VIII Comment Renée de la Brunerie se trouve à l’improviste dans une situation embarrassante

Il est impossible de s’imaginer l’émotion et la joie causées à la Basse-Terre par l’arrivée imprévue et si ardemment désirée de Mlle Renée de la Brunerie.

À la nouvelle de ce retour qui se répandit dans toute la ville avec la rapidité d’une traînée de poudre, l’enthousiasme de la population fut si vif qu’il atteignit presque jusqu’au délire.

Plus on avait craint pour la jeune fille, plus on fut heureux de la revoir.

Les planteurs chez lesquels, à cause des terribles représailles dont ils avaient été les victimes au commencement de l’insurrection, la haine instinctive qu’ils portaient à la race noire étouffait toute impartialité et tous sentiments généreux, ne comprenaient rien à la conduite noble et désintéressée du commandant Delgrès, qu’ils affectaient de confondre avec les monstres, et auquel ils refusaient presque l’apparence humaine pour en faire une bête fauve ; ne pouvant nier un fait dont l’évidence les aurait écrasés, ils lui cherchaient des motifs intéressés ; s’ils l’avaient osé, ils auraient été jusqu’à attribuer cette clémence, incompréhensible pour eux, à une faiblesse de Mlle de la Brunerie.

Heureusement pour celle-ci, sa réputation de pureté était si bien établie que le serpent qui aurait essayé d’y mordre s’y serait brisé les dents ; les envieux et les calomniateurs y auraient perdu leur venin ; les ennemis de Delgrès furent contraints, bien à contrecœur, d’avouer leur impuissance et de reconnaître tacitement sa générosité.

Entre toutes les personnes charmées du retour de Mlle de la Brunerie, nous citerons, en première ligne le général Richepance.

En effet, depuis le jour où le corps expéditionnaire français avait débarqué à la Pointe-à-Pitre, le général en chef n’avait eu qu’une seule fois l’occasion de voir et d’entretenir la jeune fille, et encore n’avait-il pu en profiter que par hasard, devant cinq cents personnes, au milieu d’un banquet, sous le feu des regards curieux de la foule incessamment fixés sur lui ; il brûlait du désir de causer sans témoins incommodes avec la jeune fille ; de lui dire combien il l’aimait, et pour se concerter avec elle sur la marche qu’il devait suivre pour demander sa main à son père, et prendre hautement devant tous, le titre de son fiancé.

En la voyant revenir, après avoir si miraculeusement échappé aux serres de Delgrès, un rayon de bonheur inonda le cœur du général ; il espéra que, vivant sous le même toit, côte à côte avec elle dont un étage seul le séparerait, cette occasion que depuis si longtemps il attendait, se présenterait enfin.

Grande fut sa désillusion, profonde sa douleur, lorsque, après les premiers épanchements et les premiers moments donnés tout au bonheur d’être enfin réunie à son père, il entendit Mlle de la Brunerie, après avoir rapporté dans les plus minutieux détails et avec une impartialité complète, tout ce qui lui était arrivé depuis son enlèvement, témoigner le désir de retourner le plus promptement possible à la Brunerie ; et comme son père lui objectait doucement les dangers qui la menaceraient encore dans cette habitation qui, une fois déjà l’avait si mal protégée, il la vit retirer de sa poitrine le sauf-conduit que le chef des révoltés lui avait donné, en ajoutant d’une voix ferme que ce papier suffisait pour lui assurer une sécurité entière que nul ne s’aviserait de troubler.

Cependant le hasard ménagea au général plus qu’il n’osait espérer.

Deux heures plus tard, Richepance, ayant quelques renseignements peu importants à demander à M. de la Brunerie, monta à l’appartement du planteur, le valet, accoutumé à voir toutes les heures le général, et professant pour lui un profond respect, l’introduisit sans l’annoncer dans le salon.

Renée de la Brunerie, à demi étendue sur un fauteuil à disque, un livre ouvert à la main, lisait, ou, pour mieux dire, se laissait doucement bercer par ses rêves, car le livre était tombé sur ses genoux, et elle ne songeait pas à le relever.

