Où l’on verra comment M. Désiré Cabissol et M. Désorty, préfet, continuèrent, inter pocula, leur conversation amusante et comment le premier de ces deux personnages fut conduit à narrer au second l’histoire du Marchand de larmes, sans pour cela oublier l’illustre Maurin, Roi des Maures.
Le déjeuner du préfet fut excellent et M. Cabissol y fit grand honneur. Au dessert, les deux interlocuteurs étaient devenus les meilleurs amis du monde.
Quand les cigares furent allumés :
« Il ne faudrait pas croire, monsieur le Préfet, dit Cabissol, que je sois, comme le pense votre commissaire, un vulgaire amateur policier… Ce que je vous ai dit moi-même tantôt a pu ne pas suffire à éloigner de vous une telle idée…
– En effet…
– Eh bien, ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est le pittoresque, et j’ai plus de plaisir à rencontrer dans mes pérégrinations un type curieux, une histoire gaie, qu’un drame ou qu’une physionomie dramatique.
« Aussi je crois bien que ni Paris ni Lyon ne me seraient des théâtres aussi amusants que nos pays méridionaux.
« Tenez, par exemple, ni à Paris ni à Lyon on n’a la plaisante horreur de l’eau, la joyeuse peur de la pluie que l’on a ici. Cette peur est-elle sincère ? Oui et non.
« Avant tout, l’homme du Midi aime le farniente. Quand le phylloxera détruisit ses vignes, le paysan provençal se trouva fort ennuyé, mais il ne fut vraiment désolé que lorsque, ayant remplacé les vieilles souches françaises par le cep américain, il fut obligé de le cultiver avec des soins spéciaux ignorés de lui jusque-là et vraiment trop compliqués.
« Depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à cette époque, la culture de la vigne sur tout le territoire du Var avait été facile. On laissait les pampres traîner à terre. Dans les « oullières », très larges entre les raies de vignes, on semait du blé, après un labour superficiel. La moisson était maigre dans ces oullières, au pied des vieux oliviers ; n’importe. C’était un heureux temps puisqu’on avait sous les yeux, dans le même champ, tout ce qu’il faut pour vivre : le pain, et le vin, et l’huile, produits essentiels, simples, tous nommés dans l’Évangile.
« On acanait : on battait l’olivier à coups de roseaux, en novembre, pour en faire tomber le fruit sur les linçouras. On moissonnait à la faucille, en juin. On vendangeait en septembre. Le reste du temps, le paysan, assis sur sa porte, regardait pousser l’olivier, la vigne et le blé. Cette contemplation était sa principale besogne ; il rêvait, et le soir il chantait ou contait des gandoises à sa famille. Oui, c’était le bon temps.
« Le soleil quand même dorait la grappe enfouie sous les pampres. L’échalas était méprisé : on prétendait que, sur échalas, la vigne serait détruite par les coups de mistral. Notre bonne vigne antique avait des allures de lambrusque ; l’épi était grêle ; l’olive venait quand il plaisait à Dieu. Cela suffisait à une race de cigales.
« Le plant américain a bien changé les conditions de la vie chez nous ! Le Provençal a consenti à s’appeler viticulteur ; on a arraché l’olivier (nos paysans regrettent à cette heure ce massacre absurde) ; il a fallu que chaque cep ait son tuteur : et entre les pieds de vigne trop rapprochés il n’y a plus de place pour le blé. Le paysan aujourd’hui travaille plus qu’autrefois ; il a des rêves de bourgeois parce qu’il a appris à lire ; il trouve que la terre ne donne plus assez ; il déserte les champs pour la ville et beaucoup vont follement souffrir, ouvriers d’un arsenal ou d’une usine, dans des galetas, au sommet de maisons qui ont huit étages. C’est fâcheux, qu’y faire ?
– Mais, dit le préfet, je croyais qu’en votre pays où les étés sont torrides, la pluie était appelée, comprise, aimée…
– Mon Dieu ! dit M. Cabissol, certainement on l’aime parce qu’elle est favorable aux récoltes ; mais on la déteste… parce qu’elle mouille.
