XVI Peu intéressant en apparence mais qui laisse pressentir de graves évènements

Cependant, tout n’était pas fini encore.

Les créoles demeurés derrière les barricades, que le commandeur n’avait pas voulu leur laisser franchir au cas où l’ennemi aurait tenté un retour offensif, ce qui, à la vérité, n’était pas probable, assistèrent alors à un effroyable spectacle ; à une horrible chasse à l’homme.

Nous l’avons dit plusieurs fois déjà, la guerre noire ne ressemblait à aucune autre ; elle se faisait avec d’épouvantables raffinements de barbarie, autant de la part des noirs que de celle des blancs ; seulement pour être juste, nous constaterons que les noirs avait donné l’exemple de cette férocité ; les blancs ne les imitaient que poussés à bout par tant de cruautés et par représailles, ce qui, cependant, à aucun point de vue humanitaire, ne saurait être et n’était pas une cause suffisante.

Ce qui se passa après l’attaque infructueuse des nègres révoltés, contre les barricades de la Brunerie, est une preuve de plus de la vérité de notre dire.

Les grenadiers français, commandés par le sous-lieutenant Alexandre Dubourg, et les nègres créoles amenés par le Chasseur de rats et l’ayant à leur tête, bondissaient à travers les broussailles, débusquant les révoltés et les massacrant impitoyablement.

Du reste, ceux-ci, tout en fuyant, continuaient à combattre et ne demandaient pas plus quartier qu’ils ne l’accordaient à ceux de leurs ennemis qui tombait entre leurs mains.

Par un mouvement tournant. Habilement exécuté, le chasseur et l’officier avaient réussi à envelopper complètement les révoltés et à former un demi-cercle autour d’eux, tout en les refoulant par une pression lente mais irrésistible, vers un immense rocher placés, monolithe gigantesque et grandiose, sur l’extrême bord d’un précipice, ou bien plutôt d’un gouffre d’une profondeur insondable.

Les rebelles, pris comme dans un énorme réseau de fer dont il leur était impossible de rompre les mailles, s’étaient de nouveau réunis en un seul groupe ; et tandis que quelques-uns d’entre eux se faisaient bravement tuer pour arrêter l’ennemi pendant quelques minutes ; les autres avaient couronné la plate-forme du rocher où ils essayaient de se retrancher afin de vendre chèrement leur vie.

Toute retraite leur était coupée, ils le savaient ; leur existence n’était donc plus pour eux qu’une question de minutes ; mais, plutôt que de tomber vivants aux mains de leurs ennemis, ils voulaient, pendant ces dix ou quinze minutes, accomplir des prodiges d’audace et de bravoure, et combattre jusqu’au dernier souffle sans demander grâce ; d’ailleurs, ils étaient encore à peu près cent cinquante, les munitions ne leur manquaient pas ; ne combattant plus pour vaincre mais pour se venger, se souciant peu de mourir pourvu que leurs funérailles fussent belles, ils étaient certains, avec leur bravoure de fauves aux abois que leur mort coûterait cher à leurs ennemis ; cette satisfaction leur suffisait ; au moins ils ne succomberaient pas sans vengeance.

– Nous ne pouvons cependant pas massacrer ainsi froidement ces pauvres gens égarés ! dit le lieutenant dont le sabre avait sa lame rougie jusqu’à la poignée ; ce serait folie à eux d’essayer de lutter davantage.

– Ils y sont cependant bien résolus, monsieur, répondit froidement L’œil Gris.

– C’est possible, mais je suis officier français, je sais à quoi ce titre m’oblige ; il est de mon devoir de leur offrir quartier.

– Et vous allez le faire ?

– Pardieu ! en doutez-vous, monsieur ?

– Non pas, lieutenant, seulement, croyez-moi, prenez vos précautions ; ils pourraient fort bien vous tuer ; vous savez qu’ils n’ont aucun respect pour les parlementaires ?

