Chapitre XLVI

Comment et pourquoi, non sans regret, Maurin fit à un gendarme un cadeau princier, ce qui l’amena à conter à ses amis La lièvre de juin.

À quelques jours de là, M. Cabissol apprit que Maurin serait traqué à la fois par toutes les brigades des Maures.

Il le fit prévenir par l’ami Pastouré, et lui fit savoir en même temps que M. Rinal le cacherait chez lui, aussi longtemps que cela paraîtrait nécessaire.

Maurin arriva de nuit chez M. Rinal, à l’insu même de Cigalous à qui on se fit un devoir de ne rien dire.

Cigalous était le maire. On aurait pu le compromettre en lui confiant le secret.

Maurin, bien navré de ne plus courir les bois durant le jour, sortait chaque nuit, allait se mettre à l’affût du sanglier et de la lièvre, sorte de braconnage qui, en temps ordinaire, lui plaisait peu ; mais il faut bien vivre, et nécessité n’a pas de loi.

Il passa ainsi chez M. Rinal environ deux semaines.

Sous prétexte de chasse, M. Cabissol, pour la circonstance, s’était fixé à Bormes ; Pastouré y fit de fréquentes apparitions et tous deux, Pastouré et Cabissol, l’un presque muet, l’autre agréablement bavard, passèrent avec Maurin, chez M. Rinal, plus d’une soirée joyeuse.

Un soir, Maurin qui était resté, à son ordinaire, tout l’après-midi dans le grenier chez M. Rinal, déclara qu’il ne sortirait pas cette nuit-là.

Pastouré, qui était venu le chercher, s’étonna. M. Cabissol et M. Rinal parurent également fort surpris.

« Et pourquoi ne sortiras-tu pas ce soir ?

– À cause, dit Maurin, d’une rencontre que j’ai eue et d’un cadeau que j’ai fait aux gendarmes de Bormes, la nuit dernière.

– Oh ! Oh ! Contez-nous ça, Maurin. »

M. Rinal, confortablement assis dans un vieux fauteuil au coin du feu, fumait une cigarette ; de sa main fine, élégante parmi la manchette brodée et souple, il en offrit une à M. Cabissol, qui, le dos aux coussins, s’était installé sur le divan recouvert d’un tapis oriental.

Maurin et Pastouré, malgré les invitations réitérées du maître de la maison, n’acceptaient pas les sièges moelleux ; ils s’y trouvaient mal à l’aise, et préféraient les durs escabeaux de bois de chêne, sans dossier.

« Contez-nous ça, Maurin. Et d’abord, allumez vos pipes. »

Les pipes allumées :

« Voici, dit Maurin. Je revenais cette nuit de l’affût, et je rapportais ici ma lièvre, une lièvre de quatre kilos, mon ami ! une chose comme un loup ! qui me remplissait ton carnier, – Pastouré, et même davantage – car c’est ton carnier, Pastouré, que j’avais emporté, avec ta permission, vu que le mien est grand comme une malle et que je ne croyais pas en avoir besoin, ne comptant pas tuer plus d’une lièvre, comme de juste.

« Je revenais donc avec mon carnier, c’est-à-dire le tien, jeté sur mon épaule, et cette lièvre dedans qui devait bien aller dix livres, mon ami ! une chose comme un petit veau ! et j’avais pris à travers bois pour ne pas suivre le chemin afin de ne pas faire de mauvaise rencontre.

« Mais, figurez-vous, monsieur Rinal, qu’en un certain moment, pas très loin de Bormes, il m’a fallu quitter le bois et traverser la route. La route traversée, je comptais rentrer dans le bois de l’autre côté, pour attraper les sentiers que je connais et me rendre ici en passant par-dessus la colline.

« Eh bé ! voyez un peu ma chance, monsieur Cabissol : au moment où, dans la solitude du gros bois, je me serais fait l’effet d’être à cent mille lieues de toutes les gendarmeries – si j’y avais pensé, aux gendarmes ! – voilà qu’une chose extraordinaire me surprend. Il faut dire qu’il n’y avait dans le ciel qu’un petit rien du tout de quart de lune mince comme une faucille qu’on a usée à force de la passer à la meule.

