IV Le rayon de soleil.

Nous ferons maintenant quelques pas en arrière, afin d’éclaircir certaines parties de la conversation de Valentin et de l’Unicorne dont le lecteur n’a pu saisir le sens.

Quelques mois à peine après leur arrivée dans l’Apacheria, le Français et Curumilla chassaient un jour le bison sur les bords du rio Gila.

C’était par une splendide journée du mois de juillet ; les deux chasseurs, fatigués d’une longue course faite sous les rayons d’un soleil incandescent qui leur tombaient d’aplomb sur la tête, s’étaient abrités dans un bouquet de bois de cèdres, et nonchalamment étendus sur l’herbe, ils fumaient en attendant que la grande chaleur fut passée et que la brise du soir en se levant leur permît de continuer leur chasse.

Un quartier d’elk rôtissait pour leur dîner.

– Eh ! penni, dit Valentin en s’adressant à son compagnon et se redressant sur le coude, le dîner me semble cuit à point, si nous mangions ; voilà le soleil qui descend rapidement là-bas derrière la forêt vierge, et il nous faudra bientôt repartir.

– Mangeons, répondit brusquement Curumilla.

Le rôti fut placé sur une feuille entre les deux chasseurs, qui se mirent à manger de bon appétit, en se servant de gâteau d’hautle.

À propos de ces gâteaux qui sont forts bons, voici certains détails curieux.

Ces hautles sont faits avec des œufs réduits en farine d’une espèce de punaise d’eau qui se récolte par une sorte de culture réglée dans les lacs de Mexico.

On les trouve sur des feuilles de toulé (de jonc). Cette farine s’accommode de différentes manières.

C’est un plat aztèque par excellence. Déjà en 1625 on en vendait sur les marchés de la capitale du Mexique.

Les Indiens en font leur principal aliment. Ils en sont aussi friands que les Chinois de leurs nids d’hirondelles, avec lesquels cette nourriture a de certains rapports de goût. Quoi qu’il en soit, le fait est certain. Valentin mordait à belles dents pour la seconde ou la troisième fois dans son gâteau d’hautle, lorsque tout à coup il s’arrêta subitement, le bras en l’air, la tête penchée en avant, comme si un bruit insolite avait soudain frappé son oreille.

Curumilla avait imité son ami. Tous deux écoutaient avec cette attention profonde que donne seule l’habitude de la prairie.

Tout bruit est suspect au désert. Toute rencontre est redoutée, surtout celle de l’homme.

Un laps de temps assez long s’écoula sans que le bruit qui avait ému les chasseurs se renouvelât. Un instant ils crurent s’être trompés, Valentin mordit dans son hautle, mais il s’arrêta subitement.

Cette fois il avait distinctement entendu un bruit semblable à celui d’un soupir étouffé, mais si faible, si sourd, qu’il fallait l’oreille exercée du chercheur de pistes pour l’avoir entendu.

Curumilla lui-même n’avait rien perçu ; il regardait son ami avec étonnement, ne sachant à quoi attribuer l’agitation dans laquelle il le voyait. Valentin se leva précipitamment, saisit son rifle et s’élança du côté de la rivière ; son ami le suivit en toute hâte.

C’était de la rivière, en effet, qu’était parti le soupir plutôt deviné qu’entendu distinctement par Valentin.

Heureusement que la rivière n’était éloignée que de quelques pas.

Dès que les chasseurs eurent bondi par-dessus les fourrés qui les cachaient, ils se trouvèrent sur la rive.

Alors un affreux spectacle s’offrit subitement à leurs yeux effrayés.

Une longue poutre descendait au fil de l’eau en roulant sur elle-même, emportée par le courant assez fort à cet endroit.

Sur cette poutre était attachée une femme qui tenait un enfant dans ses bras crispés.

À chaque tour de la poutre, la malheureuse plongeait avec son enfant dans la rivière ; à dix pas au plus de la poutre, un énorme caïman nageait vigoureusement pour happer les deux victimes.

Valentin épaula son rifle.

Curumilla se laissa en même temps glisser dans l’eau, mordant entre ses dents la lame de son couteau, et il se dirigea vers la poutre.

