Le général Gobert sortit avec son jeune cousin, et tous deux s’éloignèrent en causant.
Le digne officier était assez intrigué ; il ne comprenait rien à la singulière détermination de son parent ; la façon surtout dont cette détermination avait été prise, lui donnait fort à penser : il se creusait la tête pour essayer de découvrir quelles raisons cachées avaient pu la lui faire prendre si à l’improviste.
En effet, quels motifs sérieux pouvaient engager un jeune homme bien posé dans le monde, riche, indépendant, que l’expérience acquise pendant plusieurs années de voyages sur l’ancien continent devait avoir depuis longtemps guéri des premières illusions de la jeunesse et surtout de l’ambition, la plus creuse de toutes les passions parce qu’elle trompe toujours les désirs qu’elle excite ; quelles raisons assez puissantes, disons-nous, pouvaient engager un jeune homme dans cette position exceptionnelle à renoncer à son indépendance, à abandonner ainsi, par un caprice inconcevable, la place enviée de tous qu’il occupait dans la haute société de la colonie, où chacun l’aimait et le considérait, pour aller se mêler à une guerre sans merci et risquer sa vie sans espoir d’un dédommagement quelconque, soit du côté de l’orgueil, soit de celui de la fortune ?
Telles étaient les questions que le général Gobert s’adressait à part lui et auxquelles, bien entendu, il ne trouvait aucune réponse satisfaisante, pas même celle d’un dépit amoureux ; le brave général, de même que les militaires de cette époque, avait certaines théories de caserne qui n’admettaient aucun grand chagrin d’amour ; il posait en principe que, lorsqu’on était jeune, beau et riche, comme son cousin on ne pouvait jamais en rencontrer de cruelles. Avait-il tort ? Avait-il raison ? C’est ce que nous ne nous permettrons pas de décider de notre autorité privée.
Quoi qu’il en fût, malgré sa curiosité, le général Gobert était, avant tout, un homme du meilleur monde ; de plus, il aimait beaucoup son jeune parent, il ne voulut lui adresser aucune question indiscrète et essayer de pénétrer ainsi dans des secrets qui n’étaient point les siens, préférant attendre que son cousin se décidât à lui faire de lui-même une confidence qu’il brûlait d’entendre, ce à quoi, dans sa pensée, Gaston de Foissac ne devait pas manquer un jour ou l’autre.
Après avoir pris rendez-vous pour une heure plus tard au Galion, les deux hommes se séparèrent, le général Gobert pour aller au campement du général Sériziat, et Gaston de Foissac pour rentrer chez lui.
Le jeune homme ne voulait pas s’éloigner sans faire ses adieux à son père ; et à sa sœur, de plus, il lui fallait, changer de vêtements ; et se mettre eu tenue de campagne pour l’expédition à laquelle il allait assister.
Au moment où il rentrait chez lui, Gaston rencontra sur le seuil ; même M. de la Brunerie prenant congé de M. de Foissac qui le reconduisait tout, en causant.
– Eh ! mais, s’écria M. de Foissac, voici justement mon fils, il ne pouvait arriver plus à propos ; rentrez, mon cousin, nous allons ; tout terminer, séance tenante.
– Oui, cela vaudra mieux, répondit gaiement M. de la Brunerie.
Et il rentra.
Gaston pénétra à sa suite dans le salon.
Le jeune homme avait le pressentiment de ce qui allait se passer ; cependant il ne laissa rien paraître ; sa résolution, était irrévocablement prise ; intérieurement il préférait en finir tout de suite ; il était donc préparé aux questions qui, sans doute, lui seraient adressées et il se proposait d’y répondre de manière à ne plus laisser aux vieillards la moindre illusion sur le projet dont ils caressaient depuis si longtemps l’exécution.
Les trois hommes prirent des sièges.
Ce fut M. de Foissac qui, en sa qualité de maître de la maison, entama l’entretien.
– Je ne t’attendais ; pas aussi promptement, dit-il à son fils, avec un sourire significatif.
– Pourquoi donc cela, mon père répondit doucement le jeune homme.
– Parce que, si je ne me trompe tu étais allé faire une visite à ta cousine Renée.
– En effet, mon père, j’ai eu l’honneur de voir pendant quelques instants ma cousine.
– Votre conversation n’a pas été longue, d’après ce que tu me laisses supposer.