« Je voyais mon chemin, comme un aveugle, avec les yeux de l’habitude. Je descendais la colline ; et j’arrive enfin devant la route en contrebas que je voulais traverser ; j’étais sur le talus, au-dessus du fossé, je saute sur la route, d’un mètre de haut, et voilà-t-il pas que je tombe juste devant un gendarme arrêté dans l’ombre d’un chêne-liège, et qui, je pense, m’écoutait venir !… Il était à l’affût, lui aussi.

« Noum dé pas Dioù qué mi Diou ! Paouré tu, Môourin, « siès perdu ! » – Il ne devait pas m’attendre si tôt, car, lui aussi, il était là, saisi, gelé, pétrifié, quoi ! mais, tout en un coup, il avance les deux mains pour me prendre.

« Une idée alors me vient du Ciel ! J’ôte vivement mon carnier de l’épaule et, sans souffler un mot, je te le lui flanque dans les bras, le carnier avec la lièvre, une chose énorme, comme tu n’en as jamais vu, mon homme, une chose comme un bœuf !

« Et frrutt ! je disparais dans la bruyère comme un petit lapin, avant qu’il ait pu se reconnaître, ni me reconnaître. C’est drôle, qué ? Je ne sais pas comment il aura pu se tirer d’affaire avec un paquet pareil entre les bras ! Il est peut-être encore là-bas sur place ! Imaginez donc ! une lièvre comme on n’en a jamais vu, mon ami, une chose lourde et grosse comme un chameau !… C’est beaucoup regrettable. Et cependant, pour me n’en sauver, pechère, je la lui ai offerte de bon cœur ! »

Pastouré retira sa pipe de sa bouche avec la main gauche et tendit son poing droit, le pouce levé, bien roide.

« Ce que je regrette le plus, dit Maurin, c’est le carnier de Pastouré, mais ce qui me console, c’est que son nom n’est pas dedans. »

Pastouré fit un geste d’insouciance.

« C’est égal, dit Maurin, elle est forte celle-là ! On a bien raison de dire que, même quand il est dans le carnier, le gibier n’est pas encore au chasseur. On ne le tient bien qu’au bout de la fourchette. »

Les auditeurs de Maurin s’attardèrent un moment à commenter l’aventure, s’égayant à l’idée de l’étonnement du gendarme.

Ce soir-là, les histoires de chasse défrayèrent seules la conversation, et M. Cabissol ayant émis cette opinion que, par avarice, tout paysan qui a pris un lièvre en fraude se ferait tuer plutôt que de l’abandonner aux gendarmes, comme l’avait fait Maurin, celui-ci s’indigna :

« Vous connaissez bien des choses, monsieur Cabissol, et j’ai bien du respect pour vous, mais si vous pensez cela, alors, c’est que vous ne connaissez pas mon peuple. Tenez, le printemps dernier, voici ce qui est arrivé à Pitalugue. »

Et Maurin poursuivit ainsi :

LA LIEVRE DE JUIN

Pitalugue labourait son champ, dans la plaine au-dessous de Bormes.

Tout en un coup, tirant sur les brides de corde, il arrêta doucement et en silence son cheval et, les yeux écarquillés et fixes, il regarda attentivement un creux de sillon dans son labour de la veille, à vingt pas devant lui, à sa main droite, sous le vent.

Voyons, il ne se trompait pas : cette espèce de paquet gris et rougeâtre qui ne remuait pas, c’était une lièvre. Elle dormait. Noum dé pas Dioù, qué lèbre !… Une chose grosse comme un gros chien, mon ami !

Que faire pour l’avoir ?

Se taire d’abord et réfléchir, mais réfléchir un peu vite et prendre un parti au plus tôt.

Adonc, Pitalugue réfléchissait, immobile, les deux mains serrant, d’émotion, les manchons de l’araire, derrière son vieux cheval.