« Qu’on puisse labourer quand il bruine, comme le font éternellement les paysans du Nord, c’est une chose dont nos paysans n’acceptent pas même l’idée. Dès qu’apparaît, au fond de leur ciel indigo, un pâle nuage, tout le monde en profite pour quitter le travail. Il est même arrivé, il y a quelque dix ans, dans la petite ville d’Aiguebelle, une histoire assez plaisante qui vous montrera mieux que toutes les gloses à quel point les gens de Provence détestent la pluie, ou, si vous voulez, pourquoi ils l’aiment, en faisant semblant de la détester. Aiguebelle est une ville de dix mille âmes, comme vous ne l’ignorez point, monsieur le Préfet, puisqu’elle est votre administrée.
« Il y a cinq ans, un Lyonnais, mon ami Larroi, s’y vint établir. Il voulut, sur le flanc d’une colline, dans un admirable site, faire construire une villa. Les travaux commencèrent lentement. La bâtisse était cependant assez avancée, lorsqu’un jour les sept ou huit maçons qui la construisaient, juchés sur leurs échafaudages, levèrent tous ensemble le nez vers le ciel avec inquiétude.
« Que se passait-il ? L’un d’eux, un nommé Darboux, galegeaïré fameux (encore un !) fumait une grosse bouffarde d’où s’échappaient des flots de fumée.
« Il avait trouvé drôle de s’écrier tout à coup, en montrant du doigt un véritable nuage sorti de sa pipe :
« – Vé ! vé ! regardez un peu ! Voyez ce nuage ! tout à l’heure il pleut ! gare ! »
« Ce cri terrifiant produisit l’effet habituel. Bien que le ciel fût d’une pureté parfaite, tous les maçons, ce jour-là, désertèrent le chantier. Mais la pluie, qui empêche de travailler, n’empêche pas qu’on s’amuse, et ils allèrent achever leur journée au jeu de boules.
« – Ah ! le mauvais coup ! non, non ! ah ! sans la pierre, ma boule allait droit !
« –Celle-ci va téter le cochonnet (s’arrêter tout contre le but).
« –Fameux coup, celui-là !
« –Ah ça, vaï ! un coup de sant Estròpi (un coup de saint Maladroit !) »
« Que voulez-vous, conclut Cabissol, ces mœurs-là m’enchantent, moi… Se mettre en grève pour jouer aux boules ! Ah ! ce n’est pas un pays de misère que le nôtre ! Vous voyez donc pourquoi et comment on aime ici la pluie ou, si vous voulez, comment et pourquoi on la déteste.
– Et, dit le préfet, que pensèrent les entrepreneurs de la conduite de leurs braves maçons ?
– L’entrepreneur, étant du pays, trouva la chose naturelle, mais mon ami Larroi, le Lyonnais, déclara qu’il n’accepterait pas cette façon de travailler, vu que si cela se renouvelait, sa villa ne serait pas construite avant dix ans (ce qui prouve que l’exagération n’est pas dans le caractère des seuls Méridionaux !) – et il exigea assez sottement que le maître maçon lui envoyât d’autres ouvriers…
– Qu’arriva-t-il ensuite ? dit le préfet souriant.
– Ah ! vous voulez toute la suite de l’aventure ? Je vous préviens qu’elle s’est prolongée singulièrement.
– Allez toujours.
– Eh bien, il arriva une grève. Tous les maçons de la région abandonnèrent leurs travaux, il n’y eut bientôt plus assez de boules à Aiguebelle ni dans les communes environnantes, tous les grévistes de nos campagnes étant boulomanes.
– Et quels étaient leurs desiderata ?
– Voici. Le chef des grévistes, Darboux, alla trouver le patron :
« – Nous avons commencé la villa du Lyonnais, lui dit-il, c’est nous qui l’achèverons. Vouastré Lyouné es un couyoun ; un homme qui coumpren pas nouastré caratéro. (Votre Lyonnais est un… âne ; un homme qui ne comprend pas notre caractère.) Il ne peut pas, à cause d’une galégeade, ruiner le pays, voyons ! Ouvrez-lui la comprenure, à cet “étranger du dehors”! »
« Darboux avait raison. Mais mon ami Larroi était un homme têtu ; il ne voulait rien entendre, il ne parlait de rien moins que de quitter Aiguebelle à tout jamais. J’allai le voir pour tenter d’arranger les choses. Elles s’étaient singulièrement gâtées.
