XXI Le général Ventura

Il était six heures du matin environ. Un soleil éblouissant déversait à profusion ses chauds rayons sur les rues déjà pleines de bruit et de mouvement du presidio de Santa-Fé à cette heure matinale.

Le général Ventura, gouverneur de la province, retiré au fond de ses appartements, était encore plongé dans un profond sommeil que berçaient sans doute des rêves attrayants, à en juger par l’air de béatitude répandu sur ses traits.

Le gouverneur, rassuré par l’arrivée prochaine du régiment de dragons qui lui était promis, se croyait certain de ne plus rien avoir à redouter des mutins qui, jusqu’à ce moment, lui avaient inspiré de si vives inquiétudes ; il pensait aussi, grâce au renfort qui allait lui arriver, pouvoir facilement se débarrasser des Comanches qui, la veille, lui avaient si audacieusement, au sein même de son palais, posé des conditions inacceptables.

Il dormait de ce sommeil si doux du matin où le corps, complètement reposé de ses fatigues, laisse à l’âme la liberté entière de ses facultés.

Tout à coup la porte de la chambre à coucher dans laquelle reposait le digne gouverneur s’ouvrit avec fracas, et un officier entra.

Le général Ventura, réveillé en sursaut, se dressa tout effaré sur son lit, en fixant sur l’importun un regard qui, d’abord courroucé, se fit presque immédiatement inquiet à l’aspect des traits décomposés de l’homme qui arrivait.

– Que se passe-t-il, capitaine don Lopez ? demanda-t-il en cherchant vainement à assurer sa voix qui tremblait, malgré lui, par l’effet d’un pressentiment secret.

Le capitaine don Lopez était un soldat de fortune qui avait blanchi sous le harnais, et avait contracté au service une espèce de franchise brutale qui l’empêchait de farder la vérité, n’importe dans quelle circonstance ; ce qui, aux yeux du général, le faisait passer pour une espèce d’oiseau de mauvais augure.

L’arrivée du capitaine avait donc doublement inquiété le général, d’abord à cause de son visage défait, ensuite pour la réputation dont il jouissait.

À la question que le gouverneur lui adressa, le capitaine répondit laconiquement ces trois mots tout gonflés d’orage :

– Rien de bon.

– Comment, rien de bon ! Le peuple se serait-il révolté ?

– Ma foi non ; je ne crois même pas qu’il y songe.

– Eh bien alors, fit le général tout ragaillardi par cette bonne nouvelle, que diable me venez-vous conter, capitaine ?

– Je ne vous viens rien conter du tout, fit l’autre d’un ton bourru ; il y a là un soldat qui arrive je ne sais d’où, et qui veut absolument vous parler. Faut-il l’introduire, ou bien vais-je le renvoyer ?

– Un instant, s’écria le général, dont les traits s’étaient subitement rembrunis ; quel est ce soldat ?

– Un dragon, je crois.

– Un dragon !… qu’il entre ! qu’il entre ! Que le bon Dieu vous bénisse, avec toutes vos circonlocutions !… Cet homme m’apporte sans doute la nouvelle de l’arrivée du régiment que j’attends et qui devrait déjà être ici.

Le capitaine haussa les épaules d’un air de doute.

– Qu’est-ce encore ? s’écria le général, que cette pantomime expressive du capitaine effrayait au suprême degré, que voulez-vous dire ?

– Rien, sinon que ce soldat a l’air bien triste pour être porteur d’une aussi bonne nouvelle.

– Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir ; faites-le entrer.

– C’est juste, dit le capitaine.

Et il sortit.

Pendant ce qui précède, le général s’était vivement jeté hors du lit et s’était habillé avec cette promptitude particulière aux militaires.

Il attendit avec anxiété l’apparition du soldat que le capitaine lui avait annoncé.

