II La Cuchillada.

Dès que la porte fut ouverte, deux hommes apparurent sur le seuil.

Le premier était Curumilla.

Le second, embossé dans un large manteau, les ailes du feutre rabattues sur les yeux, entra dans la salle en faisant au guerrier indien signe de le suivre.

Celui-là était évidemment un Mexicain.

– Santas tardes ! dit-il en portant la main à son chapeau, sans cependant se découvrir.

– Dios las de a Ud. buenas, répondit le ranchero ; que faut-il servir à vos seigneuries ?

– Une bouteille de mezcal, répondit l’étranger.

Les nouveaux venus s’installèrent devant une table placée au fond de la salle, dans un endroit où le jour arrivait tellement affaibli qu’il y faisait presque obscur.

Lorsqu’ils furent servis, ils se versèrent chacun un verre de liqueur qu’ils burent, et appuyant la tête sur la main, le Mexicain sembla se plonger dans de sérieuses réflexions, sans s’occuper le moins du monde des personnes qui se trouvaient auprès de lui.

Curumilla croisa les bras sur sa poitrine, ferma à demi les yeux et demeura immobile.

Cependant l’arrivée des deux hommes, surtout la présence de l’inconnu, avait glacé subitement la faconde des trois personnages ; mornes et silencieux, ils pressentaient instinctivement que les nouveaux arrivés étaient des ennemis, et attendaient avec anxiété ce qui allait se passer.

Enfin le Cèdre-Rouge, sans doute plus impatient que ses compagnons et voulant de suite savoir à quoi s’en tenir, se leva, remplit son verre, et se tournant vers les étrangers toujours impassibles en apparence :

– Señores caballeros, dit-il en imitant cette exquise politesse que possèdent au suprême degré tous les Mexicains, j’ai l’honneur de boire à votre santé.

À cette invitation, Curumilla demeura insensible comme une statue de granit ; l’homme qui l’accompagnait leva lentement la tête, fixa un instant son regard sur son interlocuteur et lui répondit d’une voix haute et ferme :

– C’est inutile, señor, car je ne boirai pas à la vôtre. Ce que je vous dis à vous, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots, vos amis peuvent également le prendre pour eux si bon leur semble.

Fray Ambrosio se leva avec violence.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-il d’un ton provocateur. Auriez-vous la prétention de m’insulter ?

– Il y a des gens que l’on ne peut avoir la prétention d’insulter, reprit l’inconnu d’une voix incisive. Du reste, retenez bien ceci, señor padre ou soi-disant tel, je ne veux avoir avec vous aucun rapport.

– Parce que ?

– Parce que cela ne me plaît pas, voilà tout. Maintenant, messieurs, ne vous occupez plus de moi, je vous prie, continuez votre conversation : elle était à mon arrivée des plus intéressantes ; vous parliez, je crois, d’une expédition que vous préparez ; il était même question, si je ne me trompe, à l’instant où je suis entré, d’une jeune fille que votre digne ami ou associé, je ne sais lequel, a enlevée, de compte à demi avec vous. Que je ne vous dérange pas. Je serai charmé, au contraire, de savoir ce que vous avez l’intention de faire de cette malheureuse jeune femme.

Aucune expression ne saurait rendre le sentiment de stupeur et d’épouvante qui s’empara des trois associés à cette révélation foudroyante de leurs projets. Lorsqu’ils pensaient être parvenus, à force d’adresse et de ruse, à les dissimuler complètement, les voir ainsi dévoilés tout à coup dans toute leur étendue, par un homme qu’ils ne connaissaient pas, mais qui les connaissait, lui, et ne pouvait, en conséquence, être pour eux, qu’un ennemi, cela les effraya à un tel point qu’un instant ils crurent avoir affaire au génie du mal. Les deux Mexicains firent simultanément le geste de se signer ; le Nord-Américain poussa une sourde exclamation de colère.

Mais Cèdre-Rouge et Fray Ambrosio étaient des hommes trop endurcis dans le vice pour qu’un événement, si grave qu’il fût, les abattit longtemps. Le premier moment passé, ils se redressèrent, et l’étonnement faisant place à la fureur, le moine tira de sa botte vaquera un couteau à lame acérée et fut se placer devant la porte pour barrer le passage à l’inconnu, tandis que le Cèdre-Rouge, le sourcil froncé et la machete à la main, s’avançait résolument vers la table, derrière laquelle leur audacieux adversaire, debout et les bras croisés, semblait les défier d’un ironique sourire après les avoir si cruellement raillés.