« Quand j’arrivai, cinq mille Aiguebellois (la moitié de la population d’Aiguebelle) entouraient la maison de campagne que Larroi avait louée en attendant que sa villa fût construire.
« Des plaisanteries la foule passa bientôt aux menaces. Tous les joueurs de boules, c’est-à-dire tous les grévistes, étaient là, leurs boules ferrées (de vrais boulets) dans les mains. On commençait à les lancer dans les vitres.
« – Toi qui prétends les comprendre, va leur parler, me dit Larroi. Explique-leur que je suis libre de quitter le pays et que je le quitterai : c’est mon dernier mot. »
« Je descendis, je me présentai à la foule menaçante. Malheureusement je n’étais pas encore très connu à Aiguebelle en ce temps-là.
« –Mes amis, un peu de silence ! m’écriai-je en montant sur une chaise que j’avais apportée. Je viens vous donner des explications après lesquelles, je l’espère, chacun de vous rentrera chez soi, car voici que le jour finit et il se fait temps d’aller souper.
« – Quès aqueoù couyoun qué parlo ? – c’est-à-dire : quel est cet âne qui brait ? », cria une voix.
« Et je reçus, en pleine poitrine, le cochonnet, petite boule de buis dont le choc me fut assez désagréable.
« – À l’eau ! » cria-t-on de tous côtés.
« Aiguebelle est situé au bord de l’Argens. Il y avait peu d’eau dans la rivière en ce mois d’été, mais enfin il y en avait, et je compris que si on n’avait pas le dessein de me noyer, on serait bien content, tout au moins, de me voir barboter un peu.
« J’étais fort mal à mon aise. Tout à coup, un homme, sortant de la foule, vint à moi.
« – Descendez de votre chaise, monsieur Cabissol, me dit-il, je vais leur parler, moi. »
« J’obéis, subjugué par le ton décidé du personnage.
« Il était curieux, le personnage.
« Jeune, très maigre, et singulièrement vêtu d’une redingote noire trop longue, gilet et pantalon assortis, il était coiffé du kalitre (haut-de-forme) que les gens de la campagne ne mettent ici qu’une fois dans leur vie, le jour de leur mariage. Ce chapeau portait un crêpe.
« L’homme, étant monté sur ma chaise, cria d’une voix de tonnerre :
« – Citoilliens ! je connais le citoilliens qui vient de vous parler : c’est un bon. Je réponds de lui. Retirez-vous, puisqu’on vous dit que tout est arrangé. M. Larroi vous fait beaucoup d’excuses, vous reprendrez le travail chez lui, dès demain. »
« – Permettez ! » criai-je.
« – Laissez-moi faire, dit l’homme, je sais mieux que vous ce qu’il faut leur dire. »
« Mais les premiers rangs de la foule, ayant vu mon mouvement de protestation, crièrent à mon défenseur :
« – Qui nous garantit que celui que vous défendez ne nous trompe pas ?
« – Moi ! dit l’homme en redingote et en kalitre, moi, je vous dis ! »
« La foule murmurait, irritée, mais déjà indécise.
« Alors, l’homme noir, dans un mouvement d’éloquence populaire vraiment magnifique :
« – Et d’ailleurs, citoilliens, quelle heure est-il ?
« – Sept heures manque un quart ! » cria la foule.
« – Eh bien, citoilliens, outre que c’est l’heure d’aller dîner, c’est l’heure où la nuit commence… La nuit, citoilliens ! la nuit n’est pas le jour. Ce n’est pas dans la nuit comme des malfaiteurs, c’est dans le jour que vous devez débattre les intérêts de la liberté !… Vous voulez tous la justice, n’est-ce pas ? Eh bien, la justice apparaîtra avec le soleil. On vous rendra justice demain, au chant du coq, au grand soleil de la République ! Allez vous coucher. »
« Une acclamation formidable salua ce discours :
« – Vive la République ! »
« Et la foule se retira, satisfaite, sans aucun désordre.
« Alors, je dis à l’homme noir, jeune et maigre :
« – Qui êtes-vous donc, mon ami, pour avoir, si jeune, une pareille influence sur tout ce peuple ?
