II Comment fut interrompu le bamboula de l’Anse à la Barque et ce qui en advint.

Le Chasseur de rats, après avoir passé devant les trois redoutables conspirateurs, sans même soupçonner leur présence, continua paisiblement sa route, et s’arrêta à rentrée du bosquet sous lequel étaient assis les membres de la famille de la Brunerie.

Comme si un secret pressentiment eût averti la jeune fille de la présence de son ami, soudain elle tressaillit et tourna la tête de son côté.

– Bonsoir, père, lui dit-elle d’une voix caressante, je vous attendais.

– Et moi je vous cherchais, répondit-il avec intention. Bonsoir, mademoiselle Renée.

Et il pénétra sous le bosquet.

Un trait de flamme jaillit à travers les longues prunelles de la jeune fille, elle reprit avec émotion en lui désignant un siège :

– Asseyez-vous là, près de moi, vous avez bien tardé ?

– Vous voilà, Chasseur, lui dit amicalement M. de la Brunerie en lui tendant la main. Soyez le bienvenu.

– Avez-vous appris quelque chose ? ajouta le capitaine de Chatenoy en imitant le mouvement du planteur.

– Je le crois, répondit le vieillard avec un sourire énigmatique. Votre serviteur, messieurs.

Il porta la main à son bonnet d’un air cérémonieux, sans paraître remarquer le geste affectueux des deux hommes, et il s’assit sur le siège que la jeune fille lui avait indiqué à son côté.

– Vous vous faites toujours pour nous un messager de bonnes nouvelles, lui dit Renée, qui prenait plaisir à l’entendre causer.

– Dieu veuille que jamais je ne vous en apporte de mauvaises, chère demoiselle !

– Vous avez donc appris quelque chose ?

– Je ne sais pourquoi, mais j’ai presque la certitude que vous me remercierez de ce que, ce soir, je vous annoncerai.

– Moi ?… père… fit Renée toute surprise.

– Peut-être, mon enfant. N’êtes-vous pas un peu curieuse de savoir pour quelle raison, depuis deux jours, je ne vous ai pas fait ma visite habituelle à la plantation ?

– Oui, père, très-curieuse et surtout très-colère contre vous ; parlez tout de suite.

– Patience, chère petite, bientôt vous serez satisfaite.

Dans la famille de la Brunerie, tout le monde était accoutumé depuis longtemps, et M. de la Brunerie lui-même, à entendre le vieux Chasseur et la jeune fille se parler sur ce ton ; personne ne songeait à se formaliser d’une familiarité que, de la part de tout autre que le vieux Chasseur, le planteur aurait sévèrement réprimée ; d’ailleurs, la volonté de mademoiselle Renée de la Brunerie était une loi suprême devant laquelle grands et petits s’inclinaient avec respect, sans même la discuter ; et puis, tout le monde, dans la famille, aimait cet homme si simple et si réellement bon sous sa rude écorce.

– De quoi s’agit-il donc ! Vous me semblez ce soir tout confit en mystères, mon vieil ami ? demanda M. de la Brunerie avec un certain intérêt.

Le Chasseur promena un regard interrogateur autour de lui, comme pour s’assurer qu’aucun espion n’était embusqué sous le feuillage, et baissant la voix, en se penchant vers ses interlocuteurs :

– N’attendez-vous pas des nouvelles de France ? dit-il.

– Oh ! oui ! s’écria involontairement la jeune fille ; et, presque aussitôt, elle baissa la tête en rougissant, honteuse sans doute de s’être laissée emporter, malgré elle, à prononcer une imprudente parole.

Mais l’attention des deux hommes était trop éveillée pour qu’ils remarquassent cette exclamation partie du cœur ; elle passa inaperçue.

– Eh bien, reprit mystérieusement le Chasseur, je vous en apporte, et des plus fraîches encore.

– De France ? demanda l’officier en souriant.

– Pas tout à fait capitaine ; de la Pointe-à-pitre, seulement.

– Ah ! ah ! fit le planteur dont les sourcils se froncèrent imperceptiblement. Que se passe-t-il donc là ?

– À la Pointe-à-Pitre, rien d’extraordinaire, monsieur ; mais en mer beaucoup de choses pour ceux qui ont de bons yeux ; et grâce à Dieu, malgré mon âge, les miens ne sont pas encore trop mauvais.

