on peut jouer, mon cher, à l’infini.

– Avec moi, dit Potteau, tu pourras faire toutes les cabrioles qu’il te plaira. Dès que mes symphonies auront paru, je t’ouvre un crédit illimité jusqu’à cinq ou six mille francs.

– Six mille francs, il n’en faut pas davantage ! Je fournis pierres, ciment, fer, briques, volets, parquets, je fournis tout.

– Travailles-tu à crédit ? demanda Foutrel.

– Comment ! Et tes grandes affaires ?

– Pas d’ironie, répliqua amèrement Foutrel. Mon père a réduit ma pension des deux tiers.

Fauvarque se mit à rire.

– Plus d’affaires ! plus de pension ! mon pauvre Foutrel. Ton père doit trouver que quatorze ans sont longs pour décrocher une licence en droit.

– Une licence !… s’écria Foutrel. Si tu me trahis, je t’occis. Voilà au moins cinq ans que j’ai annoncé mon doctorat… Et depuis je tiens déjà d’une main l’agrégation.

Entre les fenêtres et le jardin, des boutades s’échangèrent jusqu’au dîner. La campagne s’étendait en stries vertes, ocres, bleues, transparentes comme un vitrail, frangée d’horizons roses. Tout au fond, vers l’est, Paris, surface terne et mamelonnée, ressemblait à un amas de ruines. Mais l’entretien restait intime malgré ce déploiement d’espace.

La table était dressée dans le jardin, sur une éminence de terrain nivelée en terrasse. La fenêtre carrée de l’atelier servait de dressoir. Fauvarque s’en approcha, huma les fraises des bois qui remplissaient un saladier, prit trois queues de cerises entre le pouce et l’index, sonda les profondeurs d’un pot de grès où reposait une crème épaisse, onctueuse, bleutée.

– Oh ! mais vous avez bien travaillé, ma femme, s’écria-t-il. Viens par ici, Foutrel. Je suppose qu’on peut goûter à ces délicats produits des bois et des fermes ?

Foutrel ne répondit pas. Ayant abordé la fille de ménage, il lui soufflait dans l’oreille : « Alors, vous vous appelez Berthe ? Vrai ? C’est votre nom à vous ?… »

Mais Jeanne, laissant Pierrot tout effaré sur sa chaise, accourait.

– Avisez-vous de goûter aux délicats produits de la terre, dit-elle en assaillant son mari. Voilà pour les fraises ! voilà pour les cerises !…

Fauvarque exultait. L’attaque de Jeanne, les coups dont elle criblait son épaule, lui rappelaient des jeux et une insouciance qui, depuis cinq mois, avaient déserté sa maison. L’arrivée de ses amis, qui lui avait donné de l’inquiétude, s’affirmait tout à coup comme un événement heureux. Il se dit que, peut-être, après dix années de mariage, la vie de son foyer avait besoin d’un accompagnement extérieur.

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