– Pardonnez-moi, mon père ; nous avons, au contraire, beaucoup causé ; j’ai même rencontré, dans le salon de ma cousine, le général Richepance, qui désirait, je crois, demander certains renseignements à M. de la Brunerie, et avec lequel je me suis entretenu assez longtemps.
– Savez-vous ce que désirait me demander le général Richepance, mon cher Gaston ? demanda le planteur.
– Je l’ignore, mon cousin ; ne vous voyant pas revenir, le général s’est retiré et je n’ai pas tardé à suivre son exemple ; mais je vous demande la permission de vous laisser, mon père, j’ai quelques préparatifs à faire…
– Des préparatifs ! et lesquels ? Vas-tu donc quitter la Basse-Terre ? demanda M. de Foissac avec surprise.
– C’est, en effet, ce que je me propose de faire ? mon père ; j’ai même pris rendez-vous à ce sujet avec le général Gobert.
– Veux-tu me faire le plaisir de m’expliquer ce que tout cela signifie ?
– Parfaitement, mon père. La plupart des jeunes gens de l’île, ainsi que vous le savez, se sont joints à l’expédition française ; parmi eux on compte des membres des familles les plus riches et les plus influentes ; certains reproches indirects m’ont été, à plusieurs reprises, adressés sur mon indifférence et mon inaction ; alors…
– Alors ? demandèrent les deux planteurs avec un vif mouvement de curiosité ou plutôt d’intérêt.
– L’occasion s’est aujourd’hui présentée à moi de sortir de cette inaction qui me pèse, je l’avoue, et de donner un éclatant démenti à ceux qui m’adressaient des reproches, et je me suis empressé de la saisir.
– De sorte que ?… dit M. de Foissac avec une colère contenue en regardant fixement son fils.
– De sorte que j’ai prié le général Richepance de vouloir bien m’employer. Le général, qui daigne me porter un certain intérêt, a favorablement accueilli ma demande, et, sur ma prière, il m’a séance tenante, attaché en qualité d’officier d’ordonnance à l’état-major de notre cousin le général Gobert, que je dois, dans une demi-heure, rejoindre au Galion, où j’ai l’ordre de me rendre ; la division dont j’ai l’honneur de faire partie devant immédiatement marcher sur les Trois-Rivières et aller de là à la Grande-Terre.
– Ah ! ainsi, tu pars tout de suite ?
– Dans un instant, oui, mon père ; voilà pourquoi je…
M. de Foissac ne le laissa pas achever.
– Dis-moi, Gaston, fit-il en le regardant bien en face, est-ce que tu es fou ?
– Je ne crois pas, mon père, répondit le jeune homme en souriant.
– Je t’assure que tu te trompes, mon ami ; demande à ton cousin. N’est-ce pas, la Brunerie ?
– Le fait est que je ne comprends rien à cette étrange résolution, dit le planteur avec bonhomie.
– Bah ! quelque querelle d’amoureux ! fit M. de Foissac en haussant les épaules.
– À mon tour, je ne vous comprends pas, mon père dit Gaston un peu sèchement.
– Allons donc ! ne fais pas l’ignorant. Sans doute ta fiancée ne t’aura, pas reçu, aussi bien que tu l’espérais, indeliræ ! tu es sorti de son salon et tu as fait un coup de tête.
– Ce doit être cela, appuya en souriant M. de la Brunerie.
– Excusez-moi, mon père, si j’insiste et si je vous répète que je ne comprends pas ; je n’ai vu aujourd’hui que ma cousine.
– Eh bien ! ta cousine Renée n’est-elle pas ta fiancée ? s’écria son père.
– Et depuis, assez longtemps, Dieu merci ! Cela date de dix-sept ans, et cela est si vrai, mon cher Gaston, que ma visite d’aujourd’hui à votre père n’a pas d’autre but que celui de fixer définitivement l’époque de votre mariage.
– Oui, et puisque te voilà, mon ami, nous allons en finir tout de suite avec cette affaire, qui dure depuis si longtemps.
– Permettez, mon père, vous me prenez à l’improviste ; je vous avoue que je n’y suis plus du tout.
– Voyez un peu le beau malheur ! ce garçon auquel on a tout simplement réservé la plus charmante jeune fille de toute la colonie ! Et monsieur s’avise, Dieu me pardonne, de faire le difficile.