– Il y a des bâtiments en vue ? s’écrièrent les trois personnes avec une surprise mêlée de joie.

– Silence ! dit le Chasseur en jetant un regard anxieux autour de lui, songez où nous sommes.

– C’est juste, répondit le planteur ; ces bâtiments sont nombreux ?

– Oui, j’en ai compté dix.

– Dix !

– Tout autant ; deux vaisseaux, quatre frégates, une flûte et trois transports.

– Alors, s’il en est ainsi, s’écria vivement le planteur, il ne saurait y avoir le moindre doute ; c’est l’expédition que nous a annoncée le général Sériziat et que nous attendons depuis si longtemps.

– Plus bas, monsieur, je vous le répète, il y a des oreilles ouvertes sous ces charmilles ; nous ne savons qui peut nous entendre, dit le Chasseur en posant un doigt sur ses lèvres.

– Vous avez raison, reprit M. de la Brunerie ; mais cette nouvelle m’a tellement troublé, que je ne sais plus ce que je fais ni ce que je dis.

– Il faudrait s’assurer si ces navires font réellement partie de l’expédition, observa le capitaine.

– C’est ce que j’ai fait, capitaine, répondit son interlocuteur ; je suis monté dans une pirogue, et je me suis rendu à bord du vaisseau le Redoutable ; un bâtiment magnifique portant le guidon de vice-amiral à son mât de misaine ; là j’ai appris tout ce que je désirais savoir.

La jeune fille ne dit rien ; elle regarda le Chasseur. Celui-ci souriait ; elle sentit un rayon de joie inonder son cœur, et ses yeux se levèrent vers le ciel, comme pour de muettes actions de grâces.

– Parlez, vieux Chasseur, s’écria impétueusement le planteur.

– Attendez, fit le capitaine.

– Que voulez-vous donc, mon cousin ?

– Pardieu ! fit gaiement l’officier, trinquer avec le messager de la bonne nouvelle.

Il fit un signe au valet toujours immobile à rentrée du bosquet ; le noir s’éloigna aussitôt.

Vous ne serez donc jamais sérieux ? dit le planteur en haussant les épaules.

– Ainsi vous vous êtes rendu à bord du vaisseau le Redoutable ? ajoute-t-il.

– Oui, monsieur ; je me suis ainsi assuré que ces navires composent en effet l’escadre sur laquelle est embarquée l’expédition attendue depuis si longtemps ; cette escadre est commandée par le vice-amiral Bouvet ; elle porte trois mille quatre cent soixante-dix hommes de troupes de débarquement.

– Savez-vous par quels officiers supérieurs sont commandées ces troupes ?

– Je m’en suis informé, mais je ne sais si je me souviendrai bien exactement des noms de ces officiers, répondit le Chasseur de rats, en jetant à la dérobée un regard sur la jeune fille.

Celle-ci fixait sur lui ses grands yeux bleus avec une expression poignante.

– Le commandant en chef de l’expédition est le général Antoine Richepance, un excellent militaire, à ce que tout le monde s’accorde à dire, reprit-il.

– Ah ! murmura faiblement Renée en portant la main à son cœur et semblant sur le point de défaillir.

Mais personne ne remarqua ni ce cri, ni ce mouvement, excepté peut-être le Chasseur.

Il continua.

– Ce général, bien que très-jeune, à peine a-t-il trente-deux ans, a déjà de remarquables états de service ; sous les ordres de Hoche et Moreau, il a fait plusieurs actions d’éclat.

– J’en ai souvent entendu parler avec de grands éloges, dit le capitaine. Qui vient ensuite ?

– Un de vos parents, je crois, monsieur, le général de brigade Gobert.

– En effet, s’écria le planteur, et un digne fils de notre pays ; je l’ai connu tout jeune avant la Révolution ; je serais heureux de le revoir.

– Oh ! oui ! murmura la jeune fille comme pour dire quelque chose.

Mais ses pensées volaient éperdues car les ailes séduisantes de ses rêves de dix-sept ans.

– Les autres officiers supérieurs, reprit le Chasseur de rats, sont : le général de brigade Du Moutier et l’adjudant commandant, chef d’état-major Ménard. Vous seuls à la Guadeloupe, messieurs, connaissez cette importante nouvelle ; l’escadre louvoie bord sur bord en vue de l’île, elle ne mouillera pas avant deux jours à la Pointe-à-Pitre, c’est-à-dire avant le 16 floréal.

