Chapitre XXVI

Où le Roi des Maures met entre lui et la loi non seulement une lourde table, mais l’honneur même de la Corse, patrie du grand Empereur.

Maurin se glissa contre le mur, derrière la longue et lourde table, décidé à retarder au moins le moment désagréable où la main du gendarme s’abattrait sur son épaule.

« Comme ça, fit-il, dis-moi un peu, tu les as les ordres qu’il faut pour m’arrêter ?

– Mandat d’amener », dit le gendarme avec importance.

– Voyons voir », fit Maurin gouailleur.

Le gendarme menaçant prononça :

« Tu vas voir ! »

Alors Maurin prit sur la table le petit verre d’eau-de-vie qu’il n’avait pas touché encore, et l’élevant avec un geste semi-circulaire :

« À votre santé, la compagnie ! au plus beau des gendarmes ; au plus brave des gardes-forêts ; à la plus jolie des Corsoises ! »

Et il but.

Orsini trouvait fâcheux pour l’administration qu’une pareille scène eût lieu chez lui, mais il savait ce que c’est qu’une consigne : Alessandri devait arrêter Maurin ; il l’arrêterait donc. Lui, il n’avait rien à dire et, en effet, il se taisait, avec un air un peu farouche.

Antonia ne raisonnait pas de même, mais elle n’avait pu encore placer un seul mot. Les deux hommes, les deux rivaux, étaient trop animés. Elle guettait l’occasion d’intervenir.

En attendant, elle les examinait et l’attitude de Maurin la frappait d’admiration.

Maurin posa sur la table son verre vide, et regardant le gendarme :

« Tu ne refuseras pas de me dire, Alessandri…

– Ne me tutoyez pas ! dit le gendarme.

– C’était par amitié et non par mépris, gendarme, mais du moment que ça vous contrarie on vous dira : « tu » ! je m’y engage. »

La belle fille ne put s’empêcher de rire de la figure du gendarme vexé.

Alessandri exaspéré cria :

« Allons, c’est assez causé ! suivez-moi.

– Comment avez-vous su que j’étais ici, gendarme ?

– Il me suffit de vous y trouver.

– Encore une question. Avez-vous expliqué au juge ce que c’était que cet homme, ce Grondard, qui a été si justement tué ?… Lui avez-vous dit, au juge, que ce Grondard était une bête dangereuse, un homme méprisé de tout le monde, accusé de toutes sortes de mauvaises actions par la renommée ? Lui avez-vous dit enfin que, depuis longtemps, les gardes et les gendarmes auraient bien fait de lui loger eux-mêmes une balle dans la tête, s’ils s’occupaient mieux de leurs affaires ? Lui avez-vous dit tout cela, au juge ?

– J’ai dit au juge ce que j’avais à lui dire. Vous lui parlerez de Grondard comme vous voudrez. Moi je n’ai qu’à vous arrêter et je vous arrête.

– C’est au sujet de la mort du vieux Grondard, dit enfin Antonia que vous arrêtez Maurin ?

– Oui, dit Alessandri.

– Alors, c’est de la mauvaise besogne, répliqua-t-elle. Grondard était une canaille comme il n’y a pas la pareille. Moi-même j’en pourrais dire quelque chose ; moi et bien d’autres ! et nous le dirons quand il faudra. Laissez donc aller Maurin pour aujourd’hui, Alessandri. Le juge aura ainsi le temps de réfléchir… Nous lui éclaircirons la vue, au juge. Il a été trompé sans doute par de faux rapports… Maurin est un honnête homme.

– Comment cela va-t-il, que tu portes témoignage de l’honnêteté de Maurin, toi, Tonia ? Qu’en sais-tu ? D’où le connais-tu si bien ?

– Ce que j’en sais ! cria Tonia, exaltée tout à coup. Ce que j’en sais ! mais sans lui, Alessandri, sans ce Maurin que tu veux prendre, ta fiancée à cette heure probablement serait perdue, oui, c’est très probable qu’elle serait morte – et vilainement.

– Explique-toi ! dit Alessandri pâlissant.

– Eh ! dit Antonia, vous ne faites pas si bien la police de la forêt, vous autres gendarmes, qu’on n’y rencontre jamais de malfaiteurs… Ne savez-vous pas, est-ce moi qui vous l’apprendrai, Alessandri, qu’il y a encore en ce moment, libres à travers nos bois, deux échappés de bagne ?… Eh bien, j’étais en train de me promener dans la colline lorsque les deux coquins sont sortis de derrière un abri de rochers, aux entours de la Verrerie et ils m’ont poursuivie et atteinte, et alors j’ai crié… Maurin qui passait sur la route m’a entendue, il m’a répondu, j’ai pu courir vers lui et il m’a ramenée ici. Je lui ai offert un verre d’aïguarden. Et voilà comment il est ici mon hôte et celui de mon père et par conséquent le vôtre. Arrêtez-le donc maintenant ! »

Il y eut un silence pendant lequel « on aurait entendu voler les mouches ». Le pauvre Alessandri réfléchissait de son mieux.