– Ma cousine est un ange, mon père, heureux l’homme qui aura le bonheur de l’épouser.
– Ce bonheur, il ne tient qu’à toi de l’avoir quand il te plaira, mon ami.
– Il me semble que depuis longtemps vous devez le savoir, mon cher Gaston ? dit M. de la Brunerie d’une voix railleuse.
– Je vous demande humblement pardon mon cousin, mais je dois vous avouer que je n’ai jamais pris au sérieux ces projets, que je croyait oublié depuis des années déjà.
– Comment oubliés ? s’écria M. de la Brunerie.
– Nous y tenons plus que jamais, ajouta M. de Foissac.
– Nous avons échangé nos paroles.
– Messieurs, dit froidement Gaston, moi qui suis, je le suppose, assez intéressé dans la question, et Mlle de la Brunerie qu’elle touche d’assez près, elle aussi, je crois, nous n’avons été consultés ni l’un, ni l’autre, et nous n’avons pas, que je sache, donné notre parole, qui doit cependant avoir une certaine valeur dans cette affaire.
– Qu’est-ce à dire ? s’écria M. de Foissac avec colère.
– Permettez-moi, je vous prie, mon père, de poser nettement et clairement la situation…
– Comment vous osez !…
– Laissez parler votre fils, mon ami, dit M. de la Brunerie, dont les sourcils s’étaient froncés ; il doit y avoir au fond de tout cela certaines choses que nous ignorons et qu’il nous importe de connaître.
– Il n’y a, qu’une seule chose mon cousin, reprit le jeune homme avec un accent glacial, vous et mon père vous avez formé le projet de me marier avec ma cousine il y a quinze ou seize ans, je crois, ce projet m’a été communiqué par mon père avant que j’atteignisse ma majorité ; depuis, je n’en ais plus entendu parler une seule fois ; les années se sont écoulées, l’enfant est devenu homme ; j’ai quitté la colonie pendant assez longtemps ; de son côté, ma cousine est allée en France terminer son éducation ; depuis que je suis de retour à la Guadeloupe, il y a à peine quinze jours de cela, je n’ai eu l’honneur de voir ma cousine que trois ou quatre fois, toujours dans les conditions de froideur et d’étiquette qui existent entre parents éloignés, et non avec ce laisser-aller et cette aisance affectueuse de deux fiancés qui s’aiment et désirent s’unir l’un à l’autre ; jamais une allusion n’a été faite entre nous à un mariage, je ne dirai pas prochain, mais seulement possible.
– Que signifie tout ce verbiage ! s’écria M. de Foissac avec impatience.
– Beaucoup plus que vous ne le supposez, mon père. J’ignore si Mlle de la Brunerie daigne m’honorer d’une attention particulière, puisque jamais je ne me suis hasardé à lui faire la cour ; de mon côté, je l’avoue à ma honte, tout en m’inclinant avec une admiration profonde devant la suprême beauté de ma cousine, tout en reconnaissant l’excellence de son cœur et la supériorité de son intelligence et éprouvant pour elle une sincère affection et un dévouement à toute épreuve, ces innombrables qualités réunies en elle m’effrayent ; j’ai peur, malgré moi, de cette incontestable supériorité qu’elle a sur toutes ses compagnes ; je me reconnais trop au-dessous à elle sous tous les rapports pour oser lever les yeux et prétendre à sa main.
– Au diable ! tu divagues ! s’écria l’irascible M. de Foissac.
– Non pas, mon père, je suis vrai. Une union entre ma cousine et moi, qui comblerait tous mes vœux si je me sentais digne d’aspirer à tant de perfections, au lieu de me rendre heureux, ferait le malheur de deux êtres qui ne sont pas nés l’un pour l’autre, et entre lesquels il existe une trop grande incompatibilité, je ne dirai pas d’humeur, mais de caractère, presque d’intelligence. Dans toute alliance il doit y avoir égalité de force ; dans la question du mariage, cette force, pour que l’union soit heureuse, doit être du côté de l’homme, sinon la vie en commun n’est plus qu’une torture morale de chaque jour, de chaque heure, de chaque seconde ; en un mot, et pour me résumer, je ne veux pas infliger à ma cousine le supplice de m’avoir pour époux ; je suis fermement résolu, si jamais je me marie, ce qui n’est pas probable, à n’épouser qu’une femme que je pourrai aimer sans craindre d’être écrasé par sa supériorité. Pardonnez-moi donc, mon père ; appelez cette résolution une folie, dites qu’elle ne provient que de mon orgueil, de ma vanité, c’est possible ; mais mon parti est pris, et je n’en changerai point ; j’ai près de trente ans, et dans une question où il s’agit du bonheur de toute une vie, je crois être le seul juge, parce que je suis le seul intéressé.