– Quels motifs donne-t-on à ce retard ? Demanda le capitaine.

– Je n’ai rien pu découvrir à ce sujet.

– Il faut, sans perdre un instant, courir à la Basse-terre, s’écria vivement le capitaine.

– Oui, c’est ce que nous devrons faire, malheureusement nous ne le pouvons pas, répondit le planteur avec dépit ; nous sommes obligés de retourner d’abord à l’habitation.

– Pourquoi donc cela, monsieur ? demanda le Chasseur.

– Par une raison fort simple : nos chevaux ne nous seront pas envoyés avant minuit.

– J’ai supposé cela, monsieur ; aussi en me rendant ici, comme c’était à peu près mon chemin, je suis passé par la Brunerie et j’ai, de votre part, donné l’ordre à M. David, votre commandeur de vous expédier immédiatement dix chevaux. Avant une demi-heure, une heure au plus, ils seront ici.

– Pardieu ! s’écria le planteur avec joie, vous êtes un homme précieux, vous songez à tout.

– J’y tâche, monsieur, surtout lorsque j’espère pouvoir vous être utile, ajouta le Chasseur en regardant la jeune fille qui lui souriait doucement.

En ce moment éclata à l’improviste un épouvantable charivari mêlé de chants, de cris, de rires et d’appels joyeux, la conversation fut forcément interrompue. C’était le bamboula qui commençait.

– Allons faire un tour sur la plage en attendant les chevaux, dit le capitaine.

– Soit, allons, répondit M. de la Brunerie.

Les deux hommes se levèrent.

La jeune fille fit un mouvement pour les imiter, mais, sur un signe du Chasseur, elle se laissa retomber sur sa chaise.

– Tu ne viens pas te promener avec nous, mignonne ? lui demanda son père.

– Non ; si vous me le permettez, cher père, je préfère rester ici ; la chaleur est accablante. Je me sens un peu fatiguée, ajouta-t-elle en rougissant légèrement.

– Demeure donc, puisque tu le désires ; cependant…

Je tiendrai compagnie à mademoiselle Renée, dit le Chasseur.

– Bon, alors je suis tranquille ; d’ailleurs dans un instant nous reviendrons ; je ne veux que jeter un coup d’œil sur la fête.

Et M. de la Brunerie s’éloigna en compagnie de son neveu.

À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées depuis leur départ, lorsque maman Mélie, la mulâtresse que le valet du planteur avait cependant prévenue depuis longtemps déjà, pénétra sous le bosquet, portant sur un plateau les rafraîchissements qui lui avaient été commandés.

La plage offrait en ce moment un aspect singulier et réellement féerique.

Tous les promeneurs, disséminés çà et là, s’étaient, au premier appel de la musique, groupés autour des danseurs qui venaient enfin de faire leur apparition en grand costume.

Des hommes, nous ne dirons rien ; ils portaient le vêtement classique si commode aux colonies, si simple et de si bon goût, à cause de cette simplicité même ; quelques-uns seulement, récemment arrivés de France, en voulant imiter ou plutôt outrer les modes européennes, avaient réussi à se rendre ridicules.

Quant aux femmes, blanches ou de couleur, toutes étaient ravissantes ; leur costume, coquet et gracieux, ajoutait encore à leur langoureuse beauté ; la plupart d’entre elles, vêtues de robes de mousseline blanche ou d’amples peignoirs garnis de riches dentelles, étroitement serrés à la taille par un large ruban bleu, les épaules couvertes d’un crêpe de Chine, se promenaient lentement, nonchalantes, pâles et penchées, au bras de leur père, de leur frère ou de leur mari, pareilles à de belles fleurs accablées par la chaleur du jour et que la fraîcheur de la brise nocturne fait revivre.

Les danseurs de bamboula, tous nègres jeunes, robustes et bien découplés, s’étaient divisés en plusieurs groupes, dont chacun avait son orchestre particulier ; ce qui produisait la plus effrayante cacophonie qui se puisse imaginer.

Ces orchestres se composaient de nègres, vieux pour la plupart, accroupis près de leurs tam-tam, espèces de petits barils recouverts d’une peau très-forte ; quelques-uns de ces étranges musiciens avaient même trouvé plus commode de se mettre à califourchon sur leur harmonieux instrument qu’ils frappaient à coups redoublés de leur main ouverte.