Claircine, assise près de la jeune fille, sur un coussin, était occupée à bercer le plus jeune de ses enfants, en lui chantant d’un timbre à la fois doux, harmonieux et mélancolique, une de ces chansons créoles que les nourrices improvisent presque toujours en les chantant.

Renée de la Brunerie écoutait rêveuse ces paroles mélodieuses qu’elle semblait elle-même répéter au fur et à mesure que la jeune créole les prononçait.

Souvenir d’enfance à peine effacé encore ; car c’était avec cette chanson que bien souvent sa nourrice l’avait bercée et endormie.

En apercevant le général, la jeune mulâtresse se tut subitement et se leva honteuse et rougissante, en regardant la jeune fille à la dérobée.

Mais celle-ci, d’un geste imperceptible, l’engagea à reprendra sa place, et elle se rassit sur le coussin.

Richepance salua les deux dames.

– Je suis aux regrets, mademoiselle, dit-il, en s’adressant à la jeune fille avec embarras, de me présenter ainsi à l’improviste devant vous, sans avoir été annoncé par le domestique placé dans l’antichambre.

– Pourquoi donc vous feriez-vous annoncer, général ? répondit Renée avec un sourire. N’êtes-vous pas notre hôte, celui de mon père surtout, et en cette qualité, libre de vous présenter lorsque cela vous plaît dans notre appartement. Je suis heureuse, croyez-le bien, de vous recevoir.

– Vous me comblez, mademoiselle ; je n’aurais jamais osé, soyez-en convaincue, paraître ainsi devant vous sans votre formelle autorisation.

– C’est sans doute à mon père que vous désirer parler, général ?

– Oui, mademoiselle ; quelques renseignements seulement à lui demander, pas autre chose.

– Mon père est sorti depuis une heure environ, général ; j’espère que son absence ne se prolongera plus longtemps à présent ; si rien ne vous presse en ce moment, et que cela ne vous ennuie pas trop de nous tenir compagnie, à madame et à moi, veuillez, je vous prie, vous asseoir sur ce fauteuil qui est là près de vous ; je vous le répète, votre supplice ne sera pas de longue durée, car mon père ne tardera pas sans doute à rentrer, je suis même surprise qu’il ne soit pas encore ici.

Le général s’empressa de prendre le siège qui lui était si gracieusement offert.

– Je vous obéis avec plaisir, mademoiselle, répondit-il en s’asseyant ; mais je serais désespéré de vous troubler ; soyez donc assez bonne pour reprendre votre lecture, et ne pas plus vous occuper de moi que si je n’étais pas là.

– Oh ! non, général ! la punition serait trop forte et pour vous et pour moi ; je préfère fermer mon livre et causer avec vous, répondit-elle en riant.

– Je ne sais comment vous remercier de cette faveur, mademoiselle. Depuis mon arrivée à la Guadeloupe, le hasard semble s’obstiner à nous séparer, quoi que je fasse pour me rapprocher de vous.

– C’est vrai, murmura-t-elle d’un air pensif.

– Depuis si longtemps je désire trouver l’occasion d’avoir avec vous, mademoiselle, un entretien qui décidera du bonheur de ma vie entière.

– Eh bien, général, reprit Renée, redevenue subitement sérieuse, nous voici enfin en présence ; le hasard, qui, si longtemps, s’est plu à nous séparer, cette fois, nous réunit. Parlez, parlez sans crainte, cette jeune femme est mon amie dévouée, elle m’aime et je l’aime ; que sa présence ne vous empêche pas de vous expliquer.

– Puisque vous m’y autorisez d’une façon si charmante, mademoiselle, je saisis avec empressement cette bien heureuse occasion, qui peut-être ne se présentera plus, pour vous dire seulement trois mots qui depuis bien longtemps brûlent mes lèvres, sur lesquelles je suis forcé de les retenir : Je vous aime.

– Moi aussi, je vous aime, général, je vous l’ai avoué et je vous le répète dans toute la sincérité de mon cœur ; je suis fière et heureuse de votre amour.

