IX Dans la rue

Hors de la maison, sur un nouveau signe de leur chef, les hommes masqués se dispersèrent dans plusieurs directions.

Dès qu’ils eurent disparu aux angles des rues les plus rapprochées, le chef se tourna vers don Tadeo.

Celui-ci, à peine remis des rudes émotions qu’il avait successivement éprouvées, affaibli par le sang qu’il avait perdu et les efforts prodigieux auxquels sa dernière lutte l’avait contraint, restait appuyé pâle et à demi évanoui contre le mur de cette maison qu’il était enfin parvenu à quitter, et dans laquelle il avait été si près de la mort.

Un flot d’amères pensées tournoyait dans son cerveau ; les incidents de cette nuit terrible bouleversaient sa raison. C’était vainement qu’il cherchait à renouer le fil de ses idées, si souvent et si brutalement rompu.

L’inconnu le considéra quelques minutes avec une profonde attention ; puis il s’approcha de lui, et lui posa la main sur l’épaule.

À cet attouchement subit, le gentilhomme tressaillit comme s’il avait reçu une commotion électrique.

– Eh quoi ! dit l’inconnu d’un ton de reproche, à peine entré dans la lutte, vous désespérez, don Tadeo ?

Le blessé secoua tristement la tête.

– Vous, don Tadeo ! dont les orages révolutionnaires ne sont jamais parvenus à courber le front altier ; vous qui, dans les circonstances les plus critiques, êtes toujours resté fort ; vous voici, pâle et abattu, sans foi dans le présent, sans espoir dans l’avenir, sans force et sans courage, devant les vaines menaces d’une femme !

– Cette femme, répondit-il sourdement, a toujours été mon mauvais génie. C’est un démon !

– Et quand bien même, s’écria énergiquement l’inconnu, cette femme réussirait à ourdir de nouveau contre vous une de ces trames infâmes dont elle a l’habitude, l’homme de cœur grandit dans la lutte ! Oubliez ces haines impuissantes qui ne sauraient vous atteindre ; souvenez-vous de ce que vous êtes, montez à la hauteur de la mission qui vous est imposée !

– Que voulez-vous dire ?

– Ne me comprenez-vous pas ? croyez-vous que Dieu qui vous a cette nuit, fait miraculeusement échapper à la mort, n’a pas sur vous de grands desseins ?… Frère ! ajouta-t-il avec autorité, cette existence qui vous a été rendue n’est plus à vous ; elle appartient à la Patrie !

Il y eut un moment de silence.

Don Tadeo semblait en proie à un profond désespoir.

Enfin, il regarda l’inconnu et lui dit avec un découragement amer :

– Que faire ? le ciel m’est témoin que mon seul désir, mon seul bonheur, serait de voir mon pays libre. Mais, depuis près de vingt ans que nous luttons, nous n’avons fait, hélas ! que passer d’une tyrannie à une autre, rivant chaque fois davantage les chaînes qui nous accablent ! Non ! le ciel lui-même semble nous défendre de lutter plus longtemps contre une destinée implacable. Vous savez par expérience que l’on ne peut avec des esclaves improviser des citoyens. La servitude étiole le moral, avilit l’âme, dégrade le cœur. Bien des générations se succéderont encore dans cette malheureuse contrée, avant que ses habitants soient aptes à former un peuple !

– De quel droit sondez-vous les desseins de la Providence ? reprit l’inconnu d’une voix imposante ; savez-vous ce qu’elle nous réserve ? qui vous dit que le triomphe passager de nos oppresseurs ne leur est pas accordé par Dieu, dans sa sagesse incommensurable, afin de rendre plus tard leur chute plus terrible ?

Don Tadeo, rendu à lui-même par les mâles accents de cette voix, se redressa fièrement et regardant attentivement son interlocuteur :

– Qui donc êtes-vous ? dit-il, vous dont la voix sympathique a remué les fibres les plus secrètes de mon cœur ! qui vous autorise à me parler ainsi ? Répondez ! qui êtes-vous ?

– Que vous importe qui je suis ? répondit impassiblement l’inconnu, si je parviens à vous persuader que tout est loin d’être perdu, et que cette liberté que vous croyez à jamais détruite, n’a jamais été aussi près de triompher, qu’il ne suffit peut-être que d’un sublime effort pour la reconquérir !

– Mais encore ? fit le blessé en insistant.

– Je suis celui qui vous a sauvé la vie il y a quelques minutes. Cela doit suffire.

– Non, dit avec force don Tadeo, car vous cachez vos traits sous un masque, et j’ai le droit de les connaître !