Près d’eux se tenaient des négresses dont les unes agitaient rapidement des castagnettes, tandis que les autres remuaient avec énergie des espèces de hochets, ressemblant aux chichikoués des Peaux-rouges de l’Amérique septentrionale, et remplis de morceaux de verre, de cuivre on de fer blanc.

Auprès de chaque groupe de danseurs, on voyait debout, immobiles et sérieux comme des spectres, des nègres armés de torches, en bois d’aloès, dont les flammes rougeâtres, agitées dans tous les sens par le vent, nuançaient les assistants de teintes fantastiques, et imprimaient ainsi à cette scène un cachet diabolique qui lui donnait une ressemblance frappante avec cette nuit de Valpurgis, si bien décrite dans le Faust de Gœthe.

Les danseurs, sans doute par suite de quelque tradition caraïbe dont l’origine est aujourd’hui complètement ignorée, étaient coiffés de toques en carton doré ou argenté, affectant la forme de mitres et garnies de plumes de paon ; une espèce de saye en blouse, sans col et sans manches, serrée aux hanches et faite d’une étoffe quelconque, grossièrement brochée en argent, complétait leur costume.

Quant aux danseuses, leur toilette n’avait rien d’extraordinaire ni même de particulier.

D’ailleurs, dans le bamboula, le beau rôle appartient exclusivement aux danseurs ; les danseuses sont sacrifiées, elles ne remplissent pour ainsi dire qu’un rôle de comparses.

À un signal donné, tous les groupes s’élancèrent à la fois, tous les orchestres éclatèrent comme un coup de foudre ; ce fut un vacarme à ne plus s’entendre ; chaque danseur chantait ou plutôt beuglait à tue-tête des couplets baroques qu’il improvisait, en se frappant continuellement les coudes sur les hanches et sur la poitrine, et avec les mains le ventre et les cuisses ; puis, tout à coup, faisait des bonds terribles et retombait courbé, semblait fuir tremblant et effrayé, pour revenir subitement en affectant la joie la plus folle, cabriolant, tournant sur lui-même comme un tonton, se frappant les épaules avec la tête et soudain faisant la roue et marchant sur les mains.

Pendant ce temps, chaque danseuse agitait un voile qu’elle élevait au fur et à mesure que son cavalier s’approchait ; elle réglait ses pas sur les siens, avançant et reculant comme lui, et, à un moment donné, lui essuyant avec son mouchoir la sueur qui coulait à flots sur son visage.

Cependant, peu à peu la bamboula s’anima, les chants devinrent plus vifs, les mouvements plus saccadés, la musique précipita sa mesure ; puis, comme s’ils eussent été soudain pris de frénésie, danseurs, promeneurs, spectateurs eux-mêmes, tous les gens de couleur enfin, et tous les noirs, entrèrent en danse, hurlant et gambadant, improvisant des cantates étranges ; les enfants, les porte-torches, tous se mirent à sauter et à cabrioler plus ou moins en cadence, sans partenaires, et pour leur satisfaction personnelle.

Ce fut bientôt une rage, un délire, une frénésie indescriptibles, un sabbat tenu non par des démons, mais par des fous et des possédés.

La joie et l’enthousiasme avaient atteint les extrêmes limites du possible, lorsque tout à coup des cris de colère et d’effroi se firent entendre du côté des ajoupas, en ce moment presque abandonnés par les buveurs ; aussitôt il y eut un remous épouvantable dans cette foule affolée qui presque subitement, se dispersa dans toutes les directions.

Les uns, sans avoir conscience de ce qu’ils faisaient, s’enfuyaient vers la mer ; d’autres couraient, sans s’en douter, du côté où régnait le tumulte ; quelques-uns se blottissaient derrière les arbres ou dans le creux des rochers.

Or, comme chacun ignorait ce qui se passait réellement, les versions les plus effrayantes couraient dans les groupes effarés de terreur ; on ne savait à qui entendre ; le bamboula fut subitement interrompu.

Les soldats des deux batteries qui prenaient part à la fête et étaient disséminés dans la foule, se frayèrent passage et se réunirent ; les blancs se massèrent les uns près des autres, et tous comme d’un commun accord, ils marchèrent résolument aux ajoupas, confiant les femmes et les enfants à quelques hommes déterminés qu’ils chargèrent de les défendre au cas probable d’une attaque.