« – Moi ? me répondit-il avec un calme sourire, moi, monsieur Cabissol ? je ne connais personne ici, et personne ne me connaît… seulement je sais leur parler, voilà tout.
« – Mais, lui dis-je, vous me connaissez donc ?
« – Pardi ! je vous ai vu passer quelquefois à la chasse, sur mon petit bien, près de Draguignan. Quand je suis là que je laboure et que vous passez, vous me demandez toujours si c’est dur ou mou, si ça se fait bien… enfin quoi ! vous n’êtes pas fier. Alors, comprenez, j’ai trouvé avec plaisir cette occasion de vous rendre un petit service… Vous ne savez pas mon nom ? On me dit Bédarride.
« – Ah ! lui dis-je, stupéfait… merci, je ne vous avais pas reconnu.
« – C’est rapport à mon costume que je n’avais pas mis depuis mon mariage avec ma pauvre femme qui est morte, pechère ! voilà trois semaines !
« – Mais, insistai-je, pourquoi vous êtes-vous habillé en bourgeois, vous, un travailleur de la terre, précisément un jour d’émeute populaire ?
« – Eh ! dit-il gravement, je me suis fait bô pour un peu venir voir la Révolution ! »
– Voilà, dit le préfet, un discoureur intéressant et adroit. Mais qu’en pensa votre ami de Lyon ?
– Il fut désarmé ; et les grévistes, voyant qu’il comprenait leur caractère, lui bâtirent sa villa joyeusement. Il espère bien mourir dans ce pays de gaieté.
– Et l’homme au discours, vous ne l’avez pas perdu de vue, je suppose ?
– Certes, non !
– Et qu’est-il devenu ?
– Ce qu’il est devenu ? c’est encore toute une histoire.
– N’hésitez pas à me la conter.
– Il est devenu marchand de larmes.
– Marchand de larmes ? vous m’intriguez.
– La mort de sa femme l’avait orienté vers les choses funèbres. Il s’était efforcé, comme vous l’avez vu, de se distraire en assistant, vêtu de ses sombres habits de noces, aux émeutes populaires, mais les émeutes, par bonheur, ne durent pas toujours ; les travaux de la campagne ne l’intéressaient plus parce qu’il avait l’étoffe d’un homme public, le tempérament d’un tribun, un vrai talent d’orateur. L’école primaire en avait fait un aspirant bourgeois. Il voyait grand, il rêvait une vie supérieure à sa fortune. Que faire ? Il eut une idée géniale. Il s’établit marchand de larmes.
– Vous me faites mourir de curiosité.
– J’appris un jour qu’un personnage étrange hantait le cimetière d’Aiguebelle. On me fit de lui un portrait que je crus reconnaître. Je voulus m’en assurer. La chose était facile puisque, disait-on, il n’abandonnait le cimetière qu’au moment de la fermeture des grilles. Il y arrivait le matin et ne le quittait pas même pour déjeuner. À midi, assis sous un cyprès, au bord d’une tombe, il croquait un quignon de pain, buvait de l’eau ou le vin d’une bouteille plate qu’il remettait ensuite dans sa poche soigneusement, et reprenait son poste d’observation dans les bosquets funèbres.
– Son poste d’observation ? » interrogea le préfet.
– Voici. Je me rendis un matin au cimetière, pour voir si le marchand de larmes était bien le dompteur de foules que je connaissais. Il se trouva que j’arrivai à la grille en même temps qu’un enterrement de deuxième classe… Je suivis, moi dernier du cortège. À peine avions-nous dépassé les premiers cyprès de la grande allée, que mon homme en sortit. Il avait son même costume de bourgeois, son costume des jours de noces et des jours d’émeute. Le noir en était un peu jauni. Le chapeau haut de forme, bien brossé, luisait de son mieux au-dessus d’un crêpe étroit. La chemise était propre ; la cravate fripée légèrement, mais à peu près blanche. L’homme avait des souliers vernis.
« Son regard allait lentement de la tête à la queue du cortège. Il m’aperçut et vint à moi, d’une démarche compassée, d’une allure triste.
« – Bonjour, monsieur Cabissol, murmura-t-il, d’une voix très basse, endeuillée.
« – Bonjour, mon ami Bédarride !
« – Qui enterre-t-on ?
« – Je ne sais pas… j’arrivais… pour vous voir, pour vous entendre.