Valentin resta quelques secondes immobile, comme s’il avait été changé en un bloc de marbre. Tout à coup il lâcha la détente, le coup partit, répercuté au loin par les échos. Le caïman bondit sur lui-même, plongea en faisant bouillonner l’eau, mais il reparut presque immédiatement le ventre en l’air ; il était mort.

La balle de Valentin lui était entrée dans l’œil et l’avait foudroyé.

Cependant Curumilla avait en quelques brassées atteint la poutre.

Sans perdre de temps, il lui imprima une direction opposée à celle qu’elle suivait, et tout en la maintenant de façon à ce qu’elle ne pût pas tourner et submerger la malheureuse qu’elle portait, il l’échoua sur le sable de la rive.

En deux coups il trancha les liens qui attachaient la malheureuse, la saisit dans ses bras et la porta tout courant jusqu’auprès du feu du campement.

La pauvre femme ne donnait pas signe de vie.

Les deux chasseurs s’empressèrent autour d’elle.

C’était une Indienne. Elle paraissait avoir dix-sept à dix-huit ans au plus ; elle était belle.

Valentin ne parvint qu’à grand’peine à desserrer ses bras et à lui enlever son enfant.

La frêle créature, âgée d’un an à peine, par un miracle incompréhensible, grâce sans doute au dévouement de sa mère, avait été complètement préservée ; elle sourit doucement au chasseur, lorsque celui-ci la posa délicatement sur un lit de feuilles sèches.

Curumilla entr’ouvrit avec la lame de son couteau la bouche de la femme, y introduisit le goulot de sa gourde et lui fit avaler quelques gouttes de mezcal.

Un temps assez long s’écoula sans que la noyée fît le moindre mouvement qui indiquât un retour prochain à la vie.

Les chasseurs ne se rebutèrent point en voyant l’insuccès de leurs soins, ils redoublèrent au contraire d’efforts.

Enfin un profond soupir s’exhala péniblement de la poitrine oppressée de la malade, et elle ouvrit les yeux en murmurant d’une voix faible, comme une souffle, ce seul mot :

– Xocoyotl ! (Mon fils !)

Ce cri de l’âme, ce premier et suprême appel d’une mère sur le bord de la tombe, émut ces deux hommes au cœur de bronze.

Valentin saisit avec précaution l’enfant, qui s’était paisiblement endormi sur son lit de feuilles, et le présenta à sa mère en disant d’une voix douce :

– Nantli, joltinemi ! (Mère, il vit !) À ces paroles qui lui rendaient l’espérance, la malade se redressa comme poussée par un ressort, s’empara de son enfant et le couvrit de baisers en fondant en larmes.

Les chasseurs respectèrent cet épanchement de l’amour maternel ; ils se retirèrent en laissant auprès de la femme des vivres et de l’eau.

Au coucher du soleil, les deux hommes revinrent.

La femme était accroupie près du feu ; elle berçait son enfant en chantant à voix basse une chanson indienne.

La nuit s’écoula calme et tranquille ; les deux chasseurs veillèrent tour à tour sur le sommeil de la femme qu’ils avaient sauvée et qui reposait paisiblement.

Au lever du soleil elle se réveilla, et, avec cette adresse et cette vivacité particulière aux femmes de sa race, elle ralluma le feu et prépara le déjeuner.

Les deux hommes la laissèrent faire en souriant, jetèrent leur rifle sur l’épaule, et partirent en quête de gibier.

Quand ils retournèrent au camp, le repas était prêt.

Après avoir mangé, Valentin alluma sa pipe indienne, s’assit au pied d’un arbre, et s’adressant à la jeune femme :

– Comment se nomme ma sœur ? lui dit-il.

– Tonameyotl (le rayon de soleil), répondit-elle avec un joyeux sourire qui découvrit la double rangée de perles qui ornait sa bouche.

– Ma sœur porte un beau nom, répondit Valentin ; elle appartient sans doute à la grande nation des Apaches ?

– Les Apaches sont des chiens, répondit-elle d’une voix sourde avec un éclair de haine dans le regard, les femmes comanches leur tisseront des jupons. Les Apaches sont lâches comme des coyotes, ils ne combattent que cent contre un ; les guerriers comanches sont comme la tempête.

– Ma sœur est la femme d’un thatoani (cacique) ?