Le capitaine Paul de Chatenoy et M. de la Brunerie, les deux premiers, réussirent à se faire jour à travers les rangs pressés de la foule ; ils s’élancèrent en courant vers le bosquet où, quelques minutes auparavant, ils avaient laissé mademoiselle de la Brunerie assise en compagnie du vieillard.

Lorsqu’ils atteignirent enfin le bosquet, un spectacle étrange frappa leurs regards.

Le vieux Chasseur, debout, l’œil étincelant, fier, menaçant, terrible, appuyait lourdement le pied droit sur la poitrine haletante du nègre Pierrot, renversé sur le sol et se débattait avec des hurlements de terreur près du cadavre de Saturne, gisant le crâne fracassé à l’entrée même du bosquet ; le Chasseur tenait maman Mélie à la gorge et la secouait avec fureur ; le sang coulait à flots de son bras droit et, à chaque mouvement, il arrosait la mulâtresse d’une horrible pluie.

Mademoiselle de la Brunerie, pâle, tremblante, les mains jointes, s’était craintivement réfugiée derrière son compagnon.

– Confesse ton crime, misérable, ou tu vas mourir ! criait le Chasseur d’une voix tonnante au moment où le planteur, le capitaine et les soldats parvenaient à pénétrer dans le bosquet.

– Pardon ! pardon, massa hurlait la malheureuse en essayant vainement d’échapper à l’étreinte de fer qui la maintenait malgré ses efforts désespérés.

– Ah ! Tu ne veux pas avouer ? Eh bien, attends ! reprit le Chasseur avec un accent terrible. Capitaine, prenez un verre rempli de limonade, là sur la table, et contraignez cette horrible mégère à le boire.

Un gémissement d’épouvante et de colère parcourut les rangs de la foule, maintenant silencieuse et pétrifiée ; elle avait compris.

Le capitaine saisit vivement le verre, puis il s’approcha de la mulâtresse, résolu à faire ce que disait le Chasseur.

À cette vue, un tremblement convulsif agita les membres de la misérable créature ; une expression d’indicible terreur se répandit sur ses traits convulsés.

– Non, non, massa ! s’écria-t-elle en renversant violemment la tête en arrière et redoublant d’efforts pour s’échapper, non, non, je ne veux pas boire, je ne veux pas boire ! Laissez-moi, massa, laissez-moi !

– Avoue !

– Eh bien, oui !… j’avoue !… mon Dieu !… Non !… laissez-moi par pitié !

– Pas de pitié !… parle ! parle toute de suite, ou sinon !…

La mulâtresse sembla hésiter ; ses yeux pleins de larmes et agrandis par la peur erraient désespérément sur la foule.

Que cherchait-elle ? Implorait-elle ainsi le secours d’un inconnu ?

Le Chasseur le supposa ; ses sourcils se froncèrent, il donna une violente secousse à la malheureuse ; celle-ci parut enfin se résigner à faire les aveux qu’on exigeait d’elle.

– Cette limonade… est empoisonnée… murmura-t-elle en hachant ses paroles comme pour gagner du temps, on m’a forcée… à la présenter… à mamzelle Renée.

– Qui ?

– Saturne !… murmura-t-elle en désignant le cadavre du nègre.

– Tu mens, infâme !

– Non, je ne mens pas !… c’est lui !… dit-elle d’une voix étranglée.

– Que t’a fait cette jeune fille ?

– Rien.

– Pourquoi voulais-tu l’empoisonner ?

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ce n’est pas moi, massa… c’est lui !…

– Qui, lui ? Répondras-tu enfin ?

– Eh bien… c’est…

Elle allait parler ; une dernière fois elle jeta un regard effaré sur la foule ; tout à coup ses traits se décomposèrent horriblement, un frisson général secoua son corps.

– Parleras-tu, misérable ? s’écria le Chasseur d’une voix furieuse en la secouant avec violence.

– Je ne sais pas… murmura-t-elle faiblement ; ma tête se perd ! Oh ! mon Dieu ! oh !…

Elle se laissa aller en arrière, poussa un profond soupir et ferma les feux ; elle était évanouie.

La Chasseur de rats la lâcha avec un geste de dégoût et de colère ; elle roula sur le sol, où elle demeura inerte, comme morte.