– Oh ! je sais que vous êtes un noble et vaillant cœur, que vous ne comprenez rien à cette pruderie coquette et de mauvais aloi qui fait que souvent on s’obstine à faire mystère de ses sentiments.

– Je méprise par dessus tout les calculs froids et égoïstes de la coquetterie, général. Mais, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur, ne nous engageons pas dans des discussions métaphysiques sans fin ; profitons des quelques minutes qui nous sont si bénignement offertes par le hasard pour causer sérieusement ; peut-être ne se représenteront-elles plus d’ici à longtemps, profitons-en donc pour nous expliquer.

– Vous êtes le plus délicieux Mentor qui se puisse voir, mademoiselle, dit Richepance en souriant.

– Ne faut-il pas que l’un de nous soit plus raisonnable que l’autre ? reprit Renée sur le même ton. Je suis femme, c’est donc à moi à vous donner l’exemple, c’est mon rôle, il me semble ?

– Parfaitement, mademoiselle ; aussi je vous obéis sans murmurer et je viens au fait franchement.

– C’est cela, général.

– M’autorisez-vous, mademoiselle, à faire officiellement demander votre main à monsieur votre père, par mon collègue le général Gobert, mon ami et votre parent ? Vous voyez que je vous parle net et que je vais droit au but.

– En vrai général républicain, s’écria Mlle de la Brunerie.

Mais redevenant subitement sérieuse :

– Je ne crois pas que le moment soit bien choisi, ajouta-t-elle.

– Que me dites-vous là, mademoiselle ?

– La vérité, général. Écoutez-moi à votre tour. Je veux et je dois, moi aussi, être franche avec vous. Connaissez-vous ce jeune homme qui se trouvait ici ce matin, lors de mon arrivée, et qui se nomme Gaston de Foissac ?

– Certes, mademoiselle, c’est un charmant cavalier, un jeune homme très instruit, très intelligent et qui, ce qui ne gâte rien, paraît plein de cœur.

– Allons, général, vous êtes généreux pour votre rival, c’est très bien.

– Mon rival, M. Gaston de Foissac, mademoiselle ! s’écria Richepance avec étonnement.

– Lui-même.

– Fou que je suis de m’étonner ainsi ! Tous ceux qui vous voient doivent vous aimer, mademoiselle ; un homme aussi distingué que l’est M. Gaston de Foissac ne pouvait éviter ce malheur. C’est fatal, cela !

– Comment ! vous trouvez que c’est un malheur de m’aimer, général ? dit-elle avec une fine ironie.

– Mais oui, certainement, mademoiselle ; je plains les malheureux qui se sont laissés séduire par votre incomparable beauté ; ils aiment sans espoir ; douleur la plus cruelle que puisse éprouver un homme, et que le Dante n’a eu garde d’oublier dans son enfer. Comment ne les plaindrais-je pas, ces infortunés, puisque seul je possède votre cœur !

– C’est vrai, général, et mon cœur n’est pas de ceux qui se donnent deux fois. Cependant, bien que mon amour soit à vous tout entier, à vous seul, M. Gaston de Foissac a, ou du moins croit avoir, des droits à ma main.

– Expliquez-vous, au nom du ciel, mademoiselle !

– En deux mots, général, voici l’histoire. J’ignore pour quels motifs mon père m’a, dès ma naissance, fiancée à Gaston, le fils de M. de Foissac, notre parent.

– Je connais M. de Foissac, le père, mademoiselle ; mais permettez-moi de vous faire observer que cette manière de disposer de l’avenir, ou, pour mieux dire, du bonheur de la vie entière de deux enfants, est… inqualifiable. Pardonnez-moi ce que ce mot a de rude, mais je n’en trouve pas d’autre pour exprimer ma pensée.

– N’en cherchez pas, c’est inutile, général ; je partage complètement votre opinion. Gaston de Foissac, sa sœur Hélène et moi, nous avons été élevés ensemble.

– Une bien charmante jeune fille que Mlle Hélène de Foissac.

– Le mot est trop faible, général ; Hélène est belle et bonne dans toute l’acception que comporte ce mot. J’aimais beaucoup, mais beaucoup mon cousin.

