XXV Antinahuel – Le tigre soleil –

Dans l’état d’anarchie où se trouvait plongé le Chili à l’époque où se passe notre histoire, les partis étaient nombreux ; chacun d’eux manœuvrait dans l’ombre le plus habilement possible, afin de s’emparer du pouvoir.

Le général Bustamente, nous l’avons expliqué plus haut, ne rêvait rien moins que le protectorat d’une Confédération calquée sur celle des États-Unis qui, mal connue encore, éblouissait ses regards. Il ne pouvait deviner que ces anciens Outlaws, ces sectaires fanatiques expulsés de l’Europe, ces marchands enrichis, commençaient déjà à rêver en Amérique la monarchie universelle, utopie insensée dont l’application leur coûtera un jour la perte de cette soi-disant nationalité dont ils sont si fiers, et qui, en réalité, n’existe pas  ; probablement que le général Bustamente ne voyait pas aussi loin, ou s’il avait deviné les tendances des Anglo-Américains, peut-être songeait-il à suivre, lui aussi, cette marche ambitieuse dès que son pouvoir reposerait sur des bases solides.

Les Cœurs Sombres, les seuls véritables patriotes de ce malheureux pays, voulaient, eux, que le gouvernement adoptât des mesures un peu plus démocratiques ; mais ils n’entendaient nullement le renverser, persuadés qu’une révolution ne pouvait qu’être préjudiciable au bien-être de la nation.

À côté du général Bustamente et la société des Cœurs Sombres, un troisième parti, plus puissant peut-être que les deux premiers, s’agitait silencieusement.

Ce parti était représenté par Antinahuel, le toqui du plus important Utal-Mapus de la Confédération araucanienne.

Nous avons dit que, par sa position géographique, cette petite république indomptable est placée comme un coin sur le territoire chilien, qu’elle sépare violemment en deux.

Cette position donnait à Antinahuel une force immense.

Tous les Araucans sont soldats ; à un signe de leurs chefs ils prennent les armes et peuvent, en quelques jours, réunir une armée formidable composée de guerriers aguerris.

Les républicains et les partisans de Bustamente comprenaient de quel intérêt il était pour eux d’attirer les Araucans dans leur parti : avec le secours de ces féroces soldats, la victoire était certaine.

Déjà le général Bustamente et le Roi ses ténèbres avaient, à l’insu l’un de l’autre, fait des propositions à Antinahuel.

Ouvertures que le redoutable toqui avait paru écouter et auxquelles il feignait de répondre, voici pourquoi :

Antinahuel, outre la haine héréditaire que ses ancêtres lui avaient léguée contre la race blanche, ou peut-être à cause de cette haine, rêvait depuis qu’il avait été élu chef suprême d’un Utal-Mapus, non-seulement l’indépendance complète de son pays, mais encore il voulait reconquérir tout le territoire que les Espagnols lui avaient enlevé, les rejeter de l’autre côté des Cordillères des Andes, et rendre à sa nation la splendeur dont elle jouissait avant l’arrivée des blancs au Chili.

Ce projet si patriotique, Antinahuel était homme à le mener à bonne fin.

Doué d’une vaste intelligence, d’un caractère audacieux et subtil à la fois, il ne se laissait décourager par aucun obstacle, vaincre par aucun revers.

Presque complètement élevé au Chili, il parlait parfaitement l’espagnol, connaissait à fond les mœurs de ses ennemis, et, au moyen de nombreux espions disséminés partout, il était au courant de la politique chilienne et de l’état précaire dans lequel se trouvaient ceux qu’il voulait vaincre ; il se servait habituellement des dissensions qui les séparaient, feignant de prêter l’oreille aux propositions qu’on lui faisait de toutes parts, afin, le moment venu, d’écraser ses ennemis les uns par les autres, et de rester seul debout.

Il lui fallait un prétexte plausible pour tenir en armes son Utal-Mapus sans inspirer de méfiance aux Chiliens : ce prétexte, le général Bustamente et les Cœurs Sombres le lui fournissaient par leurs propositions ; nul ne pouvait s’étonner, pour cette raison, de voir en temps de paix le toqui rassembler une nombreuse armée sur les frontières chiliennes, puisque, in petto, chaque parti se flattait que cette armée était destinée à lui prêter main-forte.

La conduite du toqui était donc des plus habiles, car non-seulement il n’inspirait de défiance à personne, mais, au contraire, il donnait de l’espoir à chacun.

La position devenait grave, l’heure d’agir ne pouvait tarder à sonner ; Antinahuel, dont toutes les mesures étaient prises de longue main, attendait impatiemment le moment de commencer la lutte.

