XXII Explications

Nous retournerons maintenant à la chacra de don Gregorio Peralta, où avait été conduite doña Rosario après sa miraculeuse délivrance.

Les premiers jours, qui suivirent le départ des deux Français furent assez dénués d’incidents ; doña Rosario, enfermée dans sa chambre à coucher, restait presque continuellement seule.

La jeune fille, comme toutes les âmes blessées, cherchait à oublier la réalité pour se réfugier dans le rêve, afin de réunir et de conserver pieusement au fond de son cœur les quelques souvenirs heureux qui, parfois, étaient venus dorer d’un rayon de soleil la tristesse de son, existence.

Don Tadeo, complètement absorbé par ses hautes combinaisons politiques, ne la voyait que de loin en loin et pendant quelques minutes à peine.

Devant lui la jeune fille s’efforçait de paraître joyeuse, mais elle souffrait davantage encore de la nécessité de cacher au fond de son cœur le mal qui la dévorait.

Parfois elle descendait au jardin ; rêveuse, elle s’arrêtait sous le bosquet où avait eu lieu sa rencontre avec Louis, et elle restait des heures entières à penser à celui qu’elle aimait et qu’elle-même avait contraint à s’éloigner d’elle pour jamais.

Cette pauvre enfant, si belle, si douce, si pure, si digne d’être aimée, était condamnée par un destin implacable à mener continuellement une vie de souffrances et d’isolement, sans un parent, sans un ami auquel elle pût confier le secret de sa douleur.

Elle avait seize ans à peine, et déjà son âme froissée se repliait sur elle-même, son teint s’étiolait, sa démarche devenait languissante, ses grands yeux bleus pleins de larmes se fixaient incessamment vers le ciel, comme vers le seul refuge qui lui restât ; elle ne semblait plus tenir à la terre que par un fil léger que le moindre choc de l’adversité devait rompre.

C’était une étrange histoire que celle de cette jeune fille.

Jamais elle n’avait connu ses parents ; elle n’avait gardé aucune souvenance des baisers de sa mère, chaudes caresses du jeune âge qui font encore tressaillir de joie dans l’âge mûr.

Du plus loin qu’elle se rappelait, elle se voyait seule, seule toujours, livrée à des mains mercenaires et indifférentes.

Les joies naïves de l’enfance lui étaient restées étrangères, elle n’en avait connu que les ennuis et les tristesses, privée constamment de ces amitiés du jeune âge qui préparent insensiblement l’âme aux doux épanouissements, font éclore le rire au milieu des larmes et consolent dans un baiser.

Don Tadeo était la seule personne qui se fût attachée à elle, jamais il ne l’avait abandonnée, veillant avec le plus grand soin à son bien-être matériel, lui souriant et lui adressant toujours de bonnes et douces paroles ; mais don Tadeo était un homme beaucoup trop sérieux pour comprendre ces mille petits soins qu’exige l’éducation d’une jeune fille. Elle ne pouvait avoir pour lui que cette amitié profonde, mais respectueuse, qui éloigne ces confidences naïves que l’on n’ose faire qu’à une mère ou à une compagne de son âge.

Les visites de don Tadeo étaient entourées d’un mystère incompréhensible ; parfois, sans cause apparente, il lui faisait subitement quitter les gens auxquels il l’avait confiée, l’emmenait avec lui, après lui avoir fait d’abord changer de nom et l’obligeait à de longs voyages – c’était ainsi qu’elle était allée en France – puis tout à coup il la ramenait au Chili, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, sans jamais vouloir lui expliquer les raisons de la vie errante à laquelle il l’obligeait. Contrainte par son isolement à ne compter que sur elle-même, forcée à réfléchir dès que les premières lueurs de la raison s’étaient fait jour dans son cerveau, cette jeune fille, si frêle et si délicate en apparence, était douée d’une énergie et d’une fermeté de caractère qu’elle ignorait elle-même, mais qui la soutenaient à son insu et devaient, si pour elle sonnait un jour l’heure du danger, lui être d’un grand secours.

Souvent la jeune fille, poussée par cet instinct de curiosité si naturel à son âge, dans la position exceptionnelle où elle se trouvait, avait cherché par des questions adroites à saisir quelques lueurs qui pussent la guider dans ce dédale ; tout avait été inutile, don Tadeo était resté muet.