– Ah ! fit le général en se mordant les lèvres.

– Mon Dieu, oui. Mais un jour, mon père eut la pensée de me révéler le projet d’union convenu entre lui et le père de Gaston. Alors, il arriva tout le contraire de ce que, sans doute, mon père attendait de cette révélation : il faut que vous sachiez, général, que j’ai un affreux caractère.

– Oh ! mademoiselle !

– Hélas ! oui, général, continua Renée toujours souriante ; je suis fille d’Ève ; vous savez la vieille histoire du fruit défendu ; dès qu’on m’ordonna d’aimer mon cousin, moi qui était parfaitement disposé à cela sans qu’il fût besoin de m’en rien dire, je le pris tout de suite en grippe ; bientôt je ne pus plus le souffrir, j’en arrivai même à le haïr bel et bien et cela d’une telle force, que le pauvre garçon, qui naturellement n’y comprenait rien, en devint comme fou, et ne pouvant obtenir, malgré ses prières, aucun renseignement à ce sujet, en désespoir de cause, il se résolut à quitter la Guadeloupe.

– Oui, mais il est revenu.

– Il a eu tort ; que me fait cela ? Lorsque j’ai refusé de subir cette union…

– Le mot est cruel, mademoiselle.

– Il est juste, puisque je ne l’aime pas.

Le général s’inclina sans répondre. Ce n’était pas à lui de défendre son rival ; il le comprit et se tint coi.

Renée continua avec une certaine animation :

– Lorsque je refusai de contracter cette union, reprit-elle en appuyant avec intention sur le mot, qui m’était imposée par mon père et qui devait avoir lieu lorsque j’aurais accompli ma dix-huitième année, je n’étais encore qu’une enfant ; j’ignorais mon cœur, je ne savais pas ce que l’on entendait par ce mot : aimer, que je trouve aujourd’hui si doux à prononcer ; aujourd’hui, je suis femme et j’aime ; supposez-vous un seul instant que je consentirais à épouser ce jeune homme que j’estime, à la vérité, à cause de ses grandes et belles qualités mais qui, pour moi, ne sera jamais qu’un ami ?

– Depuis votre retour d’Europe, mademoiselle, jamais M. de la Brunerie n’est revenu avec vous sur ce sujet ?

– Jamais, général ; mais je prévois avec douleur, car j’ai une profonde affection pour mon père, et la pensée de lui causer un chagrin me remplit de tristesse, je prévois dis-je, que bientôt une nouvelle explication entre nous aura lieu…

– Et alors ?

– Je refuserai ! dit-elle nettement.

– Non, mademoiselle, dit une voix affectueuse avec un accent de mélancolie inexplicable, vous ne causerez pas cette immense douleur à votre père ; ce sera moi qui refuserai.

La jeune fille et le général se retournèrent avec surprise, presque avec épouvante.

Ils aperçurent Gaston de Foissac, immobile et respectueusement incliné à deux pas d’eux.

Le Chasseur de rats, ses ratiers aux talons comme toujours, se tenait, sombre et pensif, appuyé sur son fusil, derrière le jeune homme.

– Vous, ici, mon cousin ? s’écria la jeune fille avec embarras.

– Pardonnez-moi ma cousine, répondit le jeune homme avec tristesse, une surprise involontaire ; ne l’attribuez ni à un manque de convenance, ni surtout à une curiosité coupable.

– Je me porte votre garant, monsieur, dit vivement le général en se levant et lui tendant la main.

– Je vous remercie, général ; et puisque j’ai été assez disgracié du sort pour que ma cousine ne pût m’aimer, ajouta-t-il avec un pâle sourire, je suis heureux, croyez-le bien, que son choix soit tombé sur vous ; vous êtes digne de posséder un cœur comme le sien.

– Mais, comment se fait-il, mon cousin ?… reprit Renée de la Brunerie.

– Que je suis ici, ma cousine ? interrompit doucement le jeune homme. !

– Oui, murmura-t-elle en rougissant.