Qu’heureusement il y avait du vent, et pas de mouches ! – pourquoi, s’il y en avait eu, des mouches, le cheval, en les chassant du pied, aurait peut-être fait du bruit à réveiller la lièvre.

Elle dormait comme un plomb, pechère !

Alors, Pitalugue se pensa : « Si je voyais là-bas quelqu’un de mes enfants, je lui ferais signe de m’apporter le fusil, mais je n’en vois pas. Quand on laboure, on devrait toujours être armé !… »

Pitalugue avait laisse son araire en plan, il avançait à pas silencieux vers la bête endormie.

Voici ce qu’il comptait faire :

Arrivé près de la lièvre, quand il l’aurait presque à ses pieds, il se baisserait tout doucement, puis, d’un coup, laisserait tomber tout son corps de tout son poids sur elle, comme tombe la lourde pierre d’un quatre de chiffre… il l’écraserait ainsi sous sa lourde poitrine, car sans cela, de la prendre tout bonnement avec la main comme on cueille la figue à la figuière, il n’y fallait pas songer. C’est fort, une lièvre.

Donc, c’était décidé, il allait faire, de tout son corps, une pierre de lesque. Et malgré cela, en se détendant et se débattant, elle saurait peut-être se faire lâcher !

Il approcha, approcha. La lièvre ne s’éveilla point. Quelle lièvre, mon ami ! un petit âne d’Alger !… Pitalugue jeta encore un regard vers sa bastide : personne.

Alors, résolument, il se laissa tomber comme un bloc de carrière sur la lièvre qui dormait toujours. Elle ne s’éveilla que sous le choc avec un cri, mon homme ! que tu aurais dit de trois cents rats qui ont tous à la fois la queue prise dans une jointure de porte.

Quand il sentit la bête chaude et remuante contre son estomac : « Vé ! que je l’ai ! » cria-t-il, joyeux.

Et il travailla à lui prendre les pattes, deux dans chaque main !…

« Ah ! par exemple ! c’est « un bon affaire » ! Je n’ai pas manqué mon coup !… Voyez un peu, sans fusil, ce que peut faire le génie de l’homme ! »

Quand il se releva, il aperçut ses quatre enfants et sa femme qui venaient à lui.

L’aîné de ses trois « drôles » portait le fusil ; sa petite dernière courait devant la mère. Tous avaient vu de loin les manières de Pitalugue, et ils avaient compris, les monstres ! Car un paysan aux champs voit tout ce qui se passe aussi loin que peut porter sa vue et, à la manière des mouvements d’un homme, il devine, au loin, si l’homme se gratte pour une puce ou pour une mouche.

Pitalugue cria à son aîné qui n’était plus beaucoup loin :

« Pitalugue, j’ai de la ficelle à la poche, va vite la prendre dans ma veste qui est pendue à l’olivier le plus proche. »

Mais de la cordelette, Pitalugue fils en avait sur lui, et la lièvre fut liée par les quatre pattes, au milieu du rond que faisaient autour d’elle la femme, les quatre enfants et le père.

« Père, ne lui « fasse pas de mal ! » disait la petite en se haussant, pour voir ce grand lapin sauvage qui gigotait de son mieux, pechère, mais sans pouvoir se tirer de ce mauvais pas.

La lièvre liée, chacun voulut lui tâter le râble.

Seule, la petite ne caressait que le poil.

« Quelle lièvre ! Ça pèse bien huit livres !

– Ah ! çà, vaï, huit livres ! Elle en pèse au moins dix !

– S’il te fallait l’acheter, tu la paierais bien dans les sept, huit francs !

– Ah ! çà, vaï, sept, huit francs, dans cette saison ! pour quinze tu ne l’aurais pas !

– C’est à Paris qu’ils seraient contents d’avoir la pareille, au mois de juin !…

– De lièvre, moi, dit l’aîné, je n’en ai pas mangé deux fois dans ma vie.

– C’est bon ? dit le second.

– Meilleur que du poulet, bien sûr !

– Quand est-ce qu’on la mangera ? » demanda le plus petit des trois garçons.