« – Ah ! fit-il, vous connaissez mon nouvel état ?
« – On m’en a parlé.
« – Eh bien, alors, permettez-moi de faire mon devoir. »
« Et s’adressant à l’un des bourgeois qui nous précédaient de trois pas :
« – Qui enterre-t-on ?
« – Mlle Adélaïde Estocofy.
« – Attendez donc !… fit-il, mais… je la connais !
« – Qui ne connaît pas Adélaïde à Aiguebelle, répliqua l’autre ; une des deux dévotes ! Des épicières qui vendaient le meilleur café de la ville !
« – Pardi ! répliqua Bédarride, à qui le dites-vous ! je le connais, son café. Pour du bon café, voui, c’était du bon café et qui ne sentait jamais la « marine ! »
« Et après un silence :
« – Sa pauvre sœur, reprit-il, doit être bien désolée. Elle est son aînée, je crois ?
« – Oui, Anastasie est l’aînée et elle voit partir sa cadette, pechère ! »
« Bédarride quitta les derniers rangs du cortège ; il gagna les rangs du milieu. Je le suivis.
« Il avisa une vieille dame qui s’essuyait les yeux et lui dit :
« – Quel âge pouvait-elle bien avoir, notre pauvre Adélaïde ? »
« La femme répondit :
« – Elle n’avait que soixante-cinq ans, pechère !
« – Je ne l’aurais jamais deviné à la voir, pechère ! dit Bédarride, vous l’aimiez beaucoup, madame ?
« – Madame Labaudufle.
« – Vous l’aimiez beaucoup, dites… madame Labaudufle ?
« – Voui ! gémit la matrone. Nous nous étions élevées ensemble, rue de l’Aubergine où elle est morte, dans le magasin qui l’avait vue naître, puisque sa mère, comme vous savez, était marchande de fruits et tenait boutique d’épicerie, depuis l’autre siècle, à côté de l’ancien théâtre des marionnettes où on jouait la crèche pour la Noël.
« – Je l’aimais aussi beaucoup, dit Bédarride… pauvre Adélaïde ».
« On arrivait près de la fosse ouverte qui attendait la dépouille mortelle d’Adélaïde Estocofy.
« Vivement Bédarride gagna les premiers rangs du cortège. Il reconnut facilement Anastasie à sa douleur, il s’approcha d’elle.
« On descendait le cercueil dans la fosse.
« Le prêtre bénissait la tombe ouverte et psalmodiait les prières lamentées.
« Bédarride se pencha vers Anastasie :
« – Pauvre demoiselle ! lui dit-il d’une voix mouillée, je prends bien part à votre chagrin… avec toute la ville d’ailleurs… »
« Anastasie eut un sanglot.
« Bédarride reprit, d’un ton plus bas, confidentiel, mais d’un accent plus assuré :
« – Est-ce que quelqu’un parlera sur sa tombe ?
« – Pechère, sanglota Anastasie ; de pauvres gens comme nous, on les enterre sans discours !… Qui voulez-vous qui parle sur sa tombe ?
« – Moi ! dit Bédarride avec une sombre énergie ; moi si vous le désirez, ma pauvre demoiselle, car je connaissais ses vertus, à la pauvre morte, comme je connais les vôtres. Je suis M. Bédarride. »
« Anastasie étouffa un sanglot plus profond que les autres.
« Les prières étaient achevées.
« – Désirez-vous toujours que je parle ? interrogea Bédarride.
« – Vous me ferez beaucoup d’honneur, monsieur Bédarride. »
« Il s’avança au bord de la fosse, et tenant son chapeau de la main gauche, il refoula avec un geste large de sa droite ceux des assistants qui s’apprêtaient déjà à jeter sur le cercueil les premières poignées de terre.
« Alors, pâle, maigre, noir, debout sur l’éminence formée par la terre fraîchement retirée du trou, ému lui-même, il parla ainsi à la foule émue :
« – Mesdames, messieurs, vous tous, amis connus et inconnus, recevez les remerciements d’une famille éplorée ; d’une sœur écrasée sous la plus inconsolable de toutes les douleurs puisque jamais la tombe n’a rendu sa proie ! Du moins, chère demoiselle Anastasie (ici M lle Anastasie sanglota éperdument), du moins vous avez cette consolation enviée par tous les honnêtes gens, de voir une ville entière se presser autour de vous dans un élan de participation à votre douleur, participation qui n’a d’égale par sa grandeur que votre douleur elle-même. Chère et malheureuse Adélaïde, regarde autour de toi. Tout Aiguebelle a pour toi les yeux de Mme Labaudufle, qui sont noyés dans les larmes.