– Je le sais, monsieur ; mais s’ils me tuent, eh bien, je serai mort en faisant mon devoir, répondit doucement le jeune homme.

Le rude Chasseur fut, malgré lui, saisi d’admiration à cette noble réponse si simplement faite.

– Vous avez raison, monsieur, reprit-il en s’inclinant avec déférence ; agissez donc comme votre honneur de soldat vous l’ordonne ; je vous jure que si ces misérables vous tuent, vous serez vengé.

– J’y compte et je vous remercie. Votre main, monsieur, répondit en souriant le jeune homme.

Après avoir vigoureusement serré la main calleuse et loyale du Chasseur, le lieutenant attacha son mouchoir à la pointe de son sabre, fit battre au rappel de tambour, puis il s’avança froidement, jusqu’à portée de pistolet du rocher, en élevant au-dessus de sa tête le drapeau parlementaire qu’il avait improvisé avec son mouchoir de fine batiste.

De part et d’autre la fusillade avait cessé.

Les révoltés profitaient activement, bien qu’ils n’en comprissent pas les motifs, de cette trêve qui leur était accordée, pour se barricader le mieux possible et augmenter ainsi leurs moyens de défense.

– Que demandez-vous ? cria une voix menaçante du haut des rochers lorsque le lieutenant s’arrêta.

Braves gens, dit-il d’une voie claire et fermement accentuée, je viens vous offrir la vie sauve ; vous vous êtes battus en gens de cœur, mais toute résistance est maintenant impossible ; rendez-vous ; vous feriez inutilement couler un sang précieux. Je vous jure sur mes épaulettes et mon honneur de soldat, que si vous jetez vos armes, aucune violence ne sera commise contre vous, et que vous serez considérés comme prisonniers de guerre.

– Nous savons quelle confiance nous devons avoir dans la parole des Français, répondit avec amertume le noir qui déjà avait parlé.

– On vous a indignement trompés, répondit avec énergie le fier jeune homme.

– C’est possible. Si nous consentons à mettre bas le armes, serons-nous libres de nous retirer où cela nous plaira ?

– Je ne puis vous faire cette promesse. Je vous ai dit que vous seriez retenus prisonniers de guerre et traités avec humanité ; je ne puis m’engager à autre chose.

– Nous connaissons l’humanité française ; retirez-vous ou sinon !… ajouta le noir d’une voix menaçante.

– Je ne me retirerai pas avant d’avoir une réponse positive.

– Vous voulez une réponse ?

– Oui.

– Eh bien, la voilà !… Feu, vous autres !

Au même instant une décharge épouvantable éclata ; le jeune homme disparut complètement au milieu de la fumée produite par l’explosion.

Mais lorsque cette fumée eut été presque aussitôt dissipée dans l’espace par le vent, on revit le jeune officier, froid, calme, brandissant fièrement son épée au-dessus de sa tête ; il n’avait pas reculé d’un pouce.

– En avant ! vive la République ! cria-t-il à ses soldats d’une voix stridente.

– Vive la République ! répétèrent les grenadiers et les noirs créoles.

Et ils s’élancèrent en courant sur les pentes abruptes du rocher.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ils avaient renversé tous les obstacles accumulés par les insurgés, et s’étaient pris corps à Corps avec eux.

Ce qui se passa alors fut affreux, inouï, horrible, échappe à toute description.

Les combattants se mêlèrent, s’enchevêtrèrent, pour ainsi dire, les uns dans les autres, et formèrent un pêle-mêle effroyable sur cette plate-forme étroite, à peine assez grande pour les contenir tous.

Bientôt ils disparurent complètement dans d’épais nuages de fumée ; et de ce tohu-bohu, de ce chaos épouvantable, s’élevaient par intervalles des clameurs étranges, des hurlements de bêtes féroces, des cris stridents de rage et de douleur, des rugissements de tigres aux abois, mêlés au crépitement sinistre des balles.