Voici à quel point, en étaient les choses le jour où doña Maria était venue à la tolderia des Serpents Noirs, visiter son ami d’enfance.

En s’éveillant, la Linda donna les ordres pour son départ.

– Ma sœur me quitte déjà ? lui dit Antinahuel d’un ton de doux reproche.

– Oui, reprit la jeune femme, mon frère sait qu’il me faut arriver le plus promptement possible à Valdivia.

Le chef n’insista pas pour la retenir, un sourire furtif éclaira son visage.

Lorsque doña Maria fut à cheval, elle se tourna vers le toqui :

– Mon frère ne m’a-t-il pas dit qu’il serait bientôt à Valdivia ? lui demanda-t-elle avec un ton d’indifférence parfaitement joué.

– J’y serai aussitôt que ma sœur, répondit-il.

– Nous nous reverrons, alors ?

– Peut-être.

– Il le faut ! ceci fut dit d’un ton sec.

– Bon, reprit le chef au bout d’un instant, ma sœur peut partir, elle me reverra.

– Au revoir, dit-elle, et elle piqua des deux.

Elle disparut bientôt dans un nuage de poussière.

Le chef rentra pensif dans son toldo.

– Femme, dit-il à sa mère, je vais à la grande tolderia des visages pâles.

– J’ai tout entendu cette nuit, répondit tristement l’Indienne, mon fils a tort.

– Tort, pourquoi ? demanda-t-il avec violence.

– Mon fils est un grand chef, ma sœur le trompe et lui fait servir sa vengeance.

– Ou la mienne, dit-il d’un ton singulier.

– La jeune fille blanche a droit à la protection de mon fils.

– Je protégerai la rose sauvage.

– Mon fils oublie que celle dont il parle lui a sauvé la vie.

– Silence ! femme, s’écria-t-il avec colère.

L’Indienne se tut en poussant un soupir.

Le chef rassembla ses mosotones ; il choisit parmi eux une vingtaine de guerriers sur lesquels il pouvait particulièrement compter, et leur ordonna de se préparer à le suivre dans une heure, puis il se laissa aller sur un siège et tomba dans de profondes réflexions. Tout à coup un grand bruit se fit entendre au dehors.

Antinahuel sortit sur le seuil du toldo.

Deux étrangers, montés sur de forts chevaux et précédés d’un Indien, s’avançaient vers lui.

Ces étrangers étaient Valentin et le comte de Prébois-Crancé ; ils avaient laissé leurs amis à quelques pas, en dehors de la tolderia.

Valentin, en quittant le village des Puelches, avait ouvert la lettre qui lui était adressée et que don Tadeo de Léon lui avait fait remettre par son majordome à la chacra, en lui recommandant de n’en prendre connaissance qu’au dernier moment.

Le jeune homme était loin de s’attendre au contenu de cette étrange missive.

Après l’avoir lue avec le plus grand soin, il l’avait communiquée à son ami, en lui disant :

– Tiens, lis cela, Louis ; hum ! qui sait, peut-être cette lettre singulière contient-elle notre fortune ?

Comme tous les amoureux, Louis était fort sceptique pour les choses qui ne se rapportaient pas à son amour ; il avait rendu le papier en hochant la tête.

– La politique brûle les doigts, avait-il dit.

– Oui, ceux des maladroits, répondit Valentin en haussant les épaules ; m’est avis que, dans le pays où nous sommes, le plus grand élément de fortune que nous ayons est surtout cette politique que tu sembles si fort dédaigner.

– Je t’avouerai, mon ami, que je me soucie fort peu de ces Cœurs Sombres que je ne connais pas, et auxquels on nous fait l’honneur de nous affilier.

– Je ne partage pas ton opinion, je les crois des hommes résolus et intelligents, je suis persuadé qu’un jour ou l’autre ils auront le dessus.

– Grand bien leur fasse ; mais que nous importe, à nous autres Français ?

– Plus que tu ne penses, et j’ai la ferme intention, aussitôt après mon entrevue avec cet Antinahuel, de me rendre directement à Valdivia, afin d’assister au rendez-vous qu’ils nous assignent.

– À la bonne heure, dit nonchalamment le comte, puisque c’est ton avis, allons-y donc, seulement je t’avertis que nous jouons notre tête ; si nous la perdons ce sera bien fait, d’avance je m’en lave les mains.

– Je serai prudent, Caramba ! ma tête est la seule chose qui soit bien à moi, répondit Valentin en riant, je ne la risquerai qu’à bon escient, sois tranquille ; et puis n’es-tu pas curieux autant que moi de voir comment ces gens-là entendent la politique, et de quelle façon ils s’y prennent pour conspirer ?