– Quel est le guerrier qui ne connaît pas l’Unicorne ? répondit-elle avec orgueil.

Valentin s’inclina. Déjà plusieurs fois il avait entendu prononcer le nom de ce chef redoutable ; Mexicains et Indiens, chasseurs, trappeurs et guerriers, tous avaient pour lui un respect mêlé de terreur.

– Rayon-de-Soleil est la femme de l’Unicorne, reprit l’Indienne.

– Jectli (bon), répondit Valentin ; ma sœur me dira où se trouve l’altepetl (village) de sa tribu, et je la reconduirai près du chef.

La jeune femme sourit.

– J’ai dans le cœur un petit oiseau qui chante à chaque instant du jour, dit-elle de sa voix douce et mélodieuse ; le cuicuitzcatl (hirondelle) ne peut vivre sans sa compagne, le chef est sur la piste du Rayon-de-Soleil.

– Nous attendrons donc le chef ici, répondit Valentin.

Le chasseur trouvait un plaisir extrême à causer avec cette naïve enfant.

– Comment ma sœur avait-elle été attachée ainsi sur un tronc d’arbre et livrée, pour y périr avec son enfant, au courant du Gila ? c’est une vengeance atroce !

– Oui, répondit-elle, c’est la vengeance d’une chienne apache. Aztatl (le héros), la fille de Stanapat, le grand chef des Apaches, aimait l’Unicorne, son cœur bondissait au seul nom du grand guerrier comanche ; mais le chef de ma nation n’a qu’un cœur, il appartient au Rayon-de-Soleil. Il y a deux jours, les guerriers de ma tribu sont partis pour une grande chasse aux bisons, les femmes seules restèrent au village. Pendant que je dormais dans ma hutte, quatre voleurs apaches, profitant de mon sommeil, se sont emparés de moi et de mon enfant, et m’ont remise entre les mains de la fille de Stanapat. Tu aimes ton mari, me dit-elle en ricanant, tu souffres sans doute d’être séparée de lui ; sois heureuse, je vais t’envoyer à lui par le chemin le plus court. Il chasse dans les prairies au bas de la rivière, dans deux heures tu seras dans ses bras, à moins, ajouta-t-elle en riant, que les caïmans ne t’arrêtent en route. Les femme comanches méprisent la mort, lui répondis-je ; pour un cheveu que tu m’arracheras, l’Unicorne prendra les scalps de toute ta tribu, agis à ta guise ; et je détournai la tête, résolue à ne plus lui répondre. Elle m’attacha elle-même sur la poutre, le visage dirigé vers le ciel, afin, me dit-elle, que je pusse reconnaître mon chemin, puis elle me lança dans le fleuve en me criant : L’Unicorne est un lapin poltron que les femmes apaches méprisent ; voilà comment je me venge ! J’ai dit à mon frère le chasseur pâle les choses telles qu’elles se sont passées.

– Ma sœur est une ciuatl (femme courageuse), répondit Valentin ; elle est digne d’être la tecihuauch (épouse) d’un chef renommé.

La jeune mère sourit en embrassant son enfant, qu’elle présenta, par un mouvement plein de charme, au chasseur, qui lui mit un baiser sur le front.

En ce moment le chant du mawkawis se fit entendre à peu de distance.

Les deux chasseurs levèrent la tête avec étonnement et cherchèrent autour d’eux.

– La caille chante bien tard, il me semble, murmura Valentin avec soupçon.

L’Indienne sourit en lui jetant un regard en dessous, mais elle ne répondit pas.

Tout à coup un léger craquement de branches sèches troubla le silence.

Valentin et Curumilla firent un mouvement pour se lever et saisir leurs rifles posés à terre auprès d’eux.

– Que mes frères ne bougent pas, dit vivement la jeune femme, c’est un ami.

Les chasseurs restèrent immobiles.

La jeune femme imita alors avec une rare perfection le chant de la hulotte bleue.

Alors les buissons s’écartèrent, et un guerrier indien, complètement peint et armé en guerre, bondit comme un chacal au-dessus des herbes et des plantes qui obstruaient le passage et s’arrêta en face des chasseurs.

Ce guerrier était l’Unicorne.