Les crosses de fusil se levaient et s’abaissaient comme des massues ; les sabres et les baïonnettes lançaient des lueurs sombres, des étincelles rougeâtres, et les spectateurs des barricades voyaient avec épouvante la plate-forme se vider peu à peu ; la masse des combattants diminuait dans des proportions effrayantes.

Tout à coup on entendit un cri horrible formé de cent autres cris ; une masse sombre tomba en se tordant dans le gouffre béant.

Puis, plus rien : un silence de mort !

Après un instant, le nuage de vapeurs qui voilait la plate-forme se dissipa enfin, fouetté par le vent ; alors on aperçut les Français et les nègres créoles réunis en un seul groupe.

Tous les révoltés avaient disparu, impitoyablement précipités dans le gouffre.

De plus de deux cents nègres qui avaient assailli les barricades, pas un seul n’avait survécu !

– Vive la République ! crièrent les vainqueurs réunis sur la plate-forme en brandissant avec enthousiasme leurs armes au-dessus de leurs têtes.

Nous nous hâtons de constater que la République n’avait rien à faire dans cette horrible bataille, pas plus que dans les atrocités qui, plus tard, furent commises pendant cette guerre si courte mais si sanglante ; le premier Consul, Bonaparte, en abrogeant, contre tous droits, le décret si humain de la Convention nationale et en condamnant de nouveau à l’esclavage des hommes faits libres depuis dix ans, est seul responsable devant l’histoire des conséquences fatales de cette décision cynique.

Aux cris de victoire poussés par les soldats, de chaleureuses acclamations répondirent des barricades où, hommes, femmes et enfants, tous les commensaux de l’habitation étaient accourus.

– Quels hommes ! quelle guerre ! murmura douloureusement le planteur en poussant un profond soupir. Hélas ! comment tout cela finira-t-il ?

Les grenadiers français et les nègres du Chasseur de rats descendirent alors de la plate-forme et se dirigèrent vers la plantation.

Les vainqueurs avaient fait des pertes cruelles ; de cent vingt-cinq hommes qu’ils étaient avant le combat, il n’en restait debout que quatre-vingt, tout au plus, dont beaucoup étaient blessés et ne se soutenaient qu’avec peine.

Les Français seuls avaient perdu, tués et blessés, quatorze hommes, plus de la moitié de leur effectif.

Par un miracle incompréhensible, le jeune sous-lieutenant, bien qu’il fût couvert de sang depuis les pieds jusqu’à la tête, n’avait pas reçu la plus légère égratignure ; le Chasseur, lui aussi, avait échappé sain et sauf, et pourtant l’un et l’autre ne s’étaient pas épargnés.

Les vainqueurs furent reçus avec une joie délirante par les habitants de la plantation qui les acclamaient et les appelaient leurs sauveurs.

Par les soins de M. de la Brunerie, auquel aucun détail n’échappait, des brancards avaient été disposés pour les blessés ; ils furent aussitôt transportés dans une grande pièce que l’on avait préparée pour servir d’ambulance ; les soins les plus affectueux et les plus délicats leur furent prodigués par les dames ; toutes, sans exception, voulurent, en cette circonstance, se changer en gardes-malade.

M. Rigaudin s’approcha du sergent Kerbrock dont la tête était enveloppée d’un linge sanglant, ce qui n’ajoutait que peu d’agrément à sa physionomie déjà médiocrement aimable, malgré le surnom qu’on lui avait donné.

– Un mot, s’il vous plait, sergent ? lui dit-il.

– À votre service, mon petit vieux. Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le sergent d’une voir hargneuse.

Bien que légèrement froissé de l’épithète malsonnante dont le soldat s’était servi à son égard, le planteur se contint et même il feignit de sourire :

– Comment appelez-vous cet officier ? reprit-il en désignant le jeune homme qui essayait vainement de faire rentrer dans le fourreau son sabre dont la lame était complètement faussée.