– Ainsi, tu es bien décidé à résister à ton père et à ne pas épouser ta cousine ? Tu refuses de remplir l’engagement que ton cousin et moi nous avons pris en ton nom et en celui de Renée ? dit M. de Foissac d’une voix que la colère faisait trembler et rendait presque indistincte.
– À mon grand regret, oui, mon père, répondit froidement et nettement Gaston, parce que, non seulement je me reconnais indigne d’être le mari de la femme charmante que, par un sentiment de bonté que j’apprécie comme je le dois, vous et mon cousin, vous m’avez depuis si longtemps destiné, mais encore, parce que en faisant mon malheur, ce qui serait peu important, je craindrais de causer celui de la douce et ravissante créature à laquelle vous prétendez m’unir à jamais.
– Voilà certes, des sentiments qui sont fort et beaux, dit M. de la Brunerie d’une voix incisive ; un tel dévouement est véritablement admirable ; il dénote chez vous mon cher cousin, une grande élévation de cœur et une générosité incomparable ; malheureusement, permettez moi de vous le dire, je suis un peu sceptique en faite de beaux, sentiments ; comme tous les vieillards que l’expérience a rendus soupçonneux, je crains que tout ce bel étalage de générosité et de dévouement ne cache des motifs que vous ne voulez pas nous faire connaître et ne soit, en réalité, qu’une comédie ; froidement préparée, étudiée à l’avance, et dont, je dois vous rendre cette justice, vous vous acquittez à merveille ; il est un peu tard, vous en conviendrez, mon cher cousin, pour répondre par un refus péremptoire à des engagements dont la date ; remonte à près de vingt ans, et, dont vous avez sanctionné la validité, sinon par vos paroles, du moins par un silence qu’il vous était cependant si vous l’aviez voulu, bien facile de rompre.
– Je l’aurais fait, mon cousin, si j’avais pu supposer une seconde que cet engagement, dont on m’avait à peine dit quelques mots alors que j’avais tout au plus dix-huit ans, que par conséquent j’étais un enfant, eût été sérieux ; aujourd’hui, pour la première fois depuis cette époque, on me parle de ce mariage ; je réponds ce que j’aurais répondu plus tôt si vous aviez jugé convenable de m’interroger ; ce n’était pas à moi, mais à vous, il me semble, de me rappeler cette affaire.
– Ah ! certes, vous êtes un excellent avocat, mon cher Gaston ; vous avez plaidé une mauvaise cause avec un admirable talent ; malheureusement, malgré vos habiles réticences, j’ai parfaitement compris d’où vient le coup que vous voulez me porter, répondit M. de la Brunerie, toujours railleur. Pourquoi ne pas être franc avec votre père et avec moi, et vous obstiner ainsi à vouloir nous cacher la vérité ?
– Je vous répète, monsieur, que je ne comprends rien absolument à vos allusions ; libre à vous, du reste, puisque vous refusez de croire à ma sincérité, libre à vous d’interpréter mes paroles comme cela vous plaira ; la vérité est une et vous me connaissez assez, je l’espère, mon cousin, pour savoir que jamais le mensonge n’a souillé mes lèvres.
– Aussi n’est-ce pas de mensonge que je vous accuse, mon cher Gaston.
– De quoi, donc, alors, mon cousin ?
– Mon Dieu ! reprit M. de la Brunerie avec amertume, tout simplement des restrictions mentales ; cela était, si je ne me trompe, fort bien porté au dernier siècle, ajouta-t-il avec une mordante ironie.
– Mon cousin, il me semble… murmura Gaston en rougissant jusqu’aux yeux.
– Eh quoi ! s’écria M. de Foissac d’un ton raillerie, allez-vous vous fâcher maintenant ? Que signifie ce visage irrité, lorsque c’est vous qui avez tous les torts.
