Chapitre VIII

Où l’on verra comment les habitants des Maures auraient pu devenir tous aveugles et l’opinion de Parlo-soulet sur son ami Maurin, flambeau des chasseurs.

Le surlendemain devait avoir lieu, avec une certaine solennité, l’enterrement de Crouzillat.

Le préfet fit annoncer qu’il y assisterait avec le sous-préfet de Toulon, un lieutenant de gendarmerie, un inspecteur des forêts, – et le matin de ce jour-là, au soleil levant, Maurin se promenait sur la haute esplanade qui domine Bormes, le Lavandou et la mer, devant la vieille chapelle et le vieux moulin. Il tenait par la main son fils, son petit Bernard, gaillard de dix à onze ans, bien découplé, l’œil hardi et franc. Et Maurin, montrant à son fils les îles d’Hyères, lui disait :

« Tu vois, cette île-ci, à gauche, est à M. le comte de Siblas et celle-ci, à droite, est à mon ancien « cambarade » Caboufigue, – qui, parti simple mousse, devint capitaine dans la marine marchande, puis esclave des Patagons, puis un peu Roi des nègres quelque part et finalement millionnaire en France. Aujourd’hui, les gouvernements comptent avec sa bourse. C’est un homme vraiment trop riche… C’est dans son île qu’il y en a, des faisans ! comme aussi dans celle du comte de Siblas. C’est un beau coup de fusil, mais trop facile. Seulement ça se vend cher.

– Vous en avez tué, Père ?

– Si chaque fois que j’en ai tué un, avec ou sans la permission du propriétaire, il était tombé un œil à l’un des habitants des Maures, j’aurais fait un peuple d’aveugles ! » répliqua paisiblement Maurin.

Et, montrant à son fils, sur sa gauche, dans le sud-est, une légère dépression du sommet de la colline tout dentelé de pointes de rocs :

« Ça, c’est le col de Saint-Clair. De là, on voit Saint-Clair à ses pieds, la petite vallée, la vieille chapelle en ruines, les vignes et les villas… Et toujours la mer… Tu vois bien le col ? Là, entre deux ou trois de ces pointes, caché par celles de devant, adossé à celles de derrière, j’ai passé de belles nuits à dormir, pendant que de grands coups de mistral me passaient sur la tête. On y est au dur mais on est bien tout de même, avec des coussins de braïsse en fleurs ; on dort, assis, la face vers le large, les yeux tout prêts à s’ouvrir sur le ciel où les étoiles clignent des paupières, nombreuses et grouillantes comme des fourmis sur un chemin de montagne, après la pluie.

– Et pourquoi dormiez-vous là, Père ?

– Pour attendre les pigeons, donc ! Par le mistral, c’est, pour tuer des ramiers, un fameux endroit ! Seulement, là, on est toujours trop de gens. Quand un pigeon tombe, tous les chasseurs se le disputent. J’aime mieux être seul, mais c’est un bien bon endroit. C’est amusant d’être là. Les oiseaux viennent de l’est, contre le vent qui souffle comme un enragé. Ils suivent le fond de la vallée, puis vous les voyez remonter vers vous : pinsons, chardonnerets, hirondelles, ramiers… Ils remontent le long de la colline qui est sous vos pieds. Vous êtes comme à la fenêtre au plus haut d’une maison. Ils remontent vers vous et, frrou, frrou ! vous les entendez contre votre oreille battre l’air, en sens contraire du vent. On est au milieu d’eux ! on croit voler avec eux ! Quand on reconnaît les ramiers, on se retourne, et pan ! ils tombent… Par-devant ils portent le coup… Le plomb, par-devant glisse sur leur plume comme l’eau sur la poitrine d’un canard. »

« Eh bien, Maurin, vous instruisez votre fils ? »

C’était Cigalous.