– L’explication sera courte, ma cousine. Votre père et le mien sont réunis en ce moment, causant, selon toutes probabilités, de cette union qu’ils ont si malencontreusement rêvée pour nous, fit-il avec une feinte gaieté ; c’est, du moins, ce que mon père m’a laissé vaguement supposer. Alors, pardonnez-moi, ma cousine, j’ai voulu, moi aussi, obtenir enfin de vous une explication franche et qui me traçât définitivement la ligne de conduite qu’il me conviendrait de tenir à l’avenir.

– Mon cousin !

– Oui, je le sais, c’était bien présomptueux de ma part, mais je vous aime, ma cousine, pardonnez-moi cet aveu qui, pour la première et la dernière fois, sortira de mes lèvres, je vous aime de toutes les forces de mon âme de toute la puissance de mon être ; j’ai fait les efforts les plus grands pour combattre et pour vaincre mon amour, je n’ai pas pu y réussir ; mais cet amour n’est pas égoïste : je vous aime pour vous et non pas pour moi ; ce que je veux, avant tout, dussé-je en mourir, c’est que vous soyez heureuse, et, je le sais maintenant, vous ne pouvez l’être avec moi ; je me courbe sans murmurer sous le coup de cette implacable fatalité. Hélas ! nul ne peut commander à son cœur ; l’amour naît d’un mot, d’un regard, d’une sympathie inexplicable ; c’est une force mystérieuse dont Dieu dispose d’après ses desseins. Mais je suis et je veux demeurer votre ami.

– Mon ami…

– L’amitié n’est plus l’amour, ma cousine ; l’amitié c’est le dévouement du cœur ; l’amour, au contraire, n’en est que l’égoïsme. Ma part est belle encore, puisque le dévouement me reste. Eh bien, je ne faillirai pas au devoir qui m’est imposé ; j’aurai le courage de refuser votre main.

– Monsieur ! s’écria le général avec élan, vous êtes, un noble cœur !

– Ne faut-il pas que je sois quelque chose ? répondit M. de Foissac avec amertume. Mais je reprends mon explication : J’allais entrer dans cette maison, lorsque je rencontrai ce brave Chasseur ; je sais combien il vous est attaché…

– Permettez-moi de terminer pour vous, M. de Foissac, interrompit alors le Chasseur de rats, en faisant un pas en avant. Je savais tout, moi, pour qui les murailles n’ont plus de secrets, j’avais aussi bien deviné ce qui se passait chez M. de Foissac, votre père, que je pressentais ce qui devait se passer chez M. de la Brunerie. Que voulez-vous ? je suis un vieux chasseur, moi, ainsi que vous l’avez dit ; j’aime me mettre à l’affût, ajouta-t-il avec bonhomie ; en vous apercevant, je compris sur votre visage à peu près ce que vous veniez faire ici ; le cas me sembla grave ; je vous accompagnai, un peu malgré vous, convenez-en ?

– Je l’avoue, murmura le jeune homme.

– Arrivés dans l’antichambre, non seulement j’empêchai le domestique de vous annoncer, mais encore je le renvoyai sans cérémonie ; j’avais mon plan. Cette explication fort difficile entre Mlle de la Brunerie et vous, fort délicate même, je vous jugeai assez noble de cœur pour tenter sur vous une de ces épreuves terribles qui décident à jamais du sort d’un homme ; je voulus éviter cette explication, impossible entre votre cousine et vous, en vous la faisant écouter sans l’interrompre, et vous la faire entendre plus franche et plus explicite que vous n’auriez pu l’obtenir directement d’elle ; je vous retins presque de force et je vous fis ainsi assister, presque malgré vous, à la conversation si intime du général et de Mlle de la Brunerie. Il y a peu de personnes au monde avec lesquelles j’aurais risqué employer un semblable moyen, mais avec des âmes loyales, je savais ce que je faisais, j’étais d’avance certain de la réussite. Maintenant, m’en voulez-vous, monsieur, de m’être conduit ainsi envers vous ?

– Non, quoique j’ai bien souffert, répondît le jeune homme avec cœur. Vous êtes un terrible chirurgien, monsieur, votre scalpel impitoyable s’enfonce sans pitié dans la chair vive et fouille les plaies les plus douloureuses sans que la main vous tremble jamais.

