XXX La protestation

Les trois voyageurs retournèrent à Valdivia avec une telle rapidité, qu’à peine s’ils mirent une heure et demie à franchir l’espace qui les séparait de la ville.

Ils croisèrent en chemin le général don Pancho Bustamente, qui se rendait à la cérémonie à la tête d’un détachement de lanceros et suivi d’un nombreux état-major.

Les Cœurs Sombres passèrent sans attirer l’attention.

Don Tadeo jeta un regard ironique à son ennemi.

– Voyez donc, dit-il avec un sourire railleur à don Gregorio, le général se croit déjà Protecteur, quelle pose majestueuse il affecte !

– Eh ! fit don Gregorio en ricanant, entre la coupe et les lèvres, il sait pourtant qu’il y a place pour un malheur.

Dix heures sonnaient à l’instant où ils entraient dans Valdivia.

La ville était à peu près déserte ; tous ceux que des affaires urgentes ne retenaient pas chez eux en avaient profité pour se rendre dans la plaine, où devaient être renouvelés les traités entre les Chiliens et les Araucans.

Cette cérémonie intéressait fort les habitants de la province, elle était pour eux une garantie de tranquillité pour l’avenir, c’est-à-dire la liberté de se livrer en toute sécurité à leurs transactions commerciales avec les Indiens.

Plus que toutes les autres provinces du Chili, celle de Valdivia redoute les hostilités avec ses redoutables voisins, séparée entièrement du territoire de la République, livrée à ses propres forces, le moindre mouvement parmi les Moluchos anéantit son commerce.

Si les habitants paraissaient avoir émigré pour la plupart, provisoirement s’entend, il n’en était pas de même des soldats ; la garnison nombreuse, puisqu’elle se composait, chose inouïe et qui ne s’était jamais vue en temps de paix, de quinze cents hommes, s’était encore accrue depuis deux jours, et principalement pendant la nuit précédente, de deux régiments de cavalerie et d’un bataillon d’artillerie.

À quoi bon un tel déploiement de forces que rien ne justifiait ?

Les quelques habitants demeurés dans la ville éprouvaient à ce sujet une vague inquiétude dont ils ne pouvaient se rendre compte.

Il est un fait singulier que nous voulons signaler ici, sans que pourtant nous nous chargions de l’expliquer, car toujours il nous a paru inexplicable.

Lorsqu’un grand événement, quel qu’il soit, doit s’accomplir dans un pays, un pressentiment vague semble en avertir les habitants ; les hommes et les choses prennent un aspect étrange, la nature elle-même, s’associant à cette disposition des esprits, s’assombrit sensiblement ; un fluide magnétique court dans toutes les veines, une oppression pénible serre toutes les poitrines, l’atmosphère devient plus lourde, le soleil perd de son éclat, ce n’est qu’à voix basse que l’on se communique l’un à l’autre les impressions que l’on éprouve ; en un mot, il y a dans l’air un je ne sais quoi d’incompréhensible, qui dit à l’homme d’un ton lugubre :

– Prends garde, une catastrophe te menace !

Et cela est si vrai, ce pressentiment fatal est si général, que lorsque l’événement a eu lieu, que la crise est passée, chacun s’écrie instinctivement :

– Je le sentais !…

Nul, cependant, n’aurait pu dire pourquoi il prévoyait le cataclysme.

C’est que le sentiment de la conservation, que Dieu a déposé dans le cœur de l’homme, ce sentiment qui fait sa sauve-garde, est tellement fort, que lorsqu’un danger s’approche de lui il lui crie immédiatement :

– Gare !

Valdivia était en ce moment affaissée sous le poids d’une appréhension inconnue.

Les rares bourgeois restés dans la cité se hâtaient de regagner leurs demeures.

De nombreuses patrouilles de cavalerie et d’infanterie parcouraient les rues dans tous les sens. Les canons roulaient avec un bruit sinistre, et allaient prendre position aux angles des places principales.

Au cabildo – maison de ville – une foule d’officiers et de soldats entraient et sortaient d’un air affairé.

Des estafettes se succédaient sans cesse, et après avoir remis les ordres dont elles étaient chargées, repartaient ventre-à-terre.

Cependant, aux coins des rues, des hommes couverts de grands manteaux, le chapeau rabattu sur les yeux, haranguaient les ouvriers et les marins du port, et formaient des groupes qui, d’instants en instants, se faisaient plus épais.

Dans ces groupes, on commençait à voir briller des armes, des canons de fusils, des baïonnettes, et des fers de lances reluisaient au soleil.

Quand ces hommes mystérieux supposaient avoir accompli à un endroit la tâche qu’ils s’étaient imposée, ils allaient à un autre.

Immédiatement après leur départ, derrière eux, comme par enchantement, des barricades s’improvisaient et interceptaient le passage.

Dès qu’une barricade était terminée, une sentinelle aux traits énergiques, un ouvrier les bras nus, mais dont la main calleuse brandissait un fusil, une hache ou un sabre, se plaçait à son sommet, et criait au large à tous ceux qui voulaient s’approcher.

En entrant dans la ville, don Tadeo et ses compagnons se trouvèrent complètement barricadés.

Don Tadeo sourit avec triomphe.

Les trois hommes franchirent au galop les barricades qui s’ouvrirent devant eux.

Les sentinelles les saluaient au passage.

Nous avons oublié de dire que tous