– Moi ! mon père…
– Oui, certes, vous, monsieur. Comment, pendant une heure, vous insultez froidement, vous traitez avec le plus profond mépris une jeune fille, votre parente, digne de tous les hommages, avec laquelle vous avez été élevé, qui aux yeux de toute la colonie doit être votre épouse, vous refusez sa main de propos délibéré, sans motifs, je ne dirai pas graves, mais seulement spécieux, et vous prenez le rôle de l’offensé ! Cela, convenez-en, est de la dernière bouffonnerie. Ah ! nous n’agissions pas ainsi, nous autres gentilshommes de l’ancienne Cour ou de l’ancien régime, ainsi que l’on dit aujourd’hui ; si dissolus qu’on se plût à nous supposer, monsieur, nous professions l’adoration la plus respectueuse pour toute femme quelle qu’elle fût ; nous savions que la réputation d’une jeune fille ne doit, ni par un mot, ni par une allusion, si voilée qu’elle soit, être seulement effleurée ; que ce manteau d’hermine qui l’enveloppe tout entière ne supporte aucune souillure ; nous ne connaissions pas ces grandes phrases, si à la mode aujourd’hui, de convenances mutuelles, d’incompatibilité d’humeur et autres niaiseries aussi creuses et aussi vides de sens ; nous ne nous considérions jamais comme affranchis de la tutelle paternelle ; nous obéissions sans un murmure, sans une timide observation, aux ordres qui nous étaient donnés par nos grands parents, quelque fût notre âge, et le monde n’en allait pas plus mal pour cela, au contraire ; nos prétendus mariages de convenance, contractés sans que souvent les époux se fussent vus plus de deux ou trois fois à la grille du parloir d’un couvent, devenaient pour la plupart des mariages d’amour, lorsque, livrés à eux-mêmes, les nouveaux mariés avaient pris le temps de se connaître ; la morale ne souffrait aucune atteinte de cette manière de procéder, qui était sage, puisque les fils, à leur tour, suivaient avec leurs enfants l’exemple qui, précédemment, leur avait été donné par leurs pères.
À la sortie, peut-être fort discutable, que M. de Foissac, en proie à une violente colère, avait prononcée tout d’une haleine, Gaston sentit un frisson de douleur parcourir tout son corps ; ces injustes accusations, ces récriminations mordantes lui causaient une indignation qu’à force de puissance sur lui-même il parvenait à peine à ne pas laisser éclater. Bien qu’il reconnût la fausseté de ces attaques, il en souffrait horriblement et craignait, si cette scène douloureuse se prolongeait plus longtemps, de ne pas réussir à se contenir.
Lorsque son père se tut enfin, le jeune homme se leva, s’inclina sans répondre et se dirigea vers la porte du salon.
– Où allez-vous, monsieur ? demanda M. de Foissac avec violence.
– Je me retire, monsieur, répondit le jeune homme d’une vois que l’émotion faisait trembler ; j’ai eu l’honneur de vous dire, sans doute vous l’avez oublié, que je suis attaché à l’état-major du général Gobert ; je me rends où mon devoir m’appelle.
– Ainsi vous partez, monsieur ?
– Il le faut, mon père.
– Rien ne saurait vous obliger à demeurer à la Basse-Terre.
– Que me dites-vous donc là, monsieur ?
– Un chose fort simple, il me semble. Ainsi, vous avez bien réfléchi ?
– Oui, mon père.
– vous vous obstinez, sans raison, à vous mêler sottement à cette guerre ?
– Je vous l’ai dit, mon père, ma parole est donnée ; mieux que personne vous savez que, dans notre famille, l’honneur, quoi qu’il arrive, doit rester pur de toute souillure, et qu’un Foissac n’a jamais failli à sa parole.
– C’est bien ! je ne vous retiens plus, monsieur. Allez donc là où votre prétendu devoir plutôt votre caprice vous entraîne ; mais vous venez de me le dire vous-même : un Foissac ne manque jamais à sa parole.
– Je l’ai dit, oui mon père.
– Souvenez vous alors monsieur que moi aussi, j’ai donné ma parole, et que, en l’engageant, j’ai engagé la votre.
– Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que ne saurais admettre cette prétention, répondit Gaston d’une voix ferme ; moi seul ai le droit de donner ma parole ; vous n’avez pu vous engager que personnellement.