Sur un ordre muet du capitaine de Chatenoy, les soldats s’emparèrent de la mulâtresse, du nègre Pierrot et relevèrent le cadavre du nègre Saturne.

Mademoiselle de la Brunerie se jeta dans les bras de son père, mais, revenant presque aussitôt au vieillard :

– Sans vous, père ! s’écria-t-elle avec effusion, sans vous j’étais morte, empoisonnée par cette horrible femme !

Elle enleva sa magnifique écharpe et la déchira pour panser la blessure de son sauveur.

Le chasseur la laissait machinalement faire ; il n’entendait pas ; une préoccupation étrange s’était emparée de lui ; son regard fouillait la foule avec une obstination singulière ; il semblait y chercher un ennemi invisible.

Soudain, le Chasseur poussa un cri de joie ; il fit un bond et, saisissant un nègre à la fois au cou et à la ceinture, malgré la résistance désespérée qu’opposait celui-ci, il le contraignit à le suivre.

– Le voilà ! dit-il en le jetant à demi étranglé aux mains des soldats stupéfaits, voilà l’assassin, le lâche empoisonneur ! C’est lui qui a lancé ces deux misérables contre moi pour délivrer la mulâtresse ! C’est lui qui m’a plongé son couteau dans le bras ! Prenez garde de laisser échapper cet homme ; tenez-le bien, c’est Télémaque, le plus féroce et le plus redoutable des lieutenants d’Ignace, le chef des nègres marrons de la Pointe-Noire.

Le Chasseur ne s’était pas trompé : c’était bien, en effet, le terrible nègre dont il avait réussi à s’emparer.

Du reste, il n’eut pas besoin d’insister pour que le prisonnier fût surveillé de près ; déjà le misérable était garrotté de façon à ne pouvoir faire un mouvement.

Alors seulement le Chasseur consentit à céder aux prières de la jeune fille et de ses amis, et il laissa panser sa blessure dont le sang coulait toujours en abondance.

Cependant la foule s’était peu à peu dispersée, une grande partie des noirs avaient, soit par curiosité, soit pour tout autre motif moins avouable peut-être, suivi les soldats qui emmenaient les prisonniers.

L’anse à la Barque, si peuplée, si animée quelques instants auparavant, était déjà à peu près déserte ; la fête si brusquement interrompue, et d’une manière si terrible n’avait pas recommencé ; le mot sinistre de poison avait suffi pour glacer la joie dans les cœurs, mettre l’épouvante sur tous les visages.

– Maintenant, messieurs, dit le Chasseur de rats aussi froidement que si rien d’extraordinaire ne s’était passé depuis ce moment où il avait interrompu sa conversation avec eux, voici vos chevaux, il est temps de partir pour la Basse-terre.

– Nous ne pouvons aller à la Basse-Terre, dit le planteur avec inquiétude, ma fille est à peine remise de l’émotion terrible qu’elle a éprouvé ; elle est incapable de nous accompagner dans l’état nerveux où elle se trouve.

– Oui, rentrons d’abord à la Brunerie, ajouta le capitaine.

Le Chasseur sourit avec une majesté suprême.

– Avez-vous toujours confiance en moi, monsieur ? demanda-t-il au planteur.

– Oh ! mon ami ! pouvez-vous en douter ? s’écria M. de la Brunerie avec effusion, vous, deux fois le sauveur de ma fille.

– Eh bien, s’il en est ainsi monsieur, partez sans crainte pour la Basse-terre où il est urgent que vous vous rendiez ; vous n’avez malheureusement perdu que trop de temps déjà. Confiez-moi mademoiselle Renée, je me charge de la conduire en sûreté à la Brunerie, sous l’escorte de quelques-uns de vos noirs.

– Oui, faites cela, mon père, s’écria vivement la jeune fille, laissez-moi sous la garde de mon vieil ami ; il est si brave et si dévoué qu’auprès de lui je ne crains rien.

Le planteur hésitait.

La scène audacieuse qui s’était passée quelques instants auparavant, cet attentat si monstrueux, si froidement exécuté devant tant de témoins et que, seul, le hasard, ou plutôt un miracle avait empêché de s’accomplir, rendait M. de la Brunerie très-perplexe ; il lui répugnait d’abandonner ainsi son enfant, au milieu de la nuit, loin de son habitation, sous la garde si faible de quelques hommes seulement, si un danger nouveau se présentait à l’improviste ; certes il avait toute confiance dans le courage et dans le dévouement de l’homme qui s’offrait d’accompagner Renée, mais, en réalité, de toute l’escorte chargée de protéger celle-ci, le Chasseur était le seul homme sur lequel il pouvait réellement compter.

– Je vous en prie mon père, dit la jeune fille ! avec insistance.

– Tu le veux, mon enfant ?

– Oui, mon père, murmura Renée.

Elle-même ne se rendait pas compte de son obstination, secrètement elle avait peur ; cependant, pour rien au monde, elle n’aurait consenti à se séparer du Chasseur.

– Que ta volonté soit donc faite comme toujours ! ma chère Renée ; mais, hélas ! mon inquiétude sera extrême pendant les longues heures que je serai séparé de toi.

– Ne conservez aucune appréhension, je vous le répète, Monsieur, reprit le Chasseur ; vous connaissez ma profonde tendresse pour notre fille ; elle est sous ma sauvegarde, je saurai la défendre contre tout danger. Avant une heure, mademoiselle de la Brunerie sera rendue saine et sauve, à votre habitation.

– Je vous laisse quatre noirs bien armés, je les crois fidèles et dévoués ; choisissez un cheval et partez puisqu’il le faut, répliqua le planteur. Plus la nuit s’avance, et plus mon inquiétude augmente. Souvenez-vous que je vous confie ce que j’ai de plus cher au monde : mon enfant. Allez, je désire vous voir vous éloigner devant moi.

– Vous savez, monsieur, que je ne monte jamais à cheval, si ce n’est quand j’y suis contraint ; en cette circonstance surtout, je préfère marcher ; je veillerai mieux ainsi sur le dépôt sacré que vous me confiez.

– Faites comme il vous plaira, mon ami, je m’en rapporte entièrement à vous du soin de prendre toutes les précautions exigées par la prudence.

Le planteur désigna les quatre noirs qui devaient accompagner sa fille ; Puis il enleva Renée dans ses bras, l’embrassa tendrement à plusieurs reprises, la porta jusqu’au cheval qui lui était destiné et la posa doucement sur la selle.

– Allons ! dit-il avec un soupir en lui donnant un dernier baiser, à demain, chère enfant ; que Dieu te garde de toute fâcheuse rencontre pendant ton court voyage.

– Bon voyage, chère cousine, ajouta le capitaine ; je forme des vœux pour que nul danger ne vous menace.

– À demain, mon père, et bonne nuit. Au revoir, mon cousin, répondit-elle, presque gaiement.

Le Chasseur de rats se plaça en tête de la petite troupe, avec ses ratiers sur les talons, et, après un dernier adieu et une dernière recommandation de M. de la Brunerie, il fit un signe aux nègres et se mit enfin en marche.

– J’ai le cœur brisé, murmura le planteur d’une voix étouffée.

– Ma cousine est brave, son conducteur est fidèle, dit le capitaine ; d’ailleurs le chemin est bon, assez fréquenté, et, de plus, l’habitation est peu éloignée ; c’est un trajet d’une heure tout au plus. Je crois, mon cousin, que nous ne devons conserver aucune appréhension.

– Je sais tout cela comme vous, mon cher Paul, reprit tristement le planteur, mais je suis père !…

Le jeune officier s’inclina sans répondre, son silence était plus éloquent que n’auraient pu l’être quelques phrases banales.

– Partons, Paul, ajouta le planteur au bout d’un instant, le temps nous presse.

Il se mit en selle, jeta un dernier regard en arrière, et s’éloigna à toute bride, en compagnie du capitaine et suivi de près par ses noirs.

En ce moment, la jeune fille disparaissait avec son escorte, derrière un rideau d’arbres séculaires, et s’engageait dans un sentier tortueux qui serpentait en capricieux détours sur les flancs d’une colline assez escarpée.

La nuit était claire ; le ciel, d’un bleu profond, était semé à profusion d’étoiles brillantes ; la lune répandait sur le paysage accidenté une lumière pâle et mélancolique qui donnait aux objets une apparence fantastique. Le Chasseur marchait, calme, silencieux, mais attentif, à quelques pas en avant de la petite troupe, Précédé de ses ratiers fouillant chaque buisson et s’enfonçant hardiment dans tous les halliers, dont ils exploraient les profondeurs, furetant et cherchant avec cet instinct infaillible de leur race et qui ne peut être mis en défaut.

La jeune fille, toute à ses pensées, se laissait doucement bercer par son cheval ; oublieuse comme une créole, sa première inquiétude avait fait place à une sécurité profonde ; elle voyageait en ce moment bien plus au riant pays des songes que sur la terre ; elle ne dormait pas, elle rêvait.

Depuis longtemps déjà la petite troupe marchait ainsi, assez lentement, à cause des difficultés croissantes de la route, qui, bien que s’élargissant, s’escarpait de plus en plus ; on approchait de l’habitation, à laquelle le Chasseur espérait arriver bientôt ; déjà, à travers les éclaircies des arbres, on voyait luire, comme des lucioles se jouant dans la nuit, les lumières du camp des noirs, espèce de village dont toute plantation est précédée.

L’Œil Gris était inquiet ; il redoublait de vigilance et ne s’avançait qu’avec une attention et une prudence extrêmes, d’autant plus que ses chiens qui, jusque-là, s’étaient montrés assez insouciants, donnaient depuis quelques instants des marques non équivoques d’inquiétude ; ils aspiraient l’air avec force, couraient çà et là, en faisant des zigzags répétés comme s’ils avaient senti des fumées ou découvert des passées et des pistes suspectes.

Le manège obstiné de ses ratiers, dont le Chasseur connaissait de longue date l’intelligence, ne lui échappait pas ; il était, pour lui, prouvé jusqu’à l’évidence que quelque chose d’extraordinaire pouvait seul leur causer un tel émoi ; peut-être avaient-ils éventé une embuscade de nègres ; il était possible que cette embuscade fût ancienne et abandonnée, car rien ne bougeait aux environs et le plus complet silence continuait à régner sur la route ; mais le contraire pouvait aussi être vrai.

Le chasseur jugea prudent de prendre ses précautions pour, en cas d’attaque, ne pas être pris à l’improviste ; il ralentit insensiblement son pas, afin de donner le change à ceux qui, peut-être, le guettaient dans l’ombre ; se laissa rejoindre par les chevaux, et dit quelques mots rapides aux nègres ; ceux-ci se rapprochèrent aussitôt de leur maîtresse et armèrent silencieusement leurs fusils.

Alors l’Œil Gris se pencha vers la jeune fille et, posant négligemment la main sur le cou de son cheval :

– Ma chère Renée, lui dit-il d’une voix contenue tout en feignant une assurance qu’il n’avait pas, je vous prie de tenir d’une main plus ferme la bride que vous laissez flotter un peu trop ; cette route est assez mauvaise, si votre cheval buttait ou faisait un écart, vous seriez renversée.

Mademoiselle de la Brunerie, rappelée subitement à la réalité par cet avertissement dont, malgré le ton avec lequel il lui était donné, elle comprit l’intention, se redressa sur sa selle, rassembla la bride et se penchant vers son compagnon :

– Je ne dors pas, mon ami, lui dit-elle avec un charmant sourire.

– Peut-être, chère enfant, mais tout au moins vous rêvez ; il est important que vous soyez bien éveillée, ajouta-t-il avec intention.

Et s’adressant aux noirs :

– Pressons-nous ! dit-il d’un ton péremptoire n’admettant pas de réplique.

Les chevaux prirent un trot allongé.

En cet endroit, la route suivie par les voyageurs faisait une légère courbe ; le point saillant de cette courbe était formé par une masse granitique dont la base, minée par le temps, se creusait, sur une largeur de cinq à six mètres et une profondeur de trois ou quatre, du côté du chemin conduisant à une véritable montagne de roches qui s’étageaient en trois pics immenses.

C’était cet abri inabordable que le Chasseur voulait atteindre.

Tout à coup, les ratiers aboyèrent avec fureur, et tombèrent en arrêt des deux côtés opposés de la route à la fois, devant d’épais buissons formant une espèce de haie, vive, à droite et à gauche du chemin.

Au même instant, un coup de sifflet strident traversa l’espace, et une vingtaine d’individus semblèrent surgir subitement de terre et bondirent au milieu du sentier dont ils occupèrent aussitôt toute la largeur.

– Halte-là ! ou vous êtes morts ! cria une voix menaçante.

Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaules et répondit à cette sommation par un éclat de rire railleur.

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