« Femme, dit-il enfin, mon devoir est mon devoir, la consigne est la consigne. Il faut que j’arrête cet homme-ci partout où je le trouverai.

– Vous ne ferez pas cela, cria-t-elle, ou vous n’êtes pas un vrai Corse !

– Je le ferai, dit le gendarme, en vrai Corse que je suis. Quand vous parlez de l’hospitalité, Antonia, vous dites ce que vous devez dire, et je suis content de vos paroles. Mais je suis un soldat. J’ai reçu des ordres qu’il faut que j’exécute, et je les exécuterai, et en vrai Corse, je vous le dis ! »

Il fit un pas vers Maurin. Alors, malgré elle, Antonia poussa ce cri, qui fit pâlir son fiancé :

« Les vrais Corses, les vrais, sont bandits avant tout, cria-t-elle, bien avant d’être gendarmes ! »

Alessandri et Maurin échangèrent, sur ce mot, un regard chargé de défi.

Tous deux sentaient qu’ils se disputaient l’amour même d’Antonia.

Le regard de la Corsoise ne quitta Maurin que pour se porter sur le gendarme avec une expression de colère où il y avait du mépris.

« Écoute, gendarme, fit Maurin sérieusement, tu ne feras pas ça, de m’arrêter ici. Je calcule que ce serait une mauvaise affaire pour toi, aux yeux de ta fiancée. Je lui ai rendu un gros service, un vrai, il n’y a pas à dire, voici une heure à peine. Elle m’a invité à venir chez son père prendre un verre d’eau-de-vie, en remerciement. Et voilà que tu arrives…

« Eh bien, si tu m’arrêtes, c’est donc qu’elle m’aurait pour ainsi dire fait venir, comme en trahison, dans un piège ?…

« Ça n’est pas possible… Son père, qui est là et qui ne dit rien, n’en pense pas moins comme moi, je suis sûr… N’est-ce pas, Antonio Orsini ? N’est-ce pas que tu trouves mauvais qu’on m’arrête dans ta maison même, après que j’y ai amené en sûreté ta propre fille ?… Et en récompense, qui m’arrêterait ? Ton futur gendre !… Il y aurait là de quoi, Antonio, déshonorer ta race pour la vie, et cinquante ans de vendetta n’effaceraient pas cette abomination ! »

Antonio, mis au pied du mur, se sentit perplexe. Pourtant il n’aimait pas beaucoup Maurin.

« Répondez, mon père ! dit Antonia.

– Ce que moi je peux dire, dit enfin le forestier, n’y changera rien… Je voudrais sauver Maurin… aujourd’hui… mais Alessandri est le seul maître de la chose. Il doit savoir ce qu’il a à faire.

– Crois-moi, tu dois me laisser partir pour aujourd’hui, Alessandri, reprit avec fermeté Maurin. Tu m’attraperas dans les bois, quand j’aurai tous mes moyens de fuir. Ce sera plus digne de toi comme de moi-même. Un vrai chasseur, vois-tu, ne tire pas au posé…

« Et rappelle-toi, ajouta Maurin, solennel à la fois et gouailleur, rappelle-toi qu’en emprisonnant ton grand Napoléon qui était venu librement à elle, l’Angleterre s’est déshonorée pour les siècles des siècles ! »

Alessandri secoua la tête.

« Vous essayez de me tromper sur mon devoir, tous ! Si je laissais aller Maurin en ce moment et qu’on le sût, je perdrais ma place…

– Aimes-tu mieux perdre l’honneur des Corses ? cria Tonia.

Ce mot ralluma la colère du gendarme.

« Je perdrai mon honneur de Corse en ne pas arrêtant un assassin comme celui-ci ! cria-t-il… Tais-toi, femme ! Si tu te mettais à commander déjà ton fiancé, que ferais-tu un jour de ton mari !… Allons, laisse-moi passer ! »

Il saisit sa fiancée par le bras, l’écarta violemment et commit la faute stratégique de s’insinuer, à la suite de Maurin, entre la table et le mur.

« Si tu fais cela, cria-t-elle, alors prends-y garde ! j’aimerais mieux peut-être bandit comme lui, que gendarme comme toi ! »

Et elle s’engagea, à la suite du gendarme, entre le mur et la table, en criant :

« Profite, Maurin, profite ! Laissez-le échapper, mon père ! »

Elle se cramponna des deux mains aux deux bras du gendarme dont elle paralysait les mouvements.