En vain il cherchait à se persuader que don Lopez s’était trompé et que cet homme était chargé de lui annoncer l’arrivée du régiment qu’il attendait ; malgré lui, au fond de son esprit régnait une inquiétude dont il ne pouvait se rendre compte, mais que rien ne parvenait à dissiper.

Quelques instants se passèrent ainsi dans une inquiétude fébrile.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre sur la plaza Mayor ; le général s’approcha rapidement d’une fenêtre, souleva un rideau et regarda.

Une foule tumultueuse et compacte envahissait dans le plus grand désordre les abords de la place en poussant de grands cris.

Cette foule, qui augmentait de seconde en seconde, paraissait poussée par quelque chose d’effrayant que le général ne pouvait apercevoir.

– Que se passe-t-il donc, s’écria le général, et que signifie tout ce tapage ?

En ce moment les cris devinrent plus forts, et le détachement de guerriers des Comanches apparut débouchant par la calle de la Merced, marchant en bel ordre et d’un pas rapide vers le palais.

Le général ne put retenir, à cette vue, un geste de stupeur.

– Encore les Indiens ! s’écria-t-il ; comment se fait-il qu’ils osent se présenter ici ? Ils ignorent donc l’arrivée des dragons ? Une telle audace est incompréhensible !

Il laissa retomber le rideau et se retourna.

Le soldat que le capitaine lui avait annoncé était devant lui et attendait qu’il plût au gouverneur de l’interroger.

Le général tressaillit en l’apercevant.

Cet homme était pâle ; son uniforme était déchiré et souillé de boue comme s’il avait fait une longue route à pied à travers les ronces et les épines.

Le général Ventura résolut d’éclaircir ses doutes. Au moment où il ouvrait la bouche pour adresser une question à cet homme, la porte s’ouvrit et plusieurs officiers, parmi lesquels se trouvait le capitaine don Lopez, entrèrent dans la chambre.

– Général, dit le capitaine, hâtez-vous ; on vous attend dans la salle du conseil. Les Indiens viennent chercher la réponse que vous avez promis de leur faire ce matin.

– Eh ! pourquoi cet air effaré, messieurs ? dit sévèrement le général ; le feu n’est pas, que je sache, aux quatre coins de la ville ; je ne suis pas aux ordres de ces sauvages ; qu’ils attendent que j’aie le temps de leur donner audience !

Les officiers regardèrent le gouverneur avec un étonnement qu’ils ne cherchèrent nullement à dissimuler, à ces étranges et incompréhensibles paroles dans sa bouche.

Les poltrons ont cela de particulier, que souvent c’est lorsque la peur les talonne davantage qu’ils prennent, afin de s’étourdir et d’en imposer aux autres, un ton de bravade ridicule qui ne produit d’autre effet que de laisser plus clairement deviner leur couardise.

– Bon ! bon ! général, répondit brutalement le capitaine don Lopez ; le feu n’est pas encore aux quatre coins de la ville, mais il pourrait y être avant peu si vous continuiez ainsi.

– Comment, que voulez-vous dire ? s’écria le général en pâlissant ; les choses sont-elles donc à ce point sérieuses ?

– Les circonstances sont on ne peut plus graves, nous n’avons pas un instant à perdre si nous voulons éviter de grands malheurs.

Le général tressaillit.

– Messieurs, dit-il d’une voix mal assurée, notre devoir est de veiller au salut de la population ; je vous suis.

Et sans plus s’occuper du soldat qu’il avait donné l’ordre d’introduire, il se dirigea vers la salle du conseil.

Le désordre qui régnait au dehors s’était communiqué dans le palais.

Ce n’étaient que cris et exclamations de colère ou de frayeur.

Les officiers mexicains réunis dans la salle du conseil discutaient tumultueusement entre eux sur les mesures qu’il importait d’adopter pour éviter un conflit et sauver la ville.

Comme cela arrive toujours en pareille circonstance, on parlait à bâtons rompus, sans parvenir à s’entendre, chacun émettant son opinion ou exprimant ses craintes sans se donner la peine d’écouter ce que les autres disaient.