– Notre lieutenant ?

– Oui, mon brave.

– Nous l’appelons la Demoiselle.

– La demoiselle ?

– Un peu, mon vieux.

– Quelle virago ! s’écriai Rigaudin avec admiration.

– Oui, il ne va pas mal quand il est en train, reprit le sergent avec complaisance ; aujourd’hui, ce n’était rien.

– Rien ! s’écria le planteur stupéfait.

– Rien, absolument, non, mon vieux petit père, répondit le sergent avec conviction.

– Mais alors c’est un démon quand il est en train, ainsi que vous le dites !

– Un démon ? peuh ! fit le sergent en allongeant les lèvres avec mépris ; c’est un lion, mon bonhomme, ce qu’on appelle un rude lapin, quoi ? Vous comprenez, n’est-ce pas, mon petit père ! Serviteur de tout mon cœur.

Et laissant là, sans plus de cérémonie, M. Rigaudin tout abasourdi, le brave soldat continua sa route.

– C’est égal, murmura le planteur en suivant le sergent des yeux, ils ne sont pas d’une politesse bien raffinée, oh ! non, mais ce sont de rudes mâtins : quels gaillards !

Cependant M. de la Brunerie et sa fille, après avoir fait au Chasseur l’accueil le plus chaleureux, l’avaient entraîné dans un appartement écarté afin de causer avec lui plus à leur aise et lui demander des nouvelles de la Basse-terre.

– Pardieu ! s’écria le planteur en lui serrant cordialement la main, il faut avouer que vous êtes réellement extraordinaire, notre ami !

– Moi ? demanda en souriant le Chasseur. À quel sujet me dites-vous donc cela, monsieur ?

– Ma foi, je ne m’en dédis pas, vous arrivez toujours si à propos que l’on dirait qu’un bon génie vous souffle à l’oreille le moment précis où vous devez paraître :

– Oui, père, ajouta la jeune fille d’une voix câline, vous réalisez pour nous tous les miracles des contes de fées.

– Alors, vous êtes comme les nègres, disposée à me croire sorcier, chère demoiselle !

– Ma foi, oui, je vous l’avoue.

– Ma chère enfant, je suis dans tous les cas une fée assez singulière.

– C’est possible, mais vous êtes véritablement mon bon génie, de cela nous ne pouvons conserver aucun doute.

– C’est à tel point que maintenant que vous voilà avec nous, nous n’avons plus la moindre inquiétude, quelques dangers qui nous menacent.

– Mais quand je ne suis pas là, dit le vieillard en riant, comme ce matin par exemple ?

– Eh bien nous, nous disons : Bah ! quand il en sera temps, notre ami l’Œil Gris arrivera, et il nous délivrera du péril où nous sommes.

– Et vous êtes arrivé, père, ajouta la jeune fille avec un charmant sourire.

– Qu’avez-vous à répondre à cela ? Vous voilà pris sur le fait, dit le planteur.

– Vous me voyez réellement confus ; je crois, à la vérité, être arrivé assez à propos aujourd’hui, mais je vous assure que le hasard a tout fait.

– Le hasard aide toujours les bons cœurs.

– Merci, ma chère Renée, mais vous attachez à cette affaire une importance qu’elle ne saurait avoir ; voici tout le mystère en deux mots. Vous savez que je suis d’un naturel curieux et surtout flâneur ; j’éprouve un plaisir singulier à toujours être par voies et par chemins, allant de-ci, delà, sans autre but, la plupart du temps que cette rage de locomotion qui me possède et me crie incessamment comme au Juif errant de la légende : Marche ! sans me permettre de m’arrêter nulle part. En un mot, je ne suis jamais bien que là où je ne suis pas. Le général en chef m’avait proposé de servir de batteur d’estrade à son armée, j’acceptai avec plaisir et je m’acquittai de mon mieux de ces fonctions, lorsque tout à coup elle sont devenues pour moi une sinécure, à cause du siège du fort Saint-Charles, qui immobilise toutes les troupes autour de la Basse-terre ; alors je pensai à vous.

