Chapitre XXX

Comment les fêtes publiques des Plantouriens furent troublées, le beau jour de la Saint-Martin, et comment un heureux miracle termina cette lamentable aventure.

L’aubergiste Jouve, cuisinier hors ligne, est très estimé dans le pays pour l’indépendance de son caractère. Ce maître d’hôtel extraordinaire et bien provençal ne donne à manger qu’aux voyageurs qui lui plaisent. Si vous n’êtes pas sympathique à Jouve, rien à faire ; pour or ni pour argent vous n’obtiendrez rien. D’un bout des Maures à l’autre, on raconte volontiers qu’un Monsieur le Préfet étant venu, un jour, chez Jouve, demander à dîner pour lui, sa femme et la femme d’un invité.

Jouve lui dit froidement :

« Fallait me prévenir ; je ne peux pas.

– Il n’y a pas de je ne peux pas. Il faut. Faites ça pour moi. Je suis le préfet.

– Je le sais bien, dit Jouve. Il y a une heure qu’on vous appelle comme ça devant moi ; mais quand vous seriez le pape, je ne peux pas.

– Pourquoi ?

– Parce que.

– Mais enfin ? »

– D’abord, tenez, si vous voulez que je vous le dise… »

Il regarda avec un dédain non équivoque les toilettes parisiennes, robes, chapeaux et manteaux des deux très honnêtes femmes qui attendaient sa réponse – et, leur mise le trompant sur la qualité des deux dames :

« Je ne reçois pas de cocottes ! »

La gaieté qui accueillit ces paroles ne fit que l’agacer. On eut beau se répandre en explications : il n’en voulut pas démordre :

« Quand on est pimparées comme ça, il ne faut pas s’étonner d’être prises pour des cocottes. »

Tel est l’homme ; tel est le pays.

Jouve aimait Maurin et Pastouré ; il les défendit ; mais ce fut en vain qu’il essaya de mettre les choses au point, – de ramener à son sens raisonnable l’action extraordinaire de Pastouré… Les dévots y voulurent voir un sacrilège médité. Les autres en rirent d’autant plus, et l’histoire, volant de bouche en bouche, mit une rumeur dans tout le village sur le passage des deux chasseurs, quand ils quittèrent l’auberge pour assister à la procession de Saint Martin.

« Sant Martin ! Sant Martin arribo ! »

(Saint Martin arrive !)

Il arrivait en effet. C’était, sur son haut piédestal, un saint Martin de bois, équestre, et porté au moyen de deux grosses perches horizontales, sur les épaules de quatre hommes.

Vêtu en chevalier romain, le grand saint Martin s’apprêtait à couper en deux, de son geste immobile, avec son large glaive, son ample manteau bleu ; et un pauvre grelotteux, entre les jambes de son cheval, levait les mains vers la loque bienfaisante. Le manteau d’un bleu cru avait des franges d’or.

Et la foule suivait, jeunes garçons, vieillards, vieilles femmes et jeunes filles, en criant sur tous les tons :

« Sant Martin ! Sant Martin ! vivo sant Martin ! »

Tout le village escortait le saint, entouré de congréganistes en robes blanches, un cierge aux mains, et de quelques pénitents en cagoule.

Or, l’usage veut que lorsque le saint arrive devant l’église, M. le curé, vêtu de ses plus beaux ornements, se présente à sa rencontre sous le porche. Alors le saint s’arrête. Les cantiques éclatent. À ce moment précis, un pauvre de la commune, instruit à cet effet, – un pauvre pour de bon, chargé de représenter le mendiant de saint Martin, s’avance vers le prêtre et s’agenouille au seuil de l’église. Aussitôt le sacristain tend au curé un vêtement que le prêtre doit donner au pauvre de la part de saint Martin. Mais ce vêtement n’est jamais un manteau – (les manteaux, frangés d’or ou non, coûtant trop cher et n’étant guère à la mode) ; et, quel qu’il soit, veste ou gilet, il faut que le don en soit fortement légitimé, aux yeux de la foule, par l’attitude implorante et lamentable du pauvre.

Ce miséreux doit donc grelotter ! C’est son rôle dans la comédie, qu’il fasse chaud ou non. Il fait chaud souvent, dans ce pays-là, à cette époque, et l’on dit partout : l’été de la Saint-Martin.

Cependant la foule, toujours un peu cruelle et gouailleuse, ne permettrait pas que le vêtement fût donné au pauvre qui ne l’aurait pas mérité faute d’avoir grelotté, et fort visiblement. Et elle crie :

« Trémouaro ! (grelotte !) Tremble ! Frissonne ! »

Maurin et Pastouré n’avaient jamais, de leur sainte vie, assisté à cette cérémonie étrange. Ils regardaient avec surprise et non sans une colère naïve, cette comédie de la misère et de la charité, qui ne faisait grand honneur ni à la charité ni à la misère. Or, il se trouva, cette année-là, que le vêtement chargé de jouer le rôle du manteau légendaire était un pantalon.