À ce moment, Misé Pitalugue s’écria :

« Bou Dioù ! Elle a du lait, voyez, pechère ! C’est une mère… c’est facile à comprendre que ses petits l’attendent quelque part… »

Elle pressait les mamelles de la pauvre bête épouvantée et haletante. Les gouttes de lait venaient au bout des tétines.

« C’est embêtant », dit l’homme.

Et tous, un long moment, gardèrent le silence, bien ennuyés.

« Pourquoi, embêtant ? dit l’aîné. Est-ce qu’elle sera mauvaise ?

– C’est embêtant qu’elle ait des petits, dit la femme. Ça fait peine, tout de même, de penser qu’ils vont mourir dans un trou ! »

La lièvre, bien liée par les pattes, fut déposée à terre. Et tous s’assirent autour d’elle, tenant conseil.

Il y avait un bon moment, poursuivit Maurin, que, passant par-là, je m’étais approché d’eux.

Ils m’expliquèrent toute l’affaire.

« J’étais avec Maurin », confirma alors Pastouré, qui suivait attentivement tous les détails du récit en remuant les lèvres comme s’il eût répété mot à mot tout ce que disait Maurin, lequel continua ainsi :

« Que faut-il faire ? demanda Pitalugue. C’est bon, la lièvre. Et puis, il y a de quoi faire un gros repas à nous six. Ça compte, ça, dans une maison pauvre comme est la nôtre !… Qu’allons-nous faire, Maurin ? »

Je lui dis :

« Je ne sais pas ; la lièvre est tienne. C’est des choses qui ne regardent que ceux qui y ont leur intérêt. Mais si j’étais « de toi », je la lâcherais.

– Ce sont ses petits qui me tourmentent, dit Pitalugue. J’ai tous ces petits levrautons dans ma tête.

– Ils vont pleurer à fendre le cœur, dit sa femme.

– Et crever sans être utiles à personne », dit Pitalugue !

Alors, la petite dernière se mit à sangloter :

« Je veux pas qu’on la tue, père ! père, il ne faut pas la tuer.

– Allons, dit la femme, ne contrarie pas la petite… c’est quinze francs de jetés par la fenêtre… lâche-la tout de même. »

Avec beaucoup de précautions pour ne pas lui casser les pattes, ils la délièrent.

Et quand elle fut déliée, Pitalugue et sa femme et tous en eurent comme un remords. Ils ne voulaient plus la lâcher :

« C’est dommage ! un si beau morceau, et si bon ! une lièvre de vingt francs, pour le moins !… Remets-lui vite la ficelle aux pattes, Pitalugue. »

Mais la petite fille cria :

« Laisse-la aller à sa maison, père !… ses petits appellent et puis, d’abord, moi, je la veux voir courir !…

– Ses petits ne sont pas loin, probable ! dit le père… elle en doit bien avoir trois ou quatre… Il faudra veiller. Nous les tuerons quand ils seront grands. Ne prenons pas les bêtes par traîtrise, quand elles ont des petits… »

Que vous dirai-je, messieurs, la compassion l’emporta :

« Regardez bien ! y êtes-vous ? Pas de regrets ?… une, deux !… adessias ! »

Posée à terre, la bête bondit…

Ici, entraîné par la force de ses souvenirs, Pastouré, interrompant Maurin, s’écria :

« Ah ! messieurs !… si vous l’aviez vue filer, cette mère !

– Et voilà le cœur de mon peuple ! conclut Maurin.

– Bravo ! dit M. Rinal ému. Là-dessus, je vais me coucher… Et je vous engage, Maurin, à ne pas sortir du tout avant quelque temps, pas plus la nuit que le jour. Demain nous reprendrons cette conversation.

– D’autant plus volontiers, dit M. Cabissol, que j’ai appris sur le compte d’un gros personnage, mari d’une femme dont l’influence, à Paris, nous est tout acquise en faveur de Maurin, une histoire des plus divertissantes, et je brûle de vous la conter.

– Parbleu, dit M. Rinal, vous me donnez envie d’être à demain !… »

Et les quatre amis se séparèrent.

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