– Au fait, cela peut devenir intéressant, nous voyageons un peu pour nous instruire, instruisons-nous donc puisque l’occasion s’en présente.

– Bravo ! voilà comme j’aime t’entendre parler. Allons trouver le redoutable chef pour lequel on nous a remis une lettre.

Trangoil Lanec et Curumilla étaient des hommes trop prudents pour se risquer à faire connaître à Antinahuel l’amitié qui les liait aux deux Français ; sans soupçonner les raisons qui obligeaient leurs amis à se présenter au toqui, ils prévoyaient qu’un jour viendrait peut-être où il serait avantageux que leurs relations fussent ignorées ; aussi, arrivés à peu de distance de la tolderia, les guerriers indiens étaient restés cachés dans un pli de terrain ; ils avaient gardé César avec eux et avaient laissé les deux Français continuer leur route, et se hasarder dans le village des Serpents Noirs, avec lesquels, du reste, depuis quelque temps, ils n’entretenaient pas de très-bons rapports.

La réception faite aux Français fut des plus amicales.

Les Araucans, en temps de paix, sont excessivement hospitaliers.

Dès qu’on aperçut les étrangers, on s’empressa autour d’eux ; tous les Indiens parlent l’espagnol avec une facilité étonnante, Valentin put donc se faire parfaitement comprendre.

Un guerrier plus complaisant que les autres, s’offrit pour servir de guide aux Français, qui étaient littéralement perdus dans le village et ne savaient pas de quel côté se diriger, et les conduisit au toldo du chef, devant lequel une vingtaine de cavaliers armés en guerre étaient réunis et paraissaient attendre.

– Voici Antinahuel, le grand toqui de l’Inapiré-Mapus, dit emphatiquement le guide en désignant du doigt le chef qui, en ce moment, sortait de son toldo, attiré par la rumeur qu’il avait entendue.

– Merci, dit Valentin.

Les deux Français s’avancèrent rapidement vers le toqui, lequel, de son côté, faisait quelques pas au-devant d’eux.

– Eh ! eh ! dit Valentin bas à son compagnon, cet homme a une belle prestance et un air bien intelligent pour un Indien.

– Oui, répondit Louis sur le même ton, mais il a le front étroit, le regard louche et les lèvres placées, il ne m’inspire qu’une médiocre confiance.

– Bah ! fit Valentin, tu es aussi par trop difficile ; t’attendais-tu à ce que ce sauvage fût un Antinoüs ou un Apollon du Belvédère ?

– Non, mais je lui aurais voulu plus de franchise dans le regard.

– Nous allons le juger.

– Je ne sais pourquoi, mais cet homme me produit l’effet d’un reptile, il m’inspire une répulsion invincible.

– Tu es trop impressionnable, mon ami ; je suis sûr que cet homme qui, en effet, a tout l’air d’un franc coquin, est au fond le meilleur homme du monde.

– Dieu veuille que je me trompe, mais j’éprouve à son aspect une émotion dont je ne puis me rendre compte ; il me semble qu’une espèce de pressentiment m’avertit de prendre garde à cet homme et qu’il me sera fatal.

– Folies que tout cela ! Quels rapports peux-tu jamais avoir avec cet individu ? Nous sommes chargés d’une mission auprès de lui ; qui sait si nous le reverrons un jour, et puis quels intérêts peuvent nous lier à lui dans l’avenir ?

– Tu as raison, je ne sais ce que je dis, d’ailleurs nous allons savoir bientôt à quoi nous en tenir sur son compte, car nous voici arrivés auprès de lui.

En effet, ils se trouvaient en ce moment en face du toldo du chef. Antinahuel se tenait devant eux et les examinait attentivement, en paraissant complètement absorbé par quelques ordres qu’il donnait à ses mosotones.

Il s’approcha vivement d’eux, et les saluant avec la plus exquise politesse :

– Marry-Marry ! dit-il d’une voix douce avec un geste gracieux, étrangers, soyez les bienvenus dans mon toldo. Votre présence réjouit mon cœur ; veuillez passer le seuil de cette misérable hutte qui vous appartient pour tout le temps que vous daignerez rester parmi nous.

– Merci des aimables paroles de bienvenue que vous nous adressez, chef puissant, répondit Valentin ; les personnes qui nous ont envoyés vers vous nous avaient avertis de la bonne réception qui nous attendait.

– Si les étrangers viennent ici de la part de mes amis, c’est une raison de plus pour que je m’efforce de leur être agréable autant que cela sera en mon pouvoir.

Les deux Français s’inclinèrent cérémonieusement et mirent pied à terre.

Sur un signe du toqui, des peones s’emparèrent des chevaux et les conduisirent dans un vaste corral situé derrière le toldo.

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