XII L’espion

La jeune fille délivrée, les quatre hommes étaient partis à fond de train.

Dix minutes plus tard, ils sortaient de la ville.

Leur course devint plus rapide encore, sur la large route qui conduit à Talca.

– Eh ! eh ! dit Valentin tout en galopant, à son frère de lait, nous jouons aux barres, ce me semble. Nous entrons dans la ville par une porte pour sortir immédiatement par une autre. Il paraît que nous ne verrons pas encore cette fois la capitale du Chili.

À part ces quelques mots, auxquels Louis ne répondit que par un haussement insouciant des épaules, aucune parole ne fut échangée pendant une heure que dura cette course précipitée.

Aux rayons blafards de la lune, les arbres défilaient de chaque côté du chemin, comme une légion de lugubres fantômes.

Bientôt les murs blancs d’une chacra – ferme – importante, surgirent à l’horizon.

– C’est là ! fit don Gregorio en la désignant du doigt.

Ils l’atteignirent en peu d’instants.

La porte était ouverte. Un homme se tenait en vedette, immobile sur le seuil.

Les fugitifs s’engouffrèrent comme un ouragan dans le patio. La porte se referma immédiatement derrière eux.

– Quoi de nouveau, tio Pepito ? demanda don Gregorio en mettant pied à terre à l’homme qui semblait attendre, sa venue.

– Rien, mi amò ! – mon maître ! – rien de bien important, répondit tio Pepito, petit homme trapu, à la face ronde, éclairée par deux yeux gris pleins de malice.

– Ceux que j’attendais ne sont-ils pas arrivés ?

– Pardonnez-moi, mi amò ! il y a une heure déjà qu’ils sont à la chacra. Ils disent qu’il faut qu’ils repartent de suite ; ils vous attendent avec impatience.

– Très-bien ! annoncez-leur que je suis arrivé, et que dans deux ou trois secondes je serai à leurs ordres.

Le mayoral, car cet homme était le majordome de la chacra, entra sans répondre dans la maison.

Don Tadeo, qui paraissait fort bien connaître le lieu où il se trouvait, avait disparu, lui aussi, en emportant dans ses bras la jeune fille évanouie.

Les deux Français restèrent seuls avec le chacarero. Celui-ci s’avança vers eux.

– Maintenant que vous êtes, à ce que nous supposons, provisoirement du moins en sûreté, monsieur, lui dit Valentin, il ne nous reste plus qu’à prendre congé de vous.

– Non pas ! s’écria don Gregorio, il n’en sera pas ainsi, diable ! comme vous dites, vous autres Français, ajouta-t-il en souriant, le hasard ne procure pas assez souvent d’amis aussi sûrs que vous autres, pour qu’on les laisse ainsi s’en aller quand une fois on les tient. Vous resterez ici, s’il vous plaît ! notre connaissance ne doit pas se borner là.

– Si notre concours peut encore vous être utile, monsieur, dit noblement le comte, nous nous tenons à votre disposition.

– Merci ! dit-il d’une voix émue en leur serrant chaleureusement la main ; je n’oublierai jamais que je vous dois la vie et celle de mon ami. À quoi puis-je vous être utile ?

– Hé ! fit Valentin en riant, à rien et à tout, c’est selon, Caballero !

– Expliquez-vous, reprit don Gregorio.

– Dame ! vous comprenez : nous sommes étrangers dans ce pays…

Le Chilien semblait les examiner attentivement.

– Depuis quand êtes-vous arrivés ? demanda-t-il.

– Ma foi ! à l’instant. Vous êtes les premières personnes avec lesquelles nous nous soyons trouvés en rapport.

– Bien ! fit lentement don Gregorio ; je vous ai dit que je me mettais à votre disposition, n’est-ce pas ?

– Oui, et nous vous en remercions sincèrement, bien que nous comptions n’avoir jamais besoin de vous rappeler cette offre obligeante.

– Je comprends votre délicatesse ; mais un service comme celui que vous nous avez rendu, à mon ami et à moi, lie éternellement. Ne vous occupez pas de votre fortune ; elle est faite.

– Pardon ! pardon ! fit Valentin. Nous ne nous entendons plus du tout, vous vous trompez sur notre compte ; nous ne sommes pas de ces gens qui se font payer pour avoir agi selon leur cœur ; vous ne nous devez rien.

– Je ne prétends pas vous payer, messieurs ; je veux uniquement vous attacher à moi, vous proposer de partager ma bonne ou ma mauvaise fortune ; en un mot, je vous offre d’être votre frère.

– Dans ce sens-là, nous acceptons, dit Louis, et nous saurons nous montrer dignes de cette précieuse faveur.

– Je n’en doute pas ; seulement, ne vous méprenez pas au sens de mes paroles, la vie que je mène en ce moment est pleine de périls.