– Vous y pensez toujours, dit vivement la jeune fille.

– Le plus que je peux, du moins. Je réfléchis que votre habitation du Matouba d’Anglemont, je crois que vous la nommez ainsi, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, je réfléchis qu’elle serait très-menacée et que tous les noirs que vous y avez laissés courraient le risque d’être massacrés par les révoltés, au cas où ceux-ci, chassés du fort Saint-Charles, tenteraient de se jeter dans les mornes ; alors, je me dis : Je n’ai rien à faire ; pourquoi n’irais-je pas à d’Anglemont, j’emmènerai avec moi ces pauvres diables de nègres qui sont dévoués à leur maître, et je les conduirai à la Brunerie, où l’on pourra utiliser leurs services ! Je partis et je fis ainsi que je me l’étais proposé. Je me rendais paisiblement ici, lorsque, au moment où je m’y attendais le moins, j’ai donné au beau milieu d’un parti de rebelles ; vous savez le reste.

– Oui, vieux Chasseur, et nous savons surtout que nous vous avons de très-grandes obligations pour les services que vous ne cessez de nous rendre et dont, pour ma part, je désespère presque de m’acquitter jamais envers vous.

– Peut-être, monsieur, cela vous sera-t-il plus facile que vous ne le supposez, et en aurez-vous bientôt l’occasion.

– Mon ami, fournissez-moi cette occasion et je vous donne ma parole d’honneur que je ne la laisserai pas échapper, quelle que soit la chose que vous exigiez de moi.

– Je retiens votre parole, monsieur ; dès que le moment sera venu de vous la rappeler, je n’hésiterai pas à le faire.

– Vous me rendez heureux en parlant ainsi ; dès aujourd’hui vous pouvez compter sur moi.

– C’est entendu, monsieur, il est inutile d’insister davantage sur ce sujet.

– Comme il vous plaira ; parlons donc d’autre chose.

– Vous savez ce qui est arrivé à M de Chatenoy ?

– Mon cousin ?

– Lui-même.

– Serait-il blessé s’écria Renée avec inquiétude.

– Non pas, grâce à Dieu ! Mais, envoyé par le général en chef en parlementaire près des rebelles, ceux-ci l’ont gardé prisonnier dans le fort Saint-Charles.

– Voilà qui est fâcheux pour Paul. Ce Delgrès est un misérable, je le crois capable de tout ; je suis désespérée de savoir mon cousin dans une aussi mauvaise position. Pourvu qu’il ne soit pas assassiné par ces scélérats.

– Oh ! mon père, le commandant Delgrès est un homme d’honneur ; c’est un militaire ; il ne permettra pas que l’on se porte à des violences indignes sur un prisonnier.

– Delgrès est avant tout un homme de couleur ; il hait les blancs, il ne reculera devant aucune atrocité pour assouvir sa rage féroce contre ceux qu’il considère comme étant ses ennemis implacables, et les bourreaux de la race noire à laquelle il appartient, quoi qu’il en dise, puisqu’il est mulâtre.

– Pardonnez-moi, mon père, de ne pas partager vos préventions contre cet homme ; il peut être égaré, mais, j’en ai la conviction, il saura toujours conserver la mesure que dans les circonstances les plus critiques ne dépasse jamais un homme d’honneur.

– Je partage entièrement l’opinion de mademoiselle votre fille, monsieur ; comme elle, je considère le commandant Delgrès comme un honnête et surtout comme un brave et loyal soldat, incapable d’une lâcheté ou d’une action honteuse.

