Chapitre XXXV

Comme quoi les belles filles faisaient quelquefois encore, au XIX e siècle, sur les rivages provençaux, la rencontre d’un prince maure.

Elle montait en priant.

À la première heure, dans la plaine, il avait fait frisquet (petit froid aigrelet).

Maintenant, déjà un peu animée par la marche, Tonia avait chaud sur la colline. Chaude, en effet, s’annonçait la journée. Pas un souffle n’agitait les aiguilles des pins. L’appel des rouges-gorges innombrables pétillait de tous les côtés. Au-dessus de la plaine qui s’éloignait et s’abaissait derrière Tonia, des vols d’alouettes jetaient leur friselis limpide dans la limpidité du ciel parfaitement bleu. La poussée d’automne après les pluies avait été vigoureuse, et les herbes bien vertes jaillissaient ça et là entre les pierres du chemin, dans les fêlures des rochers, partout où un peu de terre et d’eau pouvait faire de la vie.

Des perdreaux qui buvaient dans un petit champ de vigne firent sursauter la voyageuse lorsqu’ils s’enlevèrent derrière elle, avec ce bruit de vent subit qui se déchaîne… Elle les regarda se perdre sous bois devant elle, mais ne devina pas qu’un chasseur les avait fait partir… Si elle avait eu cette idée, elle aurait pu apercevoir Maurin des Maures qui, caché dans les bruyères, la suivait.

Il avait appris le projet de pèlerinage de Tonia par son ami le cantonnier, qui, lui, l’avait su par la femme de la cantine du Don, et il s’était mis en tête d’accompagner la voyageuse, sans se faire voir, afin de la protéger au besoin ; mais c’était là une mauvaise excuse qu’il se donnait à lui-même. Au fond, il était jaloux ; et croyant qu’elle avait un rendez-vous avec Alessandri, il voulait en avoir le cœur net. Il épiait donc Tonia depuis la veille au matin. Il avait passé la nuit à Pignans. Là, quand il sut Tonia installée chez les dévotes, il passa une nuit tranquille, mais il était persuadé qu’elle devait rencontrer le gendarme ou en route ou tout là-haut, à l’arrivée. Et c’est pourquoi il la suivait.

Les perdreaux, il s’était bien gardé de les tirer, pour ne pas se dénoncer. Il la suivait en chasseur, comme si elle eût été un perdreau elle-même ; il allait en silence, le fusil sur le bras, son chien sur ses talons.

Ou encore il la guettait comme jadis les Sarrasins, ses aïeux, épiaient, sur nos rivages ligures, les petites Provençales chrétiennes, pour les emporter sur leurs barques de pirates ou seulement pour les mettre à mal, sous bois ; tels les satyres antiques, rapteurs de nymphes.

De fait, c’était tout cela. Et le passé était le présent, car tout se recommence.

Les saints pilons ou oratoires, gros piliers surmontés d’une niche où, sous un grillage, rêve une madone ou un saint, – sont innombrables en Provence.

Et s’il faut en croire les archéologues, ce ne sont que les anciens termes païens, les priapes transformés mais gardant toujours, dans leur configuration générale, la pensée sacrée, celle de l’instinct amour. Érigés maintenant pour attirer la prière mystique comme ils le furent autrefois pour honorer le désir charnel, ils sont les témoins fixes des âges changeants. Ils répètent sans fin l’idée de la vie maîtresse de tout, et, tels que des styles d’horloge solaire, ils écrivent, sur la terre féconde, avec leur ombre, le signe éternel de l’éternel recommencement des choses.

Sous le petit dôme dont ils sont coiffés, ces pilons païens portent une statuette de la Vierge chrétienne.

C’est au pied de ces termes que l’amoureuse s’agenouillait dévotement de quart en quart d’heure, ayant en elle le double amour qu’ils représentent : le volontaire appel à la chasteté et l’appel involontaire au sauvage amour…

Elle était bonne à suivre, sous bois, à cette heure et dans cette saison délicieuse. Le pas souple et léger de Maurin ne s’entendait pas. Ses espadrilles choisissaient la place muette – d’où la pierre ne se détachera point, où la branchette tombée ne craque pas. Il se retournait parfois pour mesurer, – à la fuite de la vallée là-bas, et des villages lointains, – la distance parcourue. Et la largeur de la plaine, ouatée de brumes que frangeait la dorure du soleil, lui dilatait la poitrine. Il croyait, à chaque respiration, respirer tout l’espace. La tiédeur du sol, bossué et comme gonflé de racines puissantes, passait dans ses veines. Quelque chose fermentait en lui comme en la terre rebondie où se posait son pied. Sous sa semelle, il sentait la tiédeur mouillée de la vie automnale ; elle entrait en lui et lui montait des talons à la nuque…

Il éprouvait une plénitude douce et forte. Il suivait d’assez loin la belle Tonia, mais quand le fourré lui permettait de se bien dissimuler, il se rapprochait d’elle et voyait alors, comme s’il eût pu les toucher, les pieds blancs de la fille, lavés à chaque instant par l’eau pure des petits torrents qui traversaient tous les chemins.