Pauvre culotte de toile bleue, humble culotte à quarante sous ! Rien de piteux comme les deux jambes de cette culotte neuve et raide et d’un azur violent, au bout du bras de ce prêtre au dos chargé d’une étole d’apparat où resplendissait, en épais relief, un soleil d’or au-dessus d’une colombe elle-même rayonnante.

« Un sabre ! un sabre ! cria un plaisant. Coupez en deux le pantalon ! Donnez-lui-en rien que la moitié ! »

Le pauvre, pour mieux motiver le cadeau qu’on allait lui faire, n’avait pas eu à mettre sa moins bonne culotte, vu qu’il n’en possédait qu’une : celle qu’il portait, culotte d’Arlequin à pièces multicolores.

« Oh ! les sacrés animaux ! » s’exclama Pastouré.

La foule murmura :

« Qui est celui-là qui parle ? »

Une voix cria :

« C’est celui qui a tiré hier sur le bon Dieu ! »

Le pauvre ne grelottait pas.

« Grelotte ! dit, selon l’usage, le curé.

– Grelotte ! » répétait en riant la foule, qui oubliait Pastouré pour persécuter le pauvre.

Le pauvre, effaré, honteux de son rôle, gêné par tout ce vacarme fait autour de sa triste misère, disait à voix basse au curé :

« Eh ! je n’ai pas froid ! Donnez ou ne donnez pas, mais faites vite, pour l’amour du Bon Dieu !

– Grelotte ! » criait la foule.

N’osant pas désobéir à ce peuple, le curé ramena vers lui la culotte que déjà le misérable croyait tenir, et répétait, le naïf curé qui se conformait aux usages des ancêtres :

« Grelotte ! tremble ! grelotte ! grelotte, on te dit ! »

Maurin, qui se trouvait au premier rang des spectateurs, n’y put tenir ; il bondit sur la culotte, l’arracha aux mains du prêtre, et tout aussitôt, prenant le pauvre sous le bras, il le remit debout sur ses pieds en criant :

« Allons ! espèce d’âne, debout ! on ne demande jamais rien à genoux, apprends ça de Maurin !… Et vous, bonnes gens, vous n’avez pas crainte de la lui faire tant désirer, dites un peu ? N’a-t-il pas assez tremblé de froid pour de bon dans toute sa vie ? Faut-il encore lui faire faire la comédie de sa misère ? Vous riez là de ce qui fait pleurer ! N’avez-vous pas honte de faire mettre à genoux un homme, pour un présent de quatre sous, dites-moi ! Pour peu de chose, vous abaissez le chrétien et vous humiliez une créature. Tant les uns que les autres, dévots ou non, vous me feriez l’effet d’être des brutes, si vous ne me faisiez l’effet d’être des enfants qui jouent avec le malheur ! Voilà l’idée de Maurin… et je ne vous l’envoie pas dire ! Allons, toi, pauvre bougre, prends-la vitement et viens avec moi… qu’avec deux bécasses je te ferai faire une veste et une culotte pour tes dimanches !… »

Il fit mine de se retirer, mais se retournant tout à coup, il ajouta :

« Je ne sais pas ce qu’en pense votre saint Martin, mais, selon mon idée, vous ne devez pas lui plaire beaucoup !… Et ces gens-là, qui sont des travailleurs, se plaignent toujours des grands riches ! Ah ! ça sera du beau, quand vous serez des bourgeois ! Ça promet une jolie France ! »

Maurin avait débité ce discours au milieu de la stupeur de la foule amassée, qui lorsqu’il se tut, se disloqua en grand désordre, criant sus au sacrilège, à l’insulteur public !

« Qu’est-ce qui lui prend donc à ce Maurin ! un si brave homme, pechère ! Le soleil l’aura rendu fou ! »

Pastouré n’eut qu’un mot :

« C’est envoyé ! » fit-il.

Et il se tint aux côtés de Maurin, prêt à le défendre.

Les dévotes, bien entendu, étaient les plus animées.

Une cérémonie publique, permise par le maire, était troublée.

Les citoyens inoffensifs et le prêtre avaient été bafoués. Il fallait sévir, dresser contre Maurin un maître procès-verbal.

Le Roi des Maures ne trouva que peu de défenseurs, ayant attaqué tout le monde sans distinction, ce qui est d’une déplorable politique.

Le garde de la commune s’avança, escortant l’adjoint chargé de la police.

« Allons ! dit l’adjoint à Maurin, retirez-vous ! »

L’adjoint, républicain et libre penseur, se montrait clément.

« Arrêtez-le, ce Maurin ! cria une voix.

– Qu’on me touche ! » fit Maurin.