Un jour seulement, après l’avoir longtemps contemplée avec tristesse, il l’avait serrée sur son cœur, en lui disant d’une voix entrecoupée :

– Pauvre enfant ! je saurai te protéger contre tes ennemis.

Quels pouvaient être ces ennemis redoutables ? pourquoi s’acharnaient-ils ainsi sur une enfant de seize ans, qui ignorait le monde et n’avait jamais fait de mal à personne ?

Ces questions que doña Rosario se posait incessamment, restaient toujours sans réponse.

Seulement elle entrevoyait dans sa vie un de ces mystères terribles qui causent la mort des imprudents qui s’obstinent à les découvrir ; aussi ses jours se passaient dans des frayeurs continuelles, enfantées par son imagination.

Un soir que, triste et songeuse comme à son ordinaire, blottie frileusement au fond d’un fauteuil dans sa chambre à coucher, elle feuilletait un livre qu’elle ne lisait pas, don Tadeo se présenta à elle.

Le gentilhomme la salua comme il faisait toujours en la baisant au front, prit un siège, s’assit en face d’elle, et après l’avoir un instant contemplée avec mélancolie :

– J’ai à vous parler, Rosario, lui dit-il doucement.

– Je vous écoute, mon ami, répondit-elle en essayant de sourire.

Mais avant de rapporter cette conversation, nous devons donner au lecteur certaines explications nécessaires.

De même que toutes les autres contrées de l’Amérique du Sud, le Chili, longtemps courbé sous le joug espagnol, avait conquis son indépendance plutôt grâce à la faiblesse de son ancien maître que par ses propres forces.

Le système suivi dès le principe par les autorités espagnoles, avait arrêté chez les peuples de ces contrées le développement de ces idées philosophiques qui donnent à l’homme la conscience de sa propre valeur, le rendent un jour apte à conquérir la liberté et mûr pour en jouir dans de justes limites.

Nous l’avons dit dans un précédent ouvrage , les Américains du Sud n’ont aucune des vertus de leurs ancêtres ; en revanche, ils en possèdent tous les vices. Dénuée de cette éducation première, sans laquelle il est impossible de faire ou seulement de concevoir de grandes choses, la nation chilienne, libre par un coup inespéré du hasard, se trouva immédiatement le jouet de quelques intrigants qui cachèrent sous de grands mots de patriotisme une ambition effrénée ; vainement elle lutta, la nonchalance innée de ses habitants, la légèreté de leur caractère, fut un obstacle invincible à toute amélioration réelle.

À l’époque où nous sommes arrivés, le Chili se débattait sous la pression du général Bustamente. Cet homme, non content d’être ministre d’une République, ne rêvait rien moins que de s’en faire proclamer le chef, sous le titre de protecteur.

La réalisation de cette idée n’était pas impossible. Par sa position géographique, le Chili est presque indépendant de ces voisins incommodes qui, dans les États de l’Ancien-Monde, surveillent tous les actes d’une nation, prêts à mettre leur veto dès que leur intérêt semble menacé.

D’un côté, séparé du Haut Pérou par le vaste désert d’Atacama, presque infranchissable, la Bolivie pouvait seule hasarder quelques observations timides, mais le général Bustamente se réservait in petto d’englober cette République dans sa nouvelle confédération ; d’un autre côté, d’immenses solitudes et la Cordillère le séparaient de Buenos Ayres, qui n’avait ni la volonté, ni la puissance de s’opposer à ses projets. Un seul peuple pouvait lui faire une rude guerre, c’était le peuple araucan ; cette petite nation indomptable, entrée comme un coin de fer dans le Chili, inquiétait vivement le général. Il résolut de traiter avec le toqui Araucan, déterminé, lorsque ses projets auraient réussi, à réunir toutes ses forces pour conquérir ce pays qui avait résisté à la puissance espagnole.

En un mot, le général Bustamente rêvait de créer à l’extrémité sud de l’Amérique, avec le Chili, l’Araucanie et la Bolivie confédérés, une nationalité rivale des États-Unis.

Malheureusement pour le général, il n’y avait pas en lui l’étoffe d’un grand homme.

Le général Bustamente était tout simplement un soldat parvenu, ignorant, cruel, et qui ne doutait de rien.