– Peut-être ! fit l’inconnu en ôtant lentement son loup de velours et montrant à don Tadeo aux rayons blafards de la lune, un visage aux traits mâles et accentués, à la physionomie loyale et sympathique.

– Oh ! mon cœur ne m’avait pas trompé ! s’écria le blessé, don Gregorio Peralta !

– Moi-même, don Tadeo ! répondit le jeune homme, – il avait à peine trente ans, – moi qui ne puis comprendre l’accablement de celui que les Vengeurs ont choisi pour chef !

– Comment savez-vous ? malgré notre amitié je vous avais toujours caché…

– N’étiez-vous pas condamné à mort ? interrompit don Gregorio ; c’est moi que les compagnons ont élu à votre place Roi des ténèbres, c’est-à-dire qu’ils ont mis entre mes mains un pouvoir immense dont, comme vous, je puis disposer sans contrôle. La mort délie du serment de silence imposé aux frères. Votre nom a donc été connu de tous ; j’ignorais que vous fussiez ce chef énergique qui a fait de notre société une puissance, de même que vous, mon ami le plus cher, vous ignoriez que je fusse l’un de vos soldats. Mais, grâce à Dieu ! vous êtes sauvé, don Tadeo ! reprenez votre place. Vous seul pouvez, dans les circonstances présentes, remplir dignement le poste que notre confiance vous a donné. Redevenez le Roi des ténèbres ! Mais, ajoutait-il d’une voix profonde, souvenez-vous que nous sommes les Vengeurs, que nous devons être sans pitié pour nous comme pour les autres, qu’un sentiment, un seul, doit rester vivace dans notre âme : l’amour de la Patrie !

Il y eut un silence.

Les deux hommes semblaient profondément réfléchir.

Enfin, don Tadeo releva fièrement la tête.

– Merci, don Gregorio ! dit-il d’une voix ferme, en lui serrant la main, merci de vos rudes paroles ! elles m’ont rendu à moi-même ! je serai digne de vous. Don Tadeo de Léon n’existe plus, les sicaires du tyran l’ont cette nuit fusillé sur la place Mayor. Il n’y a plus que le Roi des ténèbres ! le chef implacable des Cœurs Sombres ! Malheur à ceux que Dieu placera sur ma route ! je les broierai sans pitié ! Nous triompherons, don Gregorio ; car, à compter d’aujourd’hui je ne suis plus un homme, je suis l’épée vengeresse, l’ange exterminateur qui combat pour la Patrie !

En prononçant ces paroles, don Tadeo avait redressé sa taille imposante. Les traits si beaux et si nobles de son visage s’étaient animés ; ses yeux brillants lançaient des éclairs.

– Oh ! s’écria don Gregorio avec joie, je vous retrouve donc enfin, mon ami ! Oh ! merci ! merci, mon Dieu !

– Oui, frère ! continua le chef, à compter de ce moment la véritable lutte commence entre nous et le tyran, lutte sans pitié, sans trêve ni merci, qui ne s’achèvera que par l’extermination complète de nos ennemis ! Malheur à eux ! malheur !

– Ne perdons pas un instant ; partons ! dit don Gregorio.

– Où aller ? fit don Tadeo avec un sourire sardonique, ne suis-je pas légalement mort pour tous ? ma maison ne m’appartient plus.

– C’est vrai ! murmura le lieutenant des Cœurs Sombres ; eh bien ! qu’importe, demain la nouvelle de votre résurrection miraculeuse frappera nos ennemis comme d’un coup de foudre ! leur réveil sera terrible ! ils apprendront avec stupeur que l’athlète invincible, qu’ils croyaient avoir abattu pour jamais à leurs pieds, est debout et prêt à recommencer la lutte.

– Et cette fois, j’en jure Dieu ! s’écria don Tadeo avec énergie, la chute seule du tyran la terminera !

– Mais vous avez raison ; nous ne pouvons rester plus longtemps ici. Venez chez moi ; provisoirement vous y serez en sûreté, à moins, ajouta-t-il avec un sourire, que vous ne préfériez demander un asile à doña Rosario ?

Don Tadeo qui avait pris le bras de don Gregorio, s’arrêta soudain à cette question, dont son ami ne soupçonnait pas la portée terrible.

Un tremblement convulsif agita tous ses membres, une sueur froide inonda son visage.

– Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, mon Dieu ! j’avais oublié !

Don Gregorio fut effrayé de l’état dans lequel il le voyait.

– Qu’avez-vous ? au nom du ciel ! lui demanda-t-il.

