VI Le Missionnaire.

Avec le temps les relations étaient encore devenues plus étroites, les rapports plus amicaux entre les Indiens et les chasseurs.

Dans le désert, la force physique est la qualité la plus prisée. L’homme, contraint de lutter constamment contre les dangers de toutes sortes qui surgissent à chaque instant devant lui, doit ne chercher qu’en lui-même les moyens de les combattre et de les surmonter : aussi les Indiens professent-ils un profond mépris pour les natures rachitiques et les esprits faibles et craintifs.

Valentin avait facilement persuadé à l’Unicorne de s’emparer, pendant la chasse aux chevaux sauvages, des magistrats mexicains, afin d’en faire plus tard des otages, si la conjuration avortait.

Ce que le chasseur avait prévu arriva : le Cèdre-Rouge avait opposé la ruse à la ruse, et, ainsi que nous l’avons rapporté, don Miguel avait été arrêté au milieu de son triomphe, au moment même où il croyait être le maître du Paso del Norte.

Après que Valentin, Curumilla et don Pablo eurent vu, cachés sous les buissons, défiler devant eux la lugubre escorte qui conduisait prisonnier don Miguel à Santa-Fé, ils tinrent conseil.

Les instants étaient précieux. Les conspirateurs ont, au Mexique, sur les autres criminels, le triste privilège d’être jugés vite et de ne pas languir ; il fallait sauver le prisonnier.

Valentin, avec cette promptitude de décision qui faisait le point saillant de son caractère, eut en quelques minutes formé dans sa tête un de ces plans hardis comme lui seul savait en trouver.

– Du courage, dit-il à don Pablo ; tant que le cœur bat dans la poitrine, il y a de l’espoir, vive Dieu ! La première partie est perdue, soit ; mais à nous la revanche !

Don Pablo avait dans Valentin une foi entière ; il avait été souvent à même d’éprouver son ami. Si ces paroles ne le rassurèrent pas complètement, au moins elles lui rendirent presque l’espoir et lui redonnèrent le courage qui lui était si nécessaire à cet instant suprême et qui l’avait abandonné.

– Parlez, lui dit-il, mon ami, que faut-il faire.

– Allons au plus pressé d’abord, sauvons le père Séraphin, qui s’est dévoué pour vous.

Les trois hommes se mirent en route. La nuit était sombre.

La lune n’apparaissait que par intervalles ; incessamment voilée par d’épais nuages qui passaient sur son disque, elle semblait ne répandre qu’à regret sur la terre les lueurs blafardes de ses froids rayons.

Le vent sifflait entre les branches des arbres qui s’entrechoquaient avec de sourds et mystérieux murmures ; les coyotes hurlaient à plein gosier dans la plaine, et parfois leurs sinistres silhouettes se dessinaient rapides à l’horizon.

Après une heure de marche environ, les trois hommes arrivèrent à l’endroit où le missionnaire était tombé renversé par la balle de Cèdre-Rouge.

La Père Séraphin avait disparu.

Une inquiétude mêlée d’une angoisse terrible serra le cœur des chasseurs.

Valentin jeta autour de lui un regard désespéré.

Mais les ténèbres étaient trop épaisses pour qu’il lui fût possible de rien distinguer.

– Que faire ? murmura don Pablo avec tristesse.

– Chercher, répondit vivement Valentin ; il ne peut être loin.

Curumilla s’était déjà lancé sur la piste et avait disparu dans les ténèbres.

Curumilla n’avait jamais été grand parleur de sa nature ; avec l’âge il était devenu d’un mutisme presque complet ; il ne prononçait une parole que lorsqu’il le fallait absolument.

Mais en revanche, si le digne Indien ne parlait pas, il agissait, et dans les situations critiques sa détermination valait souvent les plus longs discours.

Don Pablo, docile à l’ordre de Valentin, jeta son rifle sur son épaule et se prépara à l’exécuter.

– Où allez-vous ? lui demanda le chasseur en lui saisissant le bras.

– À la recherche du père Séraphin.

– Attendez !

Les deux hommes restèrent immobiles, écoutant ces bruits mystérieux du désert, mélodie sans nom qui plonge l’âme dans une douce rêverie.

Près d’une heure s’écoula ainsi, sans que rien vînt révéler aux chasseurs que les recherches de Curumilla eussent été couronnées de succès.

Valentin impatienté de cette longue attente, se préparait à se mettre, lui aussi, sur la piste, lorsque tout a coup le cri faible et saccadé du walkon (oiseau de paradis) s’éleva dans l’air.