Une fois, elle poussa un cri ; un caillou tranchant l’avait blessée. Maurin eut grand-peine à s’empêcher de courir à elle, mais il se retint, ayant compris qu’elle n’avait pas grand mal. « Les filles crient très fort, souvent, pour si peu de chose ! » Le pied saigna. Elle s’assit pour le laver au ruisseau et, relevant sa jupe, elle trempa jusqu’au genou ses jambes. Maurin, à travers les branches, la regardait, et tout le désir et toutes les jeunesses étaient en lui… Cependant, sans bien savoir pourquoi, il ne se montra pas. Un instinct lui disait que le moment de plaire n’était pas venu.

On approchait peu à peu de la cime, et Maurin commençait à comprendre que Tonia faisait sincèrement son pèlerinage de dévotion.

Seule ainsi dans le bois, n’étant vue de personne, pourquoi aurait-elle, si elle n’eût pas été sincère, prié si longtemps devant chaque oratoire ? Et pourquoi se serait-elle imposé la véritable peine de marcher pieds nus ?

Pour sûr, elle n’avait point de rendez-vous. Peut-être, tout au contraire, était-elle venue prier la Madone de combattre en elle l’amour. Il sentit qu’il devinait juste. Mais qui aimait-elle ? Lui, Maurin ? peut-être ! En tout cas il se faisait temps de le savoir. Pourquoi donc ne se montrait-il pas ?

C’est qu’il se répétait malgré lui : « Tout à l’heure. » Il prolongeait cette joie de la poursuite que tous les chasseurs connaissent bien. Oui, il se sentait le maître de la minute. Il jouissait, comme le chasseur à l’affût, de voir la bête guettée vivre comme si elle eût été seule dans le naturel de ses mouvements libres… Et il attendait encore. Peut-être espérait-il aussi entendre à la fin une des paroles qu’elle prononçait parfois à voix haute, au pied des oratoires…

Elle était prosternée en ce moment même devant l’un des saints piliers. Maurin s’approcha le plus qu’il lui fut possible.

Tonia était à genoux, la tête sur ses bras, les bras contre terre, et elle priait. Il put arriver en silence presque à ses côtés, à trois pas d’elle, à l’abri du pilier devant lequel, absorbée dans sa prière, elle s’écrasait à genoux.

Hercule, le griffon, obéissant à un signe de son maître s’était couché là-bas sous les bruyères.

Maurin dévorait des yeux la nuque ronde et solide où dansaient les cheveux fous, tout tortillés comme des vrilles de vigne sauvage. Il regardait ces fermes jambes nues où la jeunesse éclatait comme au tronc lisse des jeunes platanes. Il voyait, aux chevilles de la belle fille, perler des gouttes d’eau sur une égratignure. Du sang d’églantine sous de la rosée !

Enfin, elle se releva, avec ces mots à voix haute dits en provençal :

« Bouan Dioù, bouano mèro ! que l’oôublidi, aqueôu Maourin ! (Bon Dieu, bonne mère, faites que je l’oublie, ce Maurin !) »

Alors il ne vit plus rien, la force de la vie le commanda… il bondit sur elle et ses deux larges mains saisirent la tête brune. Pour la défense, vite, au bruit, elle s’était retournée, les bras en avant, et elle était tombée sous l’assaut, le corps tout contourné, contre la terre, la face vers le visage du cher bandit qui respirait dans son souffle.

« C’est toi ! dit-elle. Ah ! Maurin, Maurin ! va-t’en, va-t’en, que tu me perds ! »

Et comme il tendait sa bouche entrouverte toute prête au baiser sauvage, elle lui mordit les dents !

Alors il l’emporta sous bois. Il la portait assise sur le fer de son fusil, entre les deux bras qui tenaient l’arme. Elle se laissait faire, les bras autour du cou de son ravisseur ; ses souliers toujours suspendus à l’un des coudes battaient contre elle, et ses jambes nues et fraîches frôlaient la main velue du chasseur.

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