– Certaines douleurs, et la vôtre est du nombre, monsieur, doivent être traitées ainsi ; c’est en tranchant dans le vif, sans fausse pitié, que plus tard la cure peut avoir quelques chances de succès.

– Je ne me plains pas, Monsieur, au contraire, je vous remercie encore, bien que je croie peu à la cure que vous tentez aujourd’hui sur moi. Mais brisons là. Pardonnez-moi, ma cousine, et permettez-moi de prendre, congé de vous.

– Pourquoi nous quitter ainsi, Gaston ? Demeurez, je vous prie, quelques instants encore.

– Non, ma cousine, excusez-moi ; d’un instant à l’autre, votre père peut rentrer, mieux vaut qu’il ne me rencontre pas ici.

– Monsieur de Foissac a raison, dit froidement le Chasseur de rats. D’ailleurs, à quoi bon lui infliger, comme à plaisir, une torture cruelle ? Un honnête homme peut avoir l’héroïsme de renoncer à la femme qu’il aime mais il ne saurait sans souffrir horriblement, la voir heureuse auprès de son rival.

Le général et Renée de la Brunerie échangèrent un long regard.

Tous deux avaient compris la dure leçon que leur avait donnée le Chasseur avec sa rude franchise ordinaire, et que rien n’était assez puissant pour lui faire, non pas modifier, mais simplement adoucir.

Le général se leva et s’approchant vivement du jeune homme toujours immobile au milieu du salon :

– Monsieur de Foissac, lui dit-il, moi aussi je me préparais à prendre congé de Mlle de la Brunerie ; me permettez-vous de vous accompagner ?

– Je suis à vos ordres, général, répondit le jeune homme qui se méprit sans doute aux paroles de son heureux rival, et dont un trait de flamme traversa le regard.

Renée de la Brunerie se leva alors ; elle fit quelques pas au-devant de son cousin, et lui tendant la main :

– Gaston, lui dit-elle avec son plus séduisant sourire, prenez ma main, soyons amis.

Un frisson parcourut tout le corps du jeune homme ; son visage devint pâle comme un suaire, mais se remettant aussitôt :

– Oui, Renée ; oui, répondit-il avec effort, je suis votre ami, je le serai… jusqu’à la mort.

Il serra la main que lui tendait la jeune fille.

Une sueur froide coulait en nombreuses gouttelettes à ses tempes, mais il avait la force de dissimuler toute émotion, et il demeurait, en apparence, calme et souriant.

– Adieu, ma cousine dit-il.

– Au revoir, mon bon, mon cher Gaston, répondit Renée émue malgré elle de tant de stoïcisme.

– Général, je vous suis, reprit M. de Foissac.

– Je suis à vos ordres, monsieur.

Le général Richepance salua la jeune fille, puis il quitta le salon accompagné par M. de Foissac.

Le Chasseur regarda, d’un air pensif, s’éloigner les deux hommes.

– Voilà deux belles et puissantes natures, murmura-t-il ; ces deux hommes me réconcilieraient presque avec l’humanité… si cela était possible…

– Bah ! ajouta-t-il après un instant avec un dédaigneux haussement d’épaules, à quoi bon songer à cela ?… Ils sont comme tous les autres, moins mauvais, peut-être !… mais ils ont, eux aussi, un serpent imperceptible qui leur ronge le cœur !

Renée de la Brunerie, brisée par tant d’émotions, s’était laissé retomber avec accablement sur son fauteuil en cachant son visage dans ses mains.

Elle sanglotait tout bas.

Son vieil ami s’approcha lentement d’elle ; il la considéra un instant avec une fixité étrange.

– Vous pleurez, Renée, lui dit-il enfin. Pourquoi pleurez-vous, enfant ?

La jeune fille tressaillit au son de cette voix, elle essuya vivement ses larmes, et se tournant vers le Chasseur de rats :

– Vous vous trompez, mon ami, lui répondit-elle d’une voix éteinte.