– J’y compte bien ! dit Valentin en riant. La scène à laquelle nous avons assisté, et dont nous avons peut-être un peu brusqué le dénouement, nous fait supposer que votre existence n’est pas des plus paisibles.

– Ce que vous avez vu n’est rien encore. Vous ne connaissez personne en ce pays ?

– Personne.

– Ainsi, vos opinions politiques sont nulles ?

– Au point de vue Chilien, complètement.

– Bravo ! s’écria don Gregorio avec élan ; touchez là, c’est entre nous à la vie et à la mort !

– C’est dit ! fit Valentin en riant ; et si vous conspirez…

– Eh bien ? demanda le Chilien, en fixant sur lui un regard interrogateur.

– Nous conspirerons avec vous pardieu ! c’est convenu.

Les trois hommes échangèrent une cordiale poignée de main.

Don Gregorio les fit alors conduire par le majordome dans une chambre où tout était préparé pour les recevoir.

– Bonne nuit et à demain ! leur dit-il en les quittant.

– Eh ! eh ! fit Valentin en se frottant les mains, cela se dessine ; je crois que nous nous amuserons ici.

– Hum ! répondit Louis avec une certaine inquiétude, conspirer.

– Eh bien, après ? fit Valentin ; cela t’effraie-t-il ? souviens-toi cher ami, que les meilleures pêches se font en eau trouble.

– Alors, répliqua Louis en riant, si mes pressentiments sont justes, la nôtre sera miraculeuse.

– J’y compte bien, dit Valentin, en souhaitant le bonsoir au majordome qui se retira après leur avoir fait un profond salut.

Le cuarto – chambre – où les jeunes gens se trouvaient était blanchi à la chaux et dénué de meubles, à part deux cadres en chêne garnis d’un cuir de bœuf, qui servaient de lit, une table massive à pieds contournés, et quatre sièges recouverts en cuir.

Dans un angle de cette pièce, une petite bougie de cire verte brûlait devant une estampe grossièrement illuminée, qui avait la prétention de reproduire les traits de la Vierge.

C’était le strict nécessaire réduit à sa plus simple expression.

– Eh ! fit Louis en jetant un regard autour de lui, les Chiliens ne me produisent pas l’effet d’être forts sur le confortable.

– Bah ! répondit Valentin, nous avons ce qu’il nous faut. On dort bien partout quand on est fatigué. Cette chambre vaut mieux que le bivouac dont nous étions menacés.

– Tu as raison. Couchons-nous donc, nous ne savons pas ce que demain nous réserve.

Un quart d’heure après, les deux jeunes gens dormaient profondément.

En même temps que les Français disparaissaient dans la maison, à la suite du majordome, don Tadeo en sortait par une autre porte.

– Eh bien ? lui demanda don Gregorio.

– Elle repose. Sa frayeur est calmée, répondit don Tadeo ; la joie qu’elle a éprouvée en me reconnaissant, moi qu’elle croyait mort, lui a causé une crise salutaire.

– Tant mieux ! donc de ce côté nous pouvons être tranquilles ?

– Complètement.

– Vous sentez-vous assez fort pour assister à une entrevue importante ?

– Est-il donc nécessaire que je sois présent ?

– Je tiendrais à ce que vous entendissiez les communications qu’un de nos émissaires va me faire dans un moment.

– C’est bien imprudent à vous, observa don Tadeo, de recevoir un tel homme dans votre maison !

– Oh ! ne craignez rien ! je le connais de longue date. Et puis il ignore chez qui il se trouve ; il a été amené les yeux bandés par deux de nos frères. Du reste, nous serons masqués.

– Allons ! puisque vous le désirez, je suis à vous.

Les deux amis, après s’être couvert le visage de loups de velours noir, entrèrent dans la salle où se tenaient ceux qui les attendaient.

Cette pièce qui servait de salle à manger, était vaste et garnie d’une large table ; elle était faiblement éclairée par deux candilejos, dans lesquels brûlaient de minces chandelles de suif jaune faites à la baguette, qui ne répandaient qu’une lueur douteuse, insuffisante pour distinguer parfaitement les objets ainsi laissés dans une demi-obscurité.

Trois hommes, couverts de ponchos bariolés et de chapeaux à larges bords rabattus sur les yeux, fumaient nonchalamment leurs minces papetitos, en se chauffant autour d’un brasero en cuivre placé au milieu de la salle, et dans lequel achevaient de se consumer lentement des noyaux d’olives.

À l’entrée des chefs des Cœurs Sombres, ces hommes se levèrent.

– Pourquoi, demanda don Tadeo qui reconnut du premier coup d’œil l’émissaire, n’avez-vous pas attendu, don Pedro, la réunion de demain à la Quinta Verde, pour communiquer au conseil les révélations que vous avez à faire ?