– Qu’est-ce cela ? demanda don Pablo étonné.

– Silence ! murmura Valentin.

Une seconde fois le walkon chanta.

Cette fois son cri était plus fort, partant plus rapproché.

Valentin porta ses doigts à sa bouche et imita le cri bref et strident de l’oncelot, à deux reprises différentes, et cela avec une perfection telle que don Pablo tressaillit malgré lui et chercha du regard la bête fauve dont il croyait déjà voir étinceler les yeux derrière un buisson.

Presque aussitôt le cri du walkon recommença une troisième fois.

Valentin posa la crosse de son rifle à terre.

– Bon, dit-il. Ne soyez pas inquiet, don Pablo, Curumilla a retrouvé le père Séraphin.

Le jeune homme le regarda avec étonnement.

Le chasseur sourit.

– Vous allez les voir arriver tous les deux, dit-il.

– Mais comment, savez-vous ?

– Enfant, interrompit Valentin, dans le désert la voix humaine est plutôt nuisible qu’utile. Le chant des oiseaux, le cri des bêtes fauves nous servent de langage.

– Oui, répondit naïvement le jeune homme, c’est vrai ; j’avais entendu dire cela plusieurs fois, mais j’ignorais qu’il vous fût aussi facile de vous comprendre.

– Ceci n’est rien, fit le chasseur avec bonhomie ; vous en verrez bien d’autres, si vous passez seulement un mois en notre compagnie.

Au bout de quelques instants un bruit de pas se fit entendre, faible d’abord, mais peu à peu plus rapproché, et deux ombres se dessinèrent vaguement dans la nuit.

– Hé ! cria Valentin en épaulant son rifle qu’il arma, êtes-vous amis ou ennemis ?

– Pennis (frères), répondit une voix.

– C’est Curumilla, fit Valentin ; allons à sa rencontre.

Don Pablo le suivit.

Ils atteignirent l’indien qui marchait lentement, obligé qu’il était de soutenir, presque de porter, le missionnaire.

Lorsqu’il avait roulé en bas de son cheval, le père Séraphin avait instantanément perdu connaissance.

Longtemps il était demeuré étendu dans le fossé où il était tombé ; cependant peu à peu le froid de la nuit l’avait fait revenir à lui.

Dans le premier moment le pauvre prêtre, dont les idées était encore obscurcies, avait jeté autour de lui des regards inquiets en se demandant comment il se trouvait là et quel concours de circonstances étranges l’y avait amené.

Il voulut se relever, mais alors une douleur cuisante, qu’il sentit à l’épaule, réveilla ses souvenirs ; cependant il ne s’abandonna pas. Seul, la nuit, dans le désert, exposé à mille dangers inconnus, dont le moindre était d’être dévoré par les bêtes fauves, sans armes pour se défendre, trop faible d’ailleurs pour le tenter quand bien même il en aurait eu, il résolut cependant de ne pas rester dans cette position terrible et de faire les plus grands efforts pour se relever et se traîner tant bien que mal jusqu’au Paso, éloigné de trois lieues tout au plus, où il était sûr de trouver les secours que son état exigeait.

Le père Séraphin, de même que la plupart des missionnaires qui se dévouent généreusement au bonheur de l’humanité, était un homme qui, sous une apparence débile et presque féminine, cachait une énergie indomptable et une résolution à toute épreuve.

Dès qu’il eut pris son parti, il l’exécuta ; avec une peine extrême et des douleurs atroces, il parvint à placer sur la plaie qu’il avait à l’épaule son mouchoir roulé en tampon, afin d’arrêter le sang qui coulait abondamment de sa blessure.

Il resta plus d’une heure avant de parvenir à se tenir droit sur ses pieds ; souvent il se sentit défaillir, une sueur froide perlait à la racine de ses cheveux, il avait des bourdonnements dans les oreilles, tout semblait tourner autour de lui ; mais il se roidit contre la douleur, il joignit les mains avec effort, leva vers le ciel ses yeux pleins de larmes, et du fond du cœur il murmura :

– Mon Dieu ! daignez soutenir votre serviteur, il a placé en vous tout son espoir et toute sa confiance.

La prière, lorsqu’elle est faite avec foi, produit sur l’homme un effet dont les conséquences sont immédiates ; elle le console, lui donne le courage et lui rend presque toutes les forces qui l’avaient abandonné.

Ce fut ce qui arriva au père Séraphin. Après avoir prononcé ces quelques mots, il se mit résolument en marche, assurant ses pas chancelants avec un bâton, qu’un hasard providentiel avait placé près de lui.