L’entrée du général produisit un effet salutaire sur l’assemblée en ce sens que la discussion, qui dégénérait en personnalités inconvenantes et en reproches dictés par les craintes personnelles de chaque individu, cessa subitement et que le calme se rétablit.

Le général Ventura se repentait intérieurement d’avoir compté sur un secours imaginaire et de n’avoir pas prêté l’oreille aux conseils salutaires de certains de ses officiers qui, le jour précédent, l’avaient fortement engagé à donner aux Indiens, pour se débarrasser d’eux, la satisfaction qu’ils demandaient.

Malgré la terreur qu’il éprouvait intérieurement, son orgueil se révoltait cependant d’être obligé de traiter d’égal à égal avec des barbares et d’être contraint d’accepter les dures conditions que, se sentant les plus forts, ils voudraient sans doute lui imposer.

Le gouverneur jeta, en entrant dans la salle, un regard inquiet sur les assistants.

Chacun avait pris sa place. L’assemblée avait, au moins extérieurement, l’apparence calme et sévère qui appartient à des hommes pénétrés de la grandeur des devoirs qui leur sont imposés et qui sont résolus à les remplir, coûte que coûte en gens de cœur.

Mais cette apparence était bien trompeuse ; si les visages étaient impassibles, les cœurs étaient tremblants, Tous ces hommes, habitués à une vie molle et efféminée, ne se sentaient nullement capables de soutenir une lutte contre les rudes ennemis qui les menaçaient et qui les bravaient si audacieusement aux portes mêmes du palais du gouvernement.

Peut-être, s’ils avaient eu pour chef un homme résolu, leur courage se serait-il réveillé et auraient-ils essayé une résistance désespérée ; mais la couardise et la nullité du général Ventura étaient trop bien établies parmi eux pour qu’ils essayassent de lui faire prendre l’initiative de mesures énergiques qu’ils le savaient non-seulement incapable d’imaginer, mais encore de faire exécuter.

Les bons chefs font les bons soldats, et les troupes les plus résolues lâchent pied au premier choc lorsque des poltrons les conduisent au feu.

Dans les circonstances présentes, toute résistance était inutile.

Les Indiens étaient, par le fait de leur présence sur la place, maîtres de la ville : on n’avait aucune troupe à leur opposer ; il fallait donc se borner à chercher à tirer le meilleur parti possible de la fausse position dans laquelle on se trouvait, et à obtenir des Comanches les conditions les moins mauvaises possible.

Seulement, comme tous ces hommes voulaient avant tout sauver les apparences, la discussion recommença, chacun émit son avis ; puis, lorsque les discours furent terminés, le général se leva, demanda le silence et prit la parole :

– Caballeros, dit-il d’une voix tremblante d’émotion, et que malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à dompter, nous sommes tous ici des gens de cœur, nous avons fait nos preuves dans maintes circonstances difficiles. Certes, s’il ne s’agissait que de sacrifier notre vie pour sauver cette malheureuse population, nous n’hésiterions pas à le faire, noblesse oblige, et nous sommes trop imbus de la sainteté des devoirs que nous avons à remplir pour reculer ; mais, hélas ! ce sacrifice serait inutile et ne sauverait pas du danger qui les menace ceux que nous voulons avant tout protéger. Traitons donc avec les barbares, puisque nous sommes livrés à nos propres forces et que nous ne pouvons les vaincre. Peut-être, de cette façon, parviendrons-nous à éviter aux femmes et aux enfants dont le salut nous est confié le danger qui les menace. En agissant ainsi dans les graves circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, si nous n’obtenons pas entièrement ce que nous désirons, nous aurons au moins la consolation d’avoir fait notre devoir.

De chaleureux applaudissements accueillirent cette péroraison, et le gouverneur, se tournant vers l’huissier qui se tenait immobile à la porte de la salle, lui donna l’ordre d’introduire les principaux chefs indiens.

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