L’homme que l’on nommait don Pedro salua respectueusement.

C’était un individu de trente à trente-cinq ans, d’une taille haute. Sa figure, taillée en lame de couteau, avait une expression cauteleuse et fourbe.

– Ce que j’ai à dire ne regarde qu’indirectement les Cœurs Sombres, fit-il.

– Alors, que nous importe ? interrompit don Gregorio.

– Mais cela intéresse beaucoup les chefs et particulièrement le chef Roi des ténèbres.

– Expliquez-vous donc, car il est devant vous, reprit don Tadeo en faisant un pas en avant.

Don Pedro lui jeta à la dérobée un regard qui sembla vouloir percer le tissu de son masque.

– Ce que je dirai sera court, répliqua-t-il ; je vous laisse le soin de juger de son importance. Le général don Pancho Bustamente assistera demain à la réunion.

– Vous en êtes sûr ? exclamèrent les deux conspirateurs avec un étonnement qui tenait beaucoup de l’incrédulité.

– C’est moi qui l’y ai déterminé.

– Vous ?

– Moi !

– Ignorez-vous donc, s’écria don Tadeo avec violence, de quelle façon nous punissons les traîtres ?

– Je ne suis pas un traître, puisqu’au contraire je livre entre vos mains votre plus implacable ennemi.

Don Tadeo lui jeta un regard soupçonneux.

– Ainsi le général ignore ?…

– Tout, fit don Pedro.

– Dans quel but cherche-t-il à s’introduire au milieu de nous ?

– Ne le devinez-vous pas ? dans celui de surprendre votre secret.

– Mais il risque sa tête.

– Pourquoi ? tout adepte doit être présenté par un parrain qui seul le connaisse. Nul ne doit voir son visage. Eh bien ! je le présente, ajouta-t-il avec un sourire d’une expression étrange.

– C’est juste. Mais s’il soupçonne votre trahison ?

– J’en subirai les conséquences ; mais il ne la soupçonnera pas.

– Pourquoi cela ? demanda don Gregorio.

– Parce que, répondit l’espion avec un cynique sourire, depuis dix ans le général se sert de moi, et que, depuis dix ans, il n’a eu qu’à se louer des services que je lui ai rendus.

Il y eut un silence.

– Tenez ! fit don Gregorio après une assez longue pause, cette fois ce n’est pas dix onces, mais vingt que vous avez gagnées. Continuez à nous être fidèle.

Et il lui mit une lourde bourse dans la main.

L’espion la saisit avec un geste de convoitise et la fit prestement disparaître sous son poncho.

– Vous n’aurez aucun reproche à m’adresser, répondit-il en s’inclinant.

– Je le souhaite ! fit don Tadeo qui réprima à grand’peine un geste de dégoût ; souvenez-vous que nous serions sans pitié !

– Je le sais !

– Adieu !

– À demain !

Les hommes qui l’avaient amené et qui, pendant cet entretien, étaient restés immobiles, s’approchèrent de lui sur un geste de don Gregorio, lui bandèrent de nouveau les yeux et l’emmenèrent.

– Est-ce un traître ? se demanda don Gregorio, en écoutant le bruit des chevaux qui s’éloignaient.

– Notre devoir est de le supposer, répondit gravement le Roi des ténèbres.

Les deux conspirateurs, au lieu de se livrer à un repos qui devait leur être si nécessaire, causèrent longuement entre eux, afin de prendre toutes les mesures de sûreté qu’exigeait la gravité de la scène qui devait se passer le lendemain à la réunion des conjurés.

Cependant don Pedro avait été ramené au galop jusqu’à Santiago.

Arrivés à une des portes, ses guides le quittèrent et disparurent, chacun d’un côté opposé.

Dès qu’il fut seul, l’espion ôta le mouchoir qui lui couvrait les yeux.

– Hum ! dit-il avec un sourire sinistre, en faisant sauter dans sa main droite la bourse que don Gregorio lui avait donnée, c’est joli vingt onces d’or ! voyons à présent si le général Bustamente sera aussi généreux que ses ennemis. Eh ! les nouvelles que je lui apporte sont importantes pour lui ; tâchons qu’il les paie cher !

Après avoir promené les yeux autour de lui afin de s’orienter, il se dirigea au grand trot vers le palais du gouvernement, tout en murmurant à part lui :

– Bah ! les temps sont durs ! si l’on n’était pas un peu adroit, il n’y aurait réellement pas moyen d’élever honnêtement sa famille !

Cette réflexion, d’une moralité un peu risquée, fut accompagnée d’une grimace dont l’expression aurait donné fort à penser à don Tadeo, s’il avait pu l’apercevoir.

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