Il fit ainsi près d’une demie-lieue, s’arrêtant à chaque instant pour reprendre haleine ; mais les forces humaines ont des limites qu’elles ne peuvent franchir : malgré les efforts qu’il faisait, le missionnaire sentit enfin ses jambes manquer sous lui, il comprit qu’il ne pouvait aller plus loin, et il se laissa tomber au pied d’un arbre, certain d’avoir tenté l’impossible pour son salut, et s’en remettant désormais à la Providence du soin de le sauver.

C’est à ce moment que Curumilla était arrivé auprès de lui.

L’Indien l’avait aidé à se relever, puis il avait, en imitant le cri du walkon, averti ses amis du succès de ses recherches.

Le père Séraphin, bien que le chef lui eût proposé de le porter, avait refusé, et avait voulu marcher pour rejoindre les amis qui lui venaient en aide.

Mais ses forces le trahirent une seconde fois. Il perdit connaissance et tomba dans les bras de l’Indien, qui le surveillait attentivement, car il s’était aperçu de sa faiblesse de plus en plus grande, et prévoyait la chute de celui qu’il soutenait.

Valentin et Curumilla, aidé par don Pablo, construisirent à la hâte, avec des branches d’arbres, un brancard sur lequel ils étendirent le pauvre blessé, et, le chargeant sur leurs épaules, ils s’éloignèrent au plus vite.

La nuit s’écoula tout entière, et le soleil était haut déjà à l’horizon, que les chasseurs marchaient encore.

Enfin, vers onze heures du matin, ils arrivèrent à la caverne qui servait de retraite à Valentin, et dans laquelle il avait résolu de transporter le blessé afin de le soigner lui-même.

Le père Séraphin avait une fièvre intense, son visage était rouge, ses yeux brillants. Comme cela arrive presque toujours pour les blessures d’armes à feu, la fièvre de suppuration s’était déclarée avec une grande force.

Le missionnaire fut étendu sur un lit de fourrures, et Valentin s’occupa immédiatement à sonder la blessure. Par un hasard singulier, la balle s’était logée dans l’épaule sans briser l’omoplate. Valentin la retira ; puis, aidé par Curumilla qui avait silencieusement pilé des feuilles d’oregano, il en forma un cataplasme qu’il appliqua sur la plaie après l’avoir lavée avec soin.

À peine fut-il pansé, le missionnaire tomba dans un sommeil profond dont il ne sortit que le soir.

Le traitement suivi par Valentin avait fait merveille ; la fièvre avait disparu, les traits du prêtre étaient reposés, la rougeur qui empourprait ses joues avait fait place à une pâleur causée par la perte du sang ; bref il était aussi bien qu’on pouvait l’espérer.

En ouvrant les yeux, il aperçut les trois chasseurs qui épiaient son réveil et fixaient sur lui des regards inquiets ; il sourit, et d’une voix faible dont le timbre pur les émut doucement :

– Merci, mes frères, leur dit-il, merci du secours que vous m’avez donné, Dieu vous récompensera ; je me sens beaucoup mieux.

– Dieu soit loué ! répondit Valentin ; vous en serez, mon père, quitte à meilleur marché que je n’osais l’espérer.

– Serait-il possible ?

– Oui, votre blessure, quoique grave, n’est pourtant pas dangereuse, et dans quelques jours vous pourrez, si vous le jugez nécessaire, reprendre le cours de vos occupations.

– Je vous remercie de cette bonne nouvelle, mon cher Valentin ; je ne compte plus les fois que je vous dois la vie : Dieu, dans sa bonté infinie, vous a placé auprès de moi pour me soutenir dans mes tribulations et me secourir dans les jours de danger.

Le chasseur rougit.

– Ne parlez pas ainsi, mon père, dit-il ; je n’ai fait qu’accomplir un devoir sacré. Vous sentez-vous assez fort pour causer quelques instants avec moi ?

– Oui, parlez, mon ami.

– Je voudrais vous demander conseil.

– Mes lumières sont bien faibles, cependant vous savez combien je vous aime, Valentin ; dites-moi ce qui vous chagrine, et peut-être pourrai-je vous être utile.

– Je le crois, mon père.

– Parlez donc, au nom du ciel, mon ami, car pour que vous ayez recours à moi, il faut que l’affaire dont vous voulez m’entretenir soit sérieuse.

– On ne peut davantage.

– Allez, je vous écoute.

Et le missionnaire s’arrangea sur sa couche de façon à entendre le plus commodément possible la confidence que voulait lui faire le chasseur.

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