– Qui que vous soyez, by God ! dit le Cèdre-Rouge en s’arrêtant à deux pas de son adversaire, le hasard vous a rendu maître d’un secret qui tue, vous allez mourir !

– Croyez-vous, en effet, que ce soit au hasard que je doive de savoir vos secrets ? répondit l’autre avec un accent railleur.

– Défendez-vous ! hurla le Cèdre-Rouge avec rage, si vous ne voulez pas que je vous assassine ; car, con mil diablos ! je n’hésiterai pas, je vous en préviens.

– Je le sais, répondit tranquillement l’inconnu ; je ne serais pas la première personne à laquelle cela serait arrivé, les mornes de la Sierra Madré et el Bolson de Mapini ont souvent entendu les cris d’agonie de vos victimes, lorsque les Indiens vous manquaient pour compléter votre contingent de chevelures.

À cette allusion à son affreux métier, le squatter sentit une pâleur livide envahir son visage, un tremblement agita tous ses membres, et il s’écria d’une voix étranglée :

– Vous mentez ! je suis chasseur !

– De chevelures ! reprit immédiatement l’inconnu, à moins que depuis votre dernière expédition au village des Coras vous n’ayez renoncé à cet honorable et lucratif métier.

– Oh ! s’écria le squatter avec un geste de rage indicible, c’est un lâche celui qui, pour prononcer de telles paroles, se cache le visage.

L’inconnu haussa les épaules avec dédain et, faisant retomber d’un geste brusque et prompt comme la pensée les plis de son manteau :

– Reconnaissez-moi donc, Cèdre-Rouge, puisque jusqu’à cet instant votre conscience ne vous a pas crié mon nom.

– Oh ! s’écrièrent avec épouvante les trois hommes en reculant instinctivement, don Pablo de Zarate !

– Oui, reprit le jeune homme, don Pablo de Zarate, qui vient, Cèdre-Rouge, vous demander compte de sa sœur que vous avez enlevée.

Le Cèdre-Rouge était dans un état d’agitation extrême, ses yeux démesurément ouverts, les traits contractés par la terreur ; il sentait une sueur froide perler à ses tempes à cette apparition terrible.

– Ah ! fit-il d’une voix sourde, les morts sortent-ils donc du tombeau !

– Oui ! s’écria le jeune homme d’une voix stridente, oui, ils sortent du tombeau pour vous ravir vos victimes !… Cèdre-Rouge, rendez-moi ma sœur !

Le squatter bondit comme une hyène sur le jeune homme en brandissant son machete.

– Chien, hurla-t-il, je te tuerai une seconde fois s’il le faut !

Mais son poignet fut saisi soudain par une main de fer, et le bandit recula en trébuchant jusqu’au mur du rancho, où il fut contraint de s’appuyer pour ne pas rouler sur le sol.

Curumilla, qui jusque-là était demeuré spectateur impassible de la scène qui se passait devant lui, avait jugé que le moment d’intervenir était arrivé et l’avait brusquement rejeté en arrière.

Le squatter, les yeux injectés de sang, les lèvres serrées par la rage, jetait autour de lui des regards de bête fauve.

Fray Ambrosio et le ranchero, tenus en respect par le chef indien, n’osaient intervenir.

Don Pablo s’avança d’un pas lent et mesuré vers le bandit ; quand il fut à dix pas de lui, il s’arrêta, et le regardant fixement :

– Cèdre-Rouge, répéta-t-il d’une voix calme, rendez-moi ma sœur.

– Jamais !… répondit le squatter d’une voix étranglée par la rage.

Cependant le moine et le ranchero s’étaient rapprochés sournoisement près du jeune homme, épiant le moment propice de se jeter sur lui.

Les cinq hommes réunis dans cette salle offraient un étrange et sinistre aspect aux lueurs incertaines qui filtraient par les fenêtres, chacun d’eux, la main sur ses armes, prêt à tuer ou à être tué et n’attendant que l’occasion de se précipiter sur son ennemi.

Il y eut un instant de silence suprême. Certes, ces hommes étaient braves ; dans maintes circonstances ils avaient vu la mort sous toutes les formes, et pourtant le cœur leur battait à rompre leur poitrine, car ils savaient que le combat qui allait s’engager entre eux serait sans trêve ni merci.