– Trêve de subtilité monsieur, je ne veux pas discuter davantage avec vous ; souvenez-vous seulement que je ne faillirai pas à la parole que j’ai donnée ; je vous laisse un mois pour réfléchir.
– Ce délai est inutile, mon père, ma résolution est inébranlable, quoi qu’il arrive.
– Ne m’interrompez pas, monsieur, je vous prie, s’écria M. de Foissac avec hauteur ; si dans un mois vous n’êtes pas, venu à résipiscence, si vous n’avez pas consenti à m’obéir…
– Je ne suis plus un enfant, mon père, je regrette que vous m’obligiez à vous le rappeler ; me parler ainsi est m’affermir dans ma résolution.
– Monsieur s’écria violemment Monsieur de Foissac, au comble de la fureur, prenez garde !
Gaston pâlit comme un suaire et fit un pas en avant, les sourcils froncés, le regard plein d’éclairs. M. de la Brunerie contint le jeune homme d’un geste suppliant, et s’adressant à M. de Foissac :
– Arrêtez mon ami s’écria-t-il vivement ; ne poussez pas les choses à l’extrême en prononçant des paroles que plus tard vous regretteriez de vous être laissé emporter à dire, je connais vote fils, je l’ai presque, élevé ; c’est un grand et noble, cœur, un homme qu’on n’effraye ni ne dompte avec des menaces ; il réfléchira. Vous lui accordez un mois, soit ; d’ici là, sans doute, il aura compris bien des choses que, sous la pression de votre volonté il ne saurait admettre : aujourd’hui.
M. de Foissac sembla réfléchir pendant quelques secondes, puis, s’adressant à son fils :
– Allez donc, monsieur, lui dit-il, vous êtes libre d’agir à votre guise ; dans un mois nous reprendrons cet entretien ; j’espère alors vous trouver plus docile.
– Mon père, répondit le jeune homme avec émotion, je vous aime par-dessus tout. Dieu m’est témoin que je mettrais mon bonheur suprême à aller au devant de vos moindres désirs ; votre irritation contre moi, votre colère, me brisent le cœur. Me laisserez-vous donc m’éloigner de vous, marcher à la mort peut-être sans un mot affectueux, sans une de ces caresses dont, en un autre temps, vous étiez si prodigue envers moi ? Me faudra-t-il donc vous quitter sous le poids de votre irritation ?
– Marcher à la mort ! s’écria le vieillard avec une subite émotion qui, tout à coup, remplaça la colère évanouie ; que dis-tu donc là, Gaston ?
– Pardon, mon père, j’ai tort encore cette fois ; votre mécontentement me cause un trouble si grand que je ne sais même plus comment vous parler ; excusez-moi donc, je vous prie, je voulais vous dire seulement que l’expédition qui se prépare sera, dit-on, très sérieuse ; nous allons avoir à forcer, dans son dernier repaire, un des plus redoutables officiers de Delgrès, un bandit sans foi ni loi, dont la résistance sera, selon toutes probabilités, désespérée, et que, pendant un combat, les balles sont aveugles… voilà tout, mon père.
M. de Foissac se leva.
– Il y a dans tout ceci, dit-il d’une voix sombre, en secouant tristement sa tête blanchie, quelque chose d’incompréhensible que je cherche vainement à m’expliquer. Écoute-moi, Gaston, nous ne t’avons rien dit, mon cousin de la Brunerie et moi ; tu ne nous as rien répondu ; considère de même que de notre côté nous considérons cette malheureuse conversation comme si elle n’avait pas eu lieu ; dans un mois nous la reprendrons sous de meilleurs auspices, je l’espère. Est-ce bien entendu entre nous ?
– Oui, mon père.
– Quant à présent, cher enfant, ne songeons plus qu’à une chose, une seule, notre séparation.
– Provisoire, mon père, et qui ne doit, en aucune façon, vous inquiéter. J’espère, avant quatre ou cinq jours, peut-être même plus tôt, être de retour parmi vous, répondit-il avec un sourire.