– Je ne discuterai pas avec vous, reprit doucement le planteur, ma conviction est faite. Le mépris que, dans la circonstance dont vous parlez, il a montré pour le droit des gens, indique assez, à mon avis, la conduite qu’il se propose de tenir, lorsque, à bout d’expédients et ne sachant plus que devenir, il sera contraint à avoir recours à toutes espèces de moyens pour éviter le châtiment sévère que mérite sa rébellion ; bientôt, peut-être, vous aurez la preuve que je ne me suis pas trompé sur le compte de cette homme.

La conversation s’égara ainsi pendant quelques instants encore sur divers sujets, puis le planteur dont plusieurs affaires importantes réclamaient impérieusement la présence dans d’autres parties de l’habitation, se leva et laissa le Chasseur avec sa fille.

L’Œil Gris se disposait à se lever lui aussi, et à quitter l’appartement lorsque la jeune fille, qui avait encore bien des choses à lui dire, sans doute, le retint sous le prétexte de connaître les détails de tout ce qui s’était passé à la Basse-terre depuis le jour où l’expédition française y avait si vaillamment débarqué.

Le Chasseur laissa parler la jeune fille plutôt qu’il ne causa avec elle ; il comprenait que la jeune enfant, dont le cœur était si justement inquiet, devait éprouver le besoin impérieux d’apprendre les plus légères et en apparence les plus futiles particularités de la vie de tous les jours, de toutes les heures, de celui qui occupait son âme tout entière ; peu lui importait même que le Chasseur l’écoutât ou non ; elle savait que, devant lui, elle pouvait, sans craindre d’être interrompue, laisser déborder le monde de pensées qui bouillonnait en elle ; aussi, tout en s’adressent en apparence à son singulier et muet interlocuteur, sa conversation n’était, pour ainsi dire, qu’un monologue ; elle causait avec son cœur.

D’ailleurs, l’Œil Gris n’était-il pas le confident dévoué et discret de tous ses rêves et de tous ses espoirs de jeune fille ?

Cette conversation étrange se prolongea pendant assez longtemps ; le Chasseur, la tête abandonnée dans la paume de sa main, suivait d’un regard voilé, mais clairvoyant, les diverses émotions qui, tour à tour, se reflétaient sur le visage si mobile et si passionné de la jeune fille.

– Renée, lui dit-il tout à coup, je comprends tout ce que vous me dites ; je fais plus encore, je comprends autre chose que vous vous gardez bien de me confier.

– Quoi, père ? répondit-elle en le regardant avec une feinte surprise tandis qu’elle se sentait intérieurement rougir jusqu’à la racine des cheveux.

– Oui, chère enfant, vous manquez de franchise envers moi.

– Oh ! que me dites-vous donc là, père ?

– C’est vrai ; pardonnez-moi, ma chère Renée, je ne suis qu’un vieux fou, et de plus un méchant homme ; mais lorsque je vous vois, je me figure si bien que vous êtes un ange, que parfois je me laisse aller à chercher vos ailes ; et j’oublie toujours, chaste, pure et naïve créature que vous êtes, que l’ange auquel j’ai voué ma vie a, malgré lui, en germe dans son cœur tous les instincts de la femme et que ce germe, développé par la passion, a envahi tout son être, et qu’alors ce n’est plus Renée qui me parle, mais la jeune filles amoureuse dont la passion domine la raison et la fait par conséquent inconsciente.

– Tenez, père, je ne sais ce que vous avez aujourd’hui ; vous prenez plaisir à me tourmenter et à me faire du chagrin.

– Loin de moi cette pensée, chère mignonne ; seulement voulez-vous savoir ce qui ressort clairement pour moi de tout ce que vous m’avez dit ?

– Oui, je serais curieuse de l’apprendre.