– Ce que j’ai ! répondit le chef d’une voix saccadée, cette femme, ce serpent, que nous n’avons pas écrasé…

– Eh bien ?

– Oh ! je me rappelle maintenant ! elle m’a fait une horrible menace !… mon Dieu ! mon Dieu !…

– Expliquez-vous, mon ami, vous m’épouvantez.

– Par son ordre, doña Rosario a dû, cette nuit même, être enlevée !… qui sait si, furieuse de m’avoir vu échapper à ses assassins, cette femme ne l’a pas fait tuer !

– Oh ! c’est affreux ! s’écria don Gregorio, que faire ?

– Oh ! cette femme !… reprit le blessé, et ne pouvoir agir, ne savoir comment déjouer cet épouvantable complot !

– Volons chez doña Rosario ! fit don Gregorio.

– Hélas ! vous le voyez, je suis blessé ; à peine puis-je me soutenir.

– Eh bien ! quand vous ne pourrez plus marcher, je vous porterai ! dit résolument son ami.

– Merci, frère ! que Dieu nous soit en aide !

Et les deux hommes, appuyés l’un sur l’autre, s’élancèrent en toute hâte dans la direction de la demeure de celle qu’ils voulaient sauver.

Malgré sa volonté et son courage, don Tadeo sentit ses forces l’abandonner. Malgré tous ses efforts, il ne se soutenait qu’avec des difficultés extrêmes.

En ce moment, un bruit de chevaux se fit entendre à quelque distance. Des torches brillèrent et une troupe de cavaliers apparut dans l’éloignement.

– Oh ! oh ! fit don Gregorio, en s’arrêtant et cherchant à reconnaître quelles étaient les personnes qui survenaient, qui donc, au mépris des ordonnances de la police, ose courir les rues à cette heure de nuit ?

– Arrêtons-nous ! répondit don Tadeo. Je vois briller des uniformes. Ce sont des espions du ministre de la guerre.

– Vive Dieu ! s’écria don Gregorio, c’est le général Bustamente lui-même ! les deux complices vont s’expliquer ensemble !

– Oui, fit le blessé d’une voix haletante, il va chez la Linda.

Les cavaliers n’étaient plus qu’à une faible distance.

Les deux hommes craignant d’être surpris, se jetèrent vivement dans une rue latérale.

Le général et son escorte passèrent rapidement devant eux, sans les voir.

– Éloignons-nous en toute hâte, dit don Gregorio.

Son compagnon qui comprenait l’urgence d’une prompte fuite, fit un effort suprême.

Ils reprirent leur course.

Ils marchaient depuis une dizaine de minutes, lorsqu’ils entendirent de nouveau le pas de plusieurs chevaux devant eux.

– Qu’est-ce que cela signifie ? murmura le blessé, en essayant de plaisanter ; toute la population de Santiago court-elle donc les rues, cette nuit ?

– Hum ! dit don Gregorio, cette fois je veux en avoir le cœur net.

Tout à coup, une voix de femme retentit lamentablement en implorant du secours.

– Fais-la donc taire ! Carajas, dit un homme avec un geste brutal.

Mais le son de cette voix était parvenu jusqu’aux oreilles de don Tadeo et de son ami.

À cet accent qu’ils avaient reconnu, un frémissement de colère avait agité leurs membres ; ils s’étaient silencieusement serré la main. Leur parti était pris : mourir ou sauver celle qui les appelait à son aide.

– Eh ! eh ! qu’est ceci ? fit un autre individu, en ramenant vivement son cheval d’un écart.

Deux hommes, arrêtés au milieu de la rue, semblaient vouloir barrer le passage aux cavaliers.

Les nouveaux arrivants étaient cinq.

L’un d’eux portait une femme en travers sur le devant de sa selle.

– Holà ! cria celui qui venait de parler, retirez-vous, vous autres, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive malheur !

– Vous ne passerez pas ! répondit-on d’une voix sombre, à moins que vous ne nous livriez la femme que vous enlevez !

– Vous croyez ? reprit le cavalier en ricanant.

– Essayez ! fit don Gregorio en armant ses pistolets, mouvement silencieusement imité par don Tadeo auquel il avait donné des armes.

– Pour la dernière fois, retirez-vous ! cria le cavalier.

– Non !

– Nous vous passerons sur le ventre.

Et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient :

– En avant ! cria-t-il avec colère.

Les cinq cavaliers se ruèrent, le sabre haut, sur les deux hommes qui, fièrement campés au milieu de la rue, ne firent pas un mouvement pour les éviter.

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