L’adjoint crut devoir faire l’important. La révolte d’un contribuable éveillait en lui le Napoléon endormi dans le cœur de tout citoyen français.

« Ne nous forcez pas à sévir, dit-il avec majesté ; vous troublez l’ordre public.

– Si c’est ça, l’ordre public, dit Maurin, alors vive la sociale ! »

Parlo-soulet, congestionné et devenu prolixe, haranguait la foule menaçante :

« Il est joli, votre saint Martin qui fait grelotter les pauvres ! Si ça a du bon sens ! Le vrai saint Martin les en empêchait !

– Allons, circulez ! » dit le garde.

– Je marche quand je veux, et quand je veux je m’arrête, comme le cheval de Secourgeon », dit Maurin.

Le garde, qui ne connaissait pas « ce courgeon » se crut insulté. Il porta la main sur Maurin. Mal lui en prit. Il reçut de Pastouré une bourrade qui l’envoya rouler, les quatre fers en l’air, entre les jambes des porteurs du saint ; l’un d’eux s’écroula. La statue de bois tomba de son haut contre terre, endommagée gravement, et le manteau se sépara en deux morceaux à peu près égaux, résultat que depuis tant d’années faisait attendre vainement le glaive de saint Martin.

Le désordre, dans la rue, devant l’église, était à son comble. On piaillait, on hurlait. Des hommes se chamaillaient ; des femmes se trouvaient mal et poussaient des cris suraigus. Les enfants pleuraient en s’accrochant à la jupe des mères protectrices. Le curé levait les bras au ciel. Le garde champêtre essayait de se remettre sur ses jambes en se frottant les côtes ; et, pendant ce temps, Maurin, suivi de Pastouré, gagnait les bois, non sans avoir dit au pauvre grelotteux qui, pour n’avoir pas assez vivement grelotté, était cause de tout ce bruit :

« Tiens, prends ces deux bécasses ; on les paie trois francs dix sous. Prends mes bécasses et fais-t-en faire la veste et la culotte que je t’ai promises, espèce d’âne ! »

Quand ils furent en plein bois :

« Je ne suis pas un homme des villes, dit Maurin. Toutes les fois que j’y vais, je le regrette… Il en faut pourtant des villes, par malheur !

– Il faut de tout pour faire un monde, répliqua le philosophique Parlo-soulet.

– Et, dit Maurin, sais-tu pourquoi ils sont tant dévots à saint Martin, dans ce pays ? La chose présentement me revient en mémoire.

– Et pourquoi est-ce ? questionna Pastouré.

– C’est par la raison qui fait qu’on renomme toujours un député quand on croit qu’il peut devenir ministre et servir, par conséquent, ses amis, une fois au pouvoir.

– Que me chantes-tu là ? fit Pastouré.

– Oui, dit Maurin, ma grand-mère qui était dévote à saint Martin m’a dit souvent, quand j’étais petit :

« Le Bon Dieu se fait vieux, bien vieux, Maurin, tous les jours plus vieux ; il ne tardera pas à prendre sa retraite… Eh bien… c’est saint Martin qui doit le remplacer. »

– Il est certain, dit Pastouré, que le Bon Dieu doit être, à cette heure, au moins aussi vieux que Mathiou Salem ! »

Et de tout le jour il ne souffla plus mot.

Cependant, les Plantouriens avaient relevé leur saint. Quand ils s’aperçurent que la statue gisante sur le parvis de l’église n’était plus entière, il y eut d’abord un cri d’indignation. Mais on constata aussitôt que le manteau s’était partagé « au droit du fil du bois », nettement, proprement. Alors, une vieille femme cria :

« Miracle ! au moment où le saint tombait, son bras s’est abaissé, et de son sabre, en souriant, il a partagé son manteau exprès… Je l’ai vu !

– Miracle ! » cria la foule.

Et de la moitié du manteau de saint Martin, les riches de la commune se firent des reliques, qui, portées en scapulaire, ont la vertu de tenir chaud, ce qui économise les vêtements d’hiver.

Quand Maurin apprit cela :

« Et dire, s’écria-t-il, que c’est à moi qu’ils le doivent, et qu’ils n’ont pas fait déchirer leur procès-verbal ! »

Le soir du jour où se produisit le miracle, quand le commis voyageur bien pensant se présenta, à l’heure du dîner, chez l’aubergiste Jouve, il trouva sa valise et ses caisses d’échantillons sur le trottoir.

Sur le seuil, l’aubergiste qui l’attendait, lui dit d’un ton sévère :

« Je n’aime pas les traîtres. Je n’en reçois pas chez moi. Allez vous faire nourrir ailleurs.

– Mais il n’y a plus de courrier jusqu’à demain, et…

– Eh bien, dormez dans la rue. »

Et Jouve lui ferma la porte au nez.

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