« Oui, monsieur le Maire. Dans chaque canton des Maures, j’ai des souvenirs. Je les lui conte. Je lui dis ce que je sais, mais il a besoin d’être instruit d’autre chose et c’est pour ça, comme je vous ai expliqué avant-hier, que j’ai fait venir le petit par la diligence. Hier soir, je suis allé le recevoir, au passage de la voiture, à la cantine du Don. Nous avons couché chez des amis. Et nous voici prêts à rendre visite avec vous à ce brave M. Rinal. »

Ce brave M. Rinal était un vieux chirurgien de la marine en retraite, très savant, très philanthrope, polyglotte et philosophe, qui, n’étant pas riche, avait choisi ce pays pour y vivre avec peu d’argent et y mourir en paix.

Maurin avait pensé que, vu la bonne mine du petit, le vieil officier de la marine consentirait à lui donner « un peu de leçons ». Des amis, chasseurs et bouchonniers, avaient promis, moyennant une certaine redevance, de loger, nourrir, soigner l’enfant, lequel d’ailleurs apprendrait le métier de leveur de liège et de bouchonnier. Et deux ou trois fois par semaine, le petit Bernard pourrait, si le vieux marin voulait de lui, aller prendre les bonnes leçons de M. Rinal. Maurin s’exprimait ainsi : de bonnes leçons, mais des leçons de quoi ? Maurin, qui savait lire à peine, n’aurait pas su le dire ; il voulait seulement que son fils, selon sa propre expression, ne fût pas, dans le temps où nous vivons, le dernier des sauvages, comme son père.

M. Cigalous avait promis d’intercéder auprès de M. Rinal, le savant homme mystérieux, – qui avait, dans son jardin, une lunette à voir la lune !

Maurin était un beau gaillard de trente-quatre ans. Maurin avait fait son service militaire comme marin. Il ne parlait à peu près jamais de cette période de sa vie. Et s’il était forcé d’en faire mention, c’était invariablement dans ces termes : « Du temps où je n’étais pas libre. »

Cependant, il avait pour le métier de marin une admiration sans égale, et, en toute occasion, il la manifestait hautement à sa manière. Il disait, par exemple : « Courbet est un bougre. En voilà un homme !… Ah ! s’il n’y avait que des marins sur la terre ! »

Au service, il avait appris, d’un matelot amateur, à tirer à l’épée. Élancé, adroit, nerveux, il était devenu très vite un tireur passable.

Au retour du service, ayant fait à Cogolin la connaissance d’un ancien prévôt, il avait travaillé avec lui passionnément et il était devenu, en peu d’années, son égal.

À Saint-Raphaël, Pons l’aîné, tireur émérite, citait Maurin comme un maître respectable. Rien de singulier comme l’élégance native de ce Maurin, de ce braconnier illettré, qui, l’épée en main, eût fait l’admiration de plus d’un gentilhomme friand de la lame. Cette supériorité de tireur l’anoblissait à ses propres yeux, car il se sentait capable de se mesurer, sur le terrain des terrains, avec n’importe qui.

Maurin soutenait, du produit de sa chasse, sa mère devenue vieille. S’étant aperçu qu’avec des prodiges de célérité, d’attention, d’observation, d’adresse, de ruse et de force, il parvenait à « tirer la vie » du prix de son gibier, il avait peu à peu renoncé à son double métier de bouchonnier et de paysan.

À dix-huit, à vingt ans, puis à vingt-cinq, certes, il plaisait aux filles, mais moins qu’aujourd’hui, par exemple ! Car aujourd’hui, il n’était pas seulement un bel homme dans tout le développement de sa force bien visible, il était aussi Maurin, le roi des chasseurs, le célèbre, le flambeau comme on disait ; bref, il était Maurin des Maures.

Quand il se parlait de Maurin, Pastouré répétait : « D’hommes comme ça, on n’en fait plus. Le moule est cassé. C’est encore un peu un homme de l’ancien temps, du temps où les bastidanes achetaient leurs jupes chez le drapier de leur endroit, au lieu de les faire venir de Paris pour imiter les grosses madames. »

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