Lorsque l’Amérique leva contre la métropole l’étendard de la révolte, de nombreuses sociétés secrètes furent fondées sur tous les points du territoire.

La plus redoutable sans contredit fut celle des Cœurs Sombres.

Les hommes qui se placèrent à la tête de cette société étaient tous des gens intelligents, instruits, dont, pour la plupart, les études s’étaient faites en Europe et qui, ayant vu de près les grands principes de la Révolution française, voulaient les appliquer dans leur pays et régénérer leur nation.

Après la proclamation de l’indépendance chilienne les sociétés secrètes n’ayant plus de but, disparurent.

Une seule persista à rester debout : la société des Cœurs Sombres ; c’est que celle-là ne voulait pas la licence sous le manteau de la liberté, elle comprenait qu’elle avait une grande et sainte mission à remplir, que sa tâche non-seulement n’était pas terminée, mais qu’elle commençait à peine.

Il fallait instruire ce peuple, le rendre digne de prendre place parmi les nations, et surtout le délivrer des tyrans qui voudraient l’asservir.

Cette mission, la société des Cœurs Sombres la remplit sans relâche, luttant constamment contre les pouvoirs oppresseurs qui se succédaient, et les renversant sans pitié.

Protées insaisissables, les membres de cette société échappaient aux recherches les plus actives ; si parfois quelques-uns tombaient dans l’arène, ils mouraient le front haut, confiants dans l’avenir et léguant à leurs frères le soin de continuer leur tâche.

La guérison du général Bustamente causa aux Cœurs Sombres un moment de stupeur ; mais don Tadeo, qui avait fait répandre partout la nouvelle de la façon miraculeuse, dont il avait survécu à son exécution, leur rendit, en se plaçant de nouveau à leur tête, non pas le courage qui ne leur avait pas failli, mais l’espoir.

Quel que grande que fût l’habileté des manœuvres employées par le général pour la réussite de ses projets, les Cœurs Sombres, qui avaient partout des affidés, l’avaient deviné ; ils surveillaient avec soin toutes ses démarches, car ils prévoyaient que le moment était proche où leur ennemi jetterait le masque.

Ils avaient appris le départ pour Valdivia du général convalescent.

Pour quelle raison, lorsque sa santé était encore si chancelante et que le repos lui était si nécessaire, se rendait-il dans cette province éloignée.

Il fallait le savoir à tout prix et se préparer pour une éventualité, quelle qu’elle fût.

Dans une réunion de la société, les mesures furent prises ; de plus, il fut résolu que le Roi des ténèbres se rendrait lui-même à Valdivia, afin, le cas échéant, de pouvoir prendre l’initiative de la résistance.

Mais don Tadeo ne voulait pas laisser derrière lui doña Rosario exposée aux coups de la Linda ; il pouvait seul défendre la jeune fille, n’était-il pas son unique soutien ?

Dès que les Cœurs Sombres furent dispersés, don Tadeo revint donc à la chacra et se présenta à doña Rosario.

– Chère enfant, lui dit-il, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre.

– Parlez ! mon ami, répondit-elle.

– Des affaires urgentes exigent ma présence le plus tôt possible à Valdivia.

– Oh ! fit-elle avec un mouvement d’effroi, vous ne me laisserez pas ici, n’est-ce pas ?

– J’en avais d’abord l’intention, reprit-il, cette retraite me paraissait réunir toutes les garanties de sûreté, mais rassurez-vous, ajouta-t-il, j’ai changé d’avis ; j’ai pensé que peut-être vous préféreriez m’accompagner.

– Oh oui ! dit-elle vivement, que vous êtes bon ! quand partons-nous ?

– Demain ! chère enfant, au lever du soleil.

– Je serai prête, répondit-elle en lui tendant son front sur lequel il déposa un baiser.

Don Tadeo se retira.

La jeune fille s’occupa immédiatement des préparatifs de son voyage.

Que lui importait d’être dans un endroit plutôt que dans un autre, puisque partout elle était condamnée à souffrir !

Qui sait si la pauvre enfant, sans oser se l’avouer à elle-même, n’espérait pas revoir celui qu’elle aimait ?

L’amour est un rayon de soleil divin qui illumine les nuits les plus sombres !

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