– C’est justement ce dont vous n’avez pas soufflé mot, mademoiselle ; c’est-à-dire que vous êtes isolée au milieu de ce désert, entourée d’ennemis redoutables qui vous font grande peur ; que vous tremblez encore plus pour votre père que pour vous-même ; que si cela ne dépendait que de vous seule, vous, laisseriez le commandement de la plantation à ce digne M. David, si brave et si dévoué, et qui est plus que suffisant pour la préserver des attaques des rebelles, et vous iriez, sans regarder derrière vous vous réfugier à la Basse-terre, dans votre charmante maison du cours Nolivos, planté de si magnifiques tamarins, et que là, au milieu de l’armée française, vous seriez en sûreté sous la protection des redoutables baïonnettes ; et remarquez, chère Renée, Ajouta-il avec un sourire doucement ironique, que je m’abstiens de tout autre commentaire.

La jeune fille rougit plus encore de se voir si bien devinée, mais elle prit bravement son parti.

– Ô mon bon, mon bien cher ami ! Je ne sais pas, je ne cherche pas à savoir par quel miracle incompréhensible vous parvenez à lire ainsi dans mon cœur comme dans un livre ouvert.

– Vous en convenez donc enfin ? petite dissimulée.

– Pourquoi essayerais-je de vous cacher quelque chose, mon ami ? Vous savez tout.

– Parce que, Je vous le répète, Renée, j’ai été jeune et j’ai aimé, et que maintenant ma profonde amitié pour vous m’a rendu clairvoyant, en rappelant à ma mémoire mes émotions des anciens jours, émotions depuis bien longtemps mortes pour jamais ajouta-t-il comme s’il se parlait à lui-même, qui m’ont fait cruellement souffrir et dont aujourd’hui le souvenir est pourtant rempli pour moi de tant de charmes mélancoliques.

– Ô mon bon et cher Hector, je vous en supplie, ne vous laissez pas envahir par ces tristesses qui vous rendent si malheureux ! lui dit-elle d’une voix douce et tendrement voilée par une émotion profondément sincère.

– Je ne suis pas triste, ma chère enfant, je me souviens, et ma mémoire évoque, comme à travers un nuage lumineux, le spectre presque indistinct de mes jeunes années qui, hélas ! ne renaîtront plus.

– Chère enfant : ajouta le Chasseur d’une voix émue en posant légèrement ses lèvres sur le front pur de la jeune fille, votre affection me paye de bien des souffrances.

Ils se séparèrent.

La jeune fille rentra dans ses appartements ; le Chasseur sortit, il éprouvait le besoin d’être seul.

Le vieillard n’avait pas fait connaître le fond de sa pensée à la jeune fille, pas plus qu’à son père.

Il était inquiet.

L’attaque des noirs contre l’habitation de la Brunerie lui paraissait un événement très-grave dont il ne comprenait pas le but.

Ces deux cents noir, en se présentant ainsi sur le front des ouvrages de défense qu’il devaient supposer solidement occupés, ne pouvaient avoir un instant la folle pensée d’enlever une position aussi forte ; ils savaient de plus que les noirs de l’habitation étaient au nombre de plus de cinq cents, bien armés, et que tous étaient sincèrement dévoués à leur maître.

Ce hardi coup de main devait cacher un mystère.

C’était ce mystère que le Chasseur voulait à tout prix découvrir ; ses espions l’avaient averti, au Galion où il se trouvait avec la division du général Sériziat, que les insurgés avaient l’intention de tenter d’enlever l’habitation de la Brunerie par surprise ; le nom du capitaine Ignace, revenant avec insistance dans plusieurs des rapports qui lui avaient été faits, avait donné fort à réfléchir au Chasseur.

L’Œil Gris se rappela les deux tentatives odieuses faites, coup sur coup, par le redoutable capitaine ; la première pour empoisonner, la seconde pour enlever mademoiselle de la Brunerie, tentatives auxquelles la malheureuse jeune fille n’avait échappé que grâce à la vigilante sollicitude du Chasseur, ou plutôt par une manifestation presque miraculeuse de la protection de la Providence, qui, quoi qu’on en dise, se mêle plus souvent qu’on ne le suppose aux choses de ce bas monde.