Maurin, mettant une main sur la table, bondit pardessus sans l’effleurer des pieds, et prit la porte qui se referma à grand bruit.

« Je l’aurai ! cria Alessandri. Laisse-moi, laisse-moi, Tonia ! je te dis de me laisser. »

Elle le retint encore.

Il dut, la traînant après lui, faire le tour de la table. Quand il parvint à la porte, il essaya vainement de l’ouvrir. Maurin, du dehors, l’avait fermée à double tour, et la serrure était énorme comme une serrure de prison.

« Mais il y a une autre porte ! » dit-il. Et il se précipita vers la cuisine…

À peine dehors, Maurin s’était trouvé nez à nez avec Pastouré, attentif à la querelle non loin du seuil et prêt à lui porter secours. Le fidèle Pastouré s’était informé de Maurin à la cantine du Don où il était venu le rejoindre.

Au moment où il avait vu Maurin fermer à double tour la porte de la maison forestière, Pastouré s’était dit tout haut : « Complétons la farce ! » Et il s’était rué vers la seconde porte, celle de la cuisine, qui donnait sur le derrière de la maison. Il l’avait fermée aussi et il avait, de plus, arc-bouté, contre les deux portes, deux énormes madriers qui traînaient par là…

À présent, Pastouré et Maurin dévalaient les sentiers, tandis que, furieux, le gendarme Alessandri, enfermé dans la maison forestière, et las d’avoir battu les portes, présentait sa figure irritée à travers les barreaux de fer des fenêtres en appelant à l’aide.

« Les gens de la cantine, lui disait tranquillement Orsini, ne seront pas ici avant vingt minutes, s’ils viennent tout de suite… Et il est bien possible qu’ils veuillent laisser à Maurin le temps de faire un peu de route… mais, même si on vient vous ouvrir tout de suite, Maurin a déjà trop d’avance sur vous. Il est sauvé, pour cette fois… Eh bien, tant mieux, il ne sera pas dit qu’on l’a arrêté chez nous, au lieu de le récompenser du service qu’il m’a rendu… Ce qui est sauvé avec lui, – crois-moi, Alessandri, ma fille a raison, c’est l’honneur des Corses ! Et Maurin a dit vrai : en emprisonnant Napoléon, les Anglais se sont pour toujours déshonorés ! »

Comme l’avait prévu Orsini, les gens de la cantine, mis au courant en quatre mots par le brave Pastouré, donnèrent à Maurin le temps de gagner au large, – avant d’aller délivrer le gendarme auquel on n’épargna ni lazzis ni quolibets.

« Eh ! Eh ! mon bon, disait un vieux bûcheron au pauvre Sandri qui grinçait derrière les barreaux de la fenêtre, eh ! eh ! Maurin des Maures est un gibier facile à manquer… Tu n’es pas assez dégagé, gendarme !… Il y a des perdreaux qui, de remise en remise, arrivent vivants à la fermeture de la chasse. Sans ça, pechère ! la race, vois-tu, s’en perdrait et ce serait malheureux. »

Vers le soir, Orsini entendit sa fille chanter dans le bois voisin.

« Allons, tant mieux ! dit-il. Elle n’a pas de chagrin. »

Elle chantait la Gallinette :

« Dans le bois,

Joli bois !

En ai tant cueilli, recueilli

Que me suis endormie.

Ai tant dormi et redormi

Que la nuit m’a surprise

« Oh ! qui m’aide à passer le bois

Je suis sa douce amie. »

Vient à passer gai chevalier :

« Moi vous le passerié ! »

Ne sont pas au mitan du bois

Qu’un baiser il dérobe.

« Arrière un peu, beau chevalier

Prendriez ma maladie.

– Quelle maladie avez-vous,

Rosette belle fille ?

– Je suis la fille d’un lépreux

Né dans la léprerie. »

– Quand ils eurent passé le bois

Rose se met à rire.

– De quoi riez, Rose, m’amour ?

Rosette belle fille ?

– Ne ris pas de votre beauté

Ni de votre sottise.

– Je ris d’avoir passé le bois

Comme une honnête fille.

– Belle, si voulez retourner

Cent écus vous darié.

– Mon bon monsieur, quand on la tient,

Faut plumer la poulette,

Dans le bois,

Joli bois ! »

Le brave Orsini n’attachait aucun sens particulier à ces paroles, qui du reste lui arrivaient peu distinctes.

« Allons, tant mieux, se répétait-il, elle n’a pas de chagrin. »

Et Tonia pensait :

« Je ne sais pas ce que je me désire, pauvre de moi ! »

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