– Non, je ne me trompe pas, chère enfant ; j’ai vu des perles humides trembloter à l’extrémité, de vos cils, et tenez, en voici encore une que vous n’avez pu retenir et qui trace son sillon sur vos joues.

– Eh bien ! oui, mon ami, je pleure, répondit-elle d’un air de pitié, mais je ne sais pourquoi, sans raison.

– Comme pleurent les jeunes filles, enfin, reprit le vieillard de son air railleur.

– Oui, je me sens nerveuse, je ne sais ce que j’éprouve.

– Je le sais, moi, mon enfant ; essuyez vos larmes, il ne faut pas que votre père les voie ; composez votre visage ; riez, ou, du moins, feignez de rire.

– Vous êtes cruel, mon ami.

– Non, je suis vrai. Ah ! ajouta à part lui le vieux philosophe, qui jamais connaîtra le cœur des femmes et qui pourrait en ce moment dire avec certitude pour lequel des deux hommes qui sortent d’ici coulent ces larmes brûlantes ? Celle-ci est bonne entre toutes, et pourtant elle n’oserait sonder à présent les replis secrets de son cœur ; elle craindrait trop d’y découvrir ce qu’elle redoute de s’avouer à elle-même.

– Que murmurez-vous là entre vos dents ? demanda subitement Mlle de la Brunerie en lançant au vieux Chasseur un regard chargé de méfiance.

– Moi ? répondit-il avec une feinte bonhomie, n’y faites pas attention, chère enfant ; c’est une mauvaise habitude de solitaire et de vieillard ; je me parle à moi-même.

– Mais enfin, que dites-vous ?

– Rien qui vous puisse intéresser, je vous jure ; mais permettez-moi de vous donner un conseil.

– Parlez, mon ami.

– Lorsque, dans un instant, votre père rentrera, feignez d’ignorer pour quel motif il est sorti ; gardez-vous surtout de lui parler de la visite du général, ni de celle de votre cousin.

– Mais, cependant, mon ami, si le valet de l’antichambre lui apprend que le général est venu ?

– Votre père n’a pas l’habitude d’interroger ses domestiques, cependant comme, à là rigueur, il pourrait demander s’il est venu des visites en son absence et savoir que le général est entré ici, vous lui répondrez que c’est à lui que le général voulait parler et qu’il s’est retiré dès que vous lui avez eu dit que votre père était absent.

– Je le ferai, oui, mon ami.

– Si, ce qui est presque certain, votre père entame avec vous l’explication que, jusqu’à présent, il a reculée, mais qui est imminente, ne paraissez pas fuir cette explication : soyez franche, loyale, comme toujours ; ne craignez pas de lui faire connaître l’état de votre cœur ; n’hésitez pas à lui révéler le nom de celui que vous aimez, mais sur toutes choses, évitez d’irriter votre père par un refus positif de lui obéir.

– Comment, mon ami, vous vouliez ?

– Je veux seulement, comprenez-moi bien, chère enfant, que vous demandiez quelques jours pour réfléchir ; ce répit, si court qu’il soit, permettra à votre cousin de tenir la promesse qu’il vous a si généreusement faite.

– Mais, si, cependant, mon ami, malgré le refus de mon cousin, mon père s’obstine dans sa résolution ? Vous connaissez son opiniâtreté.

– Alors, mais seulement alors, mon enfant, j’interviendrai, moi, reprit-il, d’une voix dont le timbre clair et sec la fît tressaillir, et, je vous le jure, votre père m’accordera ce que je lui demanderai ; jusque-là promettez-moi de m’obéir ; je ne vous ai jamais trompée, n’est-ce pas, ma chère Renée ?

– Oh ! non, mon ami ! Aussi, je vous le promets, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez de faire.

– Bien, enfant, vous serez heureuse !… À bientôt. La jeune fille lui présenta son front, sur lequel il mit un baiser paternel, et il sortit de ce pas tranquille et cadencé qui lui était habituel.

– Il y a des instants où il m’épouvante, et pourtant il m’aime, je le sais, je le sens ; murmura Renée en suivant machinalement le Chasseur du regard.

Share on Twitter Share on Facebook