– Dieu le veuille ! mon fils, reprit le vieillard toujours sombre. Tu m’as fait bien du mal tout à l’heure, Gaston ; cette parole que tu as laissé tomber à l’improviste, de tes lèvres, sans intention, je veux le croire, m’a glacé le cœur ; prends garde, enfant les douleurs les plus terribles s’émoussent au frottement continuel du temps, une seule reste toujours poignante, celle d’un père dont le fils…
– Oh ! n’achevez pas, mon excellent et vénéré père ! s’écria le jeune homme avec un élan passionné. Cette parole imprudente que j’ai, sans y songer, je vous le jure, laissé échapper, je ne sais comment, de mes lèvres, je suis au désespoir de l’avoir prononcée. Est-ce donc à mon âge, mon père, ajouta-t-il avec une feinte gaieté, lorsque la vie commence à peine, que l’avenir apparaît radieux, que tout sourit, que l’on songe à la mort ?
– Peut-être, Gaston, reprit M. de Foissac que ces protestations ne parvenaient pas à convaincre ; tu es un esprit trop solide, un caractère trop réfléchi, pour te laisser ainsi emporter à prononcer certaines paroles. Depuis longtemps déjà, mon fils, je t’observe silencieusement, et sans que tu t’en sois aperçu, toi si gai, si insouciant jadis, je te vois souvent triste, sombre pâle ; malgré tes efforts pour me donner le change, mon fils, tu souffres. Gaston, n’essaye pas de me tromper, ce serait inutile ; tu portes en toi une douleur que tu t’obstines à cacher à tous, mais, que tu n’as pu dissimuler aux yeux clairvoyants de ton père. Prends garde, enfant, la douleur dont seul on porte le poids est double ; elle est mauvaise conseillère ; malheur à celui qui n’a pas la fore et le courage de lutter bravement contre, elle incessamment, et de la dompter : Cette douleur que je ne connais pas, dont, je ne veux pas même te demander la confidence, elle m’effraye.
– Allons donc, mon bon père, s’écria le jeune homme avec un rire forcé, à vous entendre on supposerait, Dieu me pardonne, que je suis ; attaqué du spleen, comme ; nos voisins les Anglais, que je vois tout en noir et que je rêve le suicide ! Pourquoi, je vous le demande, mon père, serais-je aussi malheureux que vous vous le figurez ? je n’ai rien dans ma vie passée ; qui me puisse attrister ; tout m’a constamment souri allons, rassurez-vous mon père, ajouta-t-il sérieusement, de quelque façon et n’importe à quelle époque la mort me donne son sinistre embrassement, ce ne sera jamais par le fait de ma volonté ; j’ai trop et de trop bonnes raisons pour tenir à l’existence ; jamais, je vous le jure, je n’attenterai à ma vie…
– Tu me donnes ta parole ?
– Certes, mon père, je vous la donne, loyale et sincère, je vous le répète. Mais, au nom du ciel, je vous en supplie, ne prenez pas ainsi au sérieux quelques mots en l’air ; jamais ; je n’ai autant tenu à la vie qu’en ce moment.
– Soit, je veux te croire, je te crois. Embrasse-moi, Gaston, embrasse ton cousin, et va, enfant ; que ma bénédiction te suive. Fais ton devoir, agis en véritable Foissac. Je ne désapprouve pas ta résolution ; il est bon de prouver que notre vieux sang de gentilhomme n’a pas dégénéré et que nous sommes les dignes fils des héros de Taillebourg et de Bouvines !
Il ouvrit alors ses bras au jeune homme, qui s’y précipita.
Le père et le fils demeurèrent un instant étroitement embrassés.
– Pars, maintenant, reprit M. de Foissac, et souviens-toi que rien n’a été dit ; tout est remis en question dans un mois, pas auparavant, nous causerons.
– Je vous remercie, mon père ; au revoir, et vous aussi, mon cousin. D’ailleurs, je vous répète qu’avant quatre jours probablement, j’espère être de retour près de vous.
– Je l’espère, moi aussi, et je prie Dieu que cela soit, répondit M. de Foissac.
Le jeune homme prit alors congé et se retira.
Les deux vieillards le suivirent tristement des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur lui.
– Il y a quelque chose de fatal dans toute cette affaire, murmura M. de Foissac, en laissant douloureusement pencher sa tête sur la poitrine.
– Je le ferai surveiller de près, mon ami, répondit M. de la Brunerie, non moins ému que son parent ; soyez certain que bientôt nous saurons à quoi nous en tenir.
Et après avoir affectueusement serré la main de M. de Foissac, le planteur regagna tristement sa maison, où il arriva quelques instants plus tard.