« Ah ! elle t’a aimée, cette vénérée dame, comme nous t’aimions tous ! Tout Aiguebelle rend hommage sur cette tombe à l’élévation de sentiments et à la probité commerciale de ces deux sœurs dont le café renommé n’a jamais subi aucune défaillance de réputation, depuis plus d’un siècle. Car il y a un siècle, – ne l’oubliez pas ! – la mère et les ancêtres des deux célèbres sœurs avaient déjà fondé la réputation de leur incomparable maison, située à côté même de ces théâtres, – aujourd’hui disparus, hélas ! – où des marionnettes jouaient, pour l’édification du peuple, le Saint Mystère de la Crèche et l’histoire de Geneviève de Brabant… Voilà, messieurs et dames, des titres de noblesse qui en valent bien d’autres. Réjouissez-vous donc à travers vos larmes, tout au fond de vos cœurs, dans l’espérance, que dis-je ? dans la certitude des récompenses éternelles que le Ciel doit à la probité commerciale unie à l’élévation des sentiments qui sont la gloire de l’humanité !… Adieu, Adélaïde ! tu ne pouvais pas partir sans qu’une parole de justice, de reconnaissance et d’amour fût prononcée sur ta tombe. Adieu, pieuse Adélaïde, si pieuse que ta boutique est des Deux Dévotes, – car ta chère et malheureuse sœur partage dès ce monde ta pure renommée, comme elle partagera un jour, – le plus tard possible, – ta gloire immortelle dans le ciel ! »
« Bédarride se tut. Il essuya ses yeux d’où coulaient de vraies larmes.
« Il se pencha vers moi :
« – Vous le croirez ou non, monsieur Cabissol, je ne la connaissais ni des lèvres ni des dents. Eh bien, il me semble que je l’ai toujours connue. »
« Anastasie, secouée par les sanglots, tomba à demi pâmée dans les bras de Mme Labaudufle…
« Alors, doucement, bien doucement, Bédarride lui souffla à l’oreille :
« – J’espère que vous êtes contente, ma bonne demoiselle ?… »
« Il prit un temps, puis :
« – C’est cinque franques ! » ajout a-t-il.
« Machinalement, l’honnête commerçante chercha sa poche, d’une main tremblante.
« – Non, non, dit Bédarride discret… je passerai chez vous. Pas ici… Ici, voyez-vous, ça me ferait trop de peine ! »
« Et il disparut, après m’avoir serré la main.
– Et vraiment, dit le préfet, il pleurait de vraies larmes pour cinq francs ?
– Vous lui faites injure. Il pleurait comme pleurent les acteurs et les romanciers sur les situations douloureuses que leur imagination leur représente vivement. Seulement, il pleurait, lui, aidé par son imagination, sur des douleurs trop réelles.
– Mais, dit le préfet, voilà qui nous a entraînés fort loin de notre Maurin.
– En aucune façon, dit Cabissol. Maurin incarne une race, mais il ne saurait, à lui tout seul, nous en donner tous les traits particuliers. Isolé, il perdrait, croyez-moi, quelque chose de son caractère. J’avais besoin de vous montrer l’ambiance autour de lui. Il est un roi. Comme tel, il a plus de dignité que son peuple ; et, même quand il rit, il garde encore une certaine gravité et toute sa noblesse. Comment, sans l’amoindrir, séparer le roi de son peuple ? Le sérieux de ce peuple et sa gaieté, ses héros et ses fantoches, ses simplicités et son génie, voilà ce qu’il faut voir si on veut l’admirer, lui, le roi, comme il le mérite. »
Le préfet s’était levé.
« On m’attend, dit-il, au conseil général. Venez me voir aussi souvent qu’il vous plaira, monsieur Cabissol… Vos histoires sont bonnes ; vous êtes ici chez vous. »
Et chacun d’eux alla à ses affaires.