Enfin don Pablo reprit la parole :

– Prenez garde ! Cèdre-Rouge, dit-il ; je suis venu vers vous, seul et loyalement ; je vous ai redemandé ma sœur à deux reprises différentes, vous ne m’avez pas répondu, prenez garde !

– Ta sœur est une chienne que je vendrai aux Apaches ! hurla le squatter. Quant à toi, maudit, tu ne sortiras que mort ; malédiction sur moi si ton cœur ne sert pas de gaine à mon couteau !

– Ce misérable est fou ! répondit le jeune homme avec mépris.

Il fit un pas en arrière et s’arrêta.

– Écoutez, reprit-il, je me retire mais nous nous reverrons ; et malheur à vous alors, car je serai sans pitié pour vous comme vous l’avez été pour moi ! Adieu !

– Oh ! vous ne partirez pas ainsi mon maître ! s’écria le squatter qui avait repris toute son audace et sa jactance ; ne vous ai-je pas dit que je vous tuerais ?

Le jeune homme fixa sur lui un regard d’une expression indéfinissable, et, se croisant résolument les bras sur la poitrine :

– Essayez, dit-il d’une voix brève et saccadée par la colère qui bouillonnait au fond de son cœur.

Le Cèdre-Rouge poussa un cri de rage et se précipita sur don Pablo.

Celui-ci attendit impassible le choc qui le menaçait, mais dès que le squatter fut à sa portée, il se débarrassa virement de son manteau, et l’élevant au-dessus de sa tête, il le jeta sur la tête de son ennemi, qui, aveuglé par les plis de l’épais vêtement, roula en hurlant sur le sol sans pouvoir se délivrer de l’étoffe maudite qui l’enveloppait comme d’un réseau inextricable.

D’un bond le jeune homme sauta par dessus la table, et sans plus s’occuper du Cèdre-Rouge, il se dirigea vers la porte.

Mais Fray Ambrosio s’élança sur lui, cherchant à lui enfoncer son couteau dans la poitrine.

Sans se déconcerter, don Pablo saisit le poignet de son agresseur, et avec une force que celui-ci était loin de soupçonner, il lui tordit le bras de telle façon que ses doigts se détendirent, et il laissa échapper le couteau avec un cri de douleur.

Don Pablo le ramassa, et serrant le moine à la gorge :

– Écoute, misérable, lui dit-il, je suis maître de ta vie : tu as trahi mon père qui avait eu pitié de toi et t’avait accueilli dans sa maison, tu déshonores la robe que tu partes par tes accointances avec les scélérats dont tu partages les crimes ; je pourrais te tuer, je le devrais peut-être, mais ce serait voler le bourreau auquel tu appartiens, et faire tort au garote qui t’attend. Cet habit, dont tu es indigne, te sauve la vie ; seulement je veux te marquer pour que tu te souviennes toujours de moi.

Et appuyant la pointe du couteau sur la face blême du moine, il lui fit deux entailles en forme de croix, qui lui partagèrent le visage dans toute sa longueur, mais profondes à peine de quelques lignes.

– Au revoir ! ajouta-t-il d’une voix effrayante, en jetant le couteau avec dégoût.

André Garote n’avait pas osé faire un geste ; la terreur le clouait, immobile, sous l’œil implacable du guerrier indien.

Don Pablo et Curumilla s’élancèrent hors de la salle et disparurent.

Bientôt on entendit résonner sur les cailloux de la rue les sabots de deux chevaux qui s’éloignaient à fond de train de Santa-Fé.

Grâce aux soins du ranchero, le Cèdre-Rouge parvint enfin à se débarrasser des plis du manteau qui l’étouffaient.

Lorsque les trois complices se retrouvèrent seuls, une expression de rage impuissante et de haine mortelle contracta leur visage.

– Oh ! murmura le squatter en grinçant des dents et en levant le poing vers le ciel, je me vengerai !…

– Et moi ! murmura Fray Ambrosio d’une voix sourde, en étanchant le sang qui souillait son visage.

– Hum ! c’est égal, dit à part lui André Garote, cette famille de Zarate est une belle famille ; mais, caraï ! il faut avouer que don Pablo est un rude homme.

Le digne ranchero était le seul que le hasard avait assez favorisé dans cette rencontre pour qu’il s’en tirât sain et sauf.

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