Il salua les deux hommes avec cette grâce innée dans la race indienne ; puis il croisa les bras sur sa poitrine et attendit, sans jeter un regard sur sa femme, sans même paraître l’avoir vue.

De son côté l’indienne ne fit pas un geste.

Pendant quelques secondes, un silence pénible plana sur les quatre personnages que le hasard avait réunis d’une façon si bizarre.

Enfin Valentin, voyant que le guerrier s’obstinait dans son mutisme, se décida à lui parler le premier.

– L’Unicorne est le bienvenu à notre camp, dit-il ; qu’il prenne place au feu de ses frères, et partage avec eux les vivres qu’ils possèdent.

– Je prendrai place au foyer de mon frère le visage pâle, répondit-il, mais avant il faut qu’il réponde à une question que je veux lui adresser.

– Mon frère peut parler ; mes oreilles sont ouvertes.

– Bien, répondit le chef ; comment les chasseurs ont-ils avec eux la femme de l’Unicorne ?

– Que Rayon-de-Soleil réponde elle-même à cette question, dit gravement Valentin.

Le chef se tourna vers sa femme.

– J’attends, fit-il.

L’Indienne répéta mot pour mot à son mari le récit qu’elle avait fait quelques instants auparavant.

L’Unicorne l’écouta sans témoigner ni surprise ni colère, son visage demeura impassible, seulement ses sourcils se froncèrent imperceptiblement.

Lorsque sa femme eut fini de parler, le chef comanche pencha la tête sur sa poitrine et demeura un instant plongé dans de sérieuses réflexions.

Puis il releva la tête.

– Qui a sauvé le Rayon-de-Soleil du fleuve où elle allait périr ? lui demanda-t-il.

Le visage de la jeune femme s’éclaira d’un charmant sourire.

– Ces chasseurs, dit-elle.

– Bon, répondit laconiquement le chef en jetant sur les deux hommes un regard empreint d’une expression de reconnaissance ineffable.

– Pouvions-nous la laisser périr ? dit Valentin.

– Mes frères ont bien agi. L’Unicorne est un des premiers sachems de sa nation, sa langue n’est pas fourchue, il donne son cœur une fois et ne le reprend plus, le cœur de l’Unicorne est aux chasseurs.

Ces paroles si simples furent prononcées avec cette majesté et cette grandeur que les Indiens savent si bien, lorsqu’il leur plaît, mettre dans leurs paroles.

Les deux hommes s’inclinèrent en signe de remerciement.

Le chef continua :

– L’Unicorne retourne à son village avec sa femme, ses jeunes hommes l’attendent à vingt pas d’ici : il serait heureux que les chasseurs voulussent bien l’accompagner jusque là.

– Chef, répondit Valentin, nous sommes descendus dans la prairie pour chasser le bison.

– Eh bien, que fait cela ? mes frères chasseront avec moi et mes jeunes gens ; mais s’ils veulent me prouver qu’ils acceptent mon amitié, ils me suivront jusqu’à mon village.

– Le chef est à cheval, tandis que nous sommes à pied.

– J’ai des chevaux.

Résister davantage eût été commettre une grave impolitesse, les chasseurs acceptèrent l’invitation.

Valentin, jeté par le hasard de ses courses aventureuses dans les prairies du rio Gila et du del Norte, n’était pas fâché intérieurement de s’y faire des amis et d’avoir au besoin des alliés dont il pourrait réclamer l’appui.

La squaw s’était levée ; elle s’approcha timidement de son mari et lui présenta son enfant en lui disant d’une voix douce et craintive :

– Owai paysk Ik Inomogonisk (embrassez ce guerrier).

Le chef prit la frêle créature dans ses bras nerveux et la baisa à plusieurs reprises avec un emportement de tendresse inouïe, puis il la rendit à sa mère.

Celle-ci l’enveloppa d’une petite couverture, puis elle l’attacha sur une planche en forme de corbeille, garnie de mousse sèche, posa un cerceau à l’endroit où reposait la tête afin de la préserver des rayons ardents du soleil et suspendit le tout sur son dos, au moyen d’un ceinturon de laine filée attaché à son front.

– Je suis prête, dit-elle.

– Partons, répondit, le chef.

Les chasseurs le suivirent.

Ils furent bientôt dans la prairie.

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