Ce souvenir l’inquiéta sérieusement.

Le Chasseur connaissait de longue date le capitaine Ignace ; il savait que cet homme était une espèce de bête féroce, possédant au plus haut degré l’entêtement de la brute, haïssant le parti pris, à cause de sa nature basse et envieuse, tout ce qui est grand, beau ou bon ; il savait que le capitaine ne renonçait jamais à l’exécution d’un projet, quel qu’il fût, dès que cette exécution était résolue dans sa pensée ; que les obstacles, au lieu de le décourager, ne faisaient au contraire que l’exciter à redoubler d’efforts et à mieux prendre ses mesures une autre fois.

Le digne Chasseur n’était donc pas, ainsi qu’il l’avait prétendu, arrivé presque par hasard à l’habitation dans le seul but de ramener au planteur les noirs que celui-ci avait laissés à l’habitation d’Anglemont ; il avait, au contraire, de parti pris, été chercher les nègres, puis, se dirigeant à la façon des peaux-rouges de l’Amérique septentrionale, sur les traces laissées par les révoltés qui ne se savaient pas poursuivis il les avait, pour ainsi dire, suivis à la piste, tout en se tenant assez en arrière pour ne pas être découvert par eux ; et il était ainsi arrivé juste à temps pour déjouer leur projet de surprise.

Après s’être, ainsi que nous l’avons dit, séparé de Renée de la Brunerie, le Chasseur, laissant ses ratiers couchés dans la galerie où il leur avait ordonné de l’attendre, s’enfonça, de ce pas vague et indolent d’un flâneur essayant de tuer le temps qui lui pèse, dans le jardin ou plutôt dans le parc magnifique qui s’étendait derrière la maison.

L’habitation, ainsi que plus haut nous l’avons constaté, était bâtie presque au pied d’un morne d’une élévation considérable et, en apparence du moins, inaccessible.

Un parc immense dessiné jadis, lors de la construction de l’habitation, par un élève de le Nôtre égaré aux colonies, avait ces sévères contours de l’époque du grand siècle.

À quelques mètres plus haut commençaient les pentes abruptes et dénudées du morne, pentes qui, à cause de leur escarpement, avaient été reconnues infranchissables, et sur le flanc desquelles, et servant de clôture du parc, serpentait une haie épaisse de majestueux cactus cierges.

Le Chasseur employa plus de trois heures à fouiller le parc et à fureter dans toutes ses parties, visitant avec soin les grottes et les fourrés, pénétrant dans les taillis, se glissant sous les charmilles, montant au labyrinthe, ne laissant, en un mot pas une touffe d’herbe sans l’avoir attentivement explorée.

Toutes ces recherches minutieuses furent inutiles, il ne découvrit rien de suspect.

– C’est singulier ! murmura-t-il en jetant un dernier regard investigateur autour de lui ; je n’ai rien vu et pourtant je ne sais pourquoi, il me semble que je sens le nègre marron ? il doit y avoir quelque chose ; j’ai eu tort de ne pas m’être fait accompagner par mes ratiers ; je reviendrai.

Et il reprit, tout pensif, le chemin de l’habitation.

Si le Chasseur avait aperçu l’homme à la tête crépue, coiffé d’un képi galonné, au masque diabolique, crispée par un hideux sourire, qui quelques secondes plus tard, apparut silencieusement au milieu de la haie de cactus, et dont le regard fauve le suivit, avec une expression ironique, aussi longtemps qu’il put l’apercevoir, le Chasseur n’eût conservé aucun doute sur les intentions terribles que les nègres révoltés méditaient contre l’habitation et ceux qui s’y trouvaient.

Il était alors près de six heures du soir ; le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d’or ; la cloche appelait les habitants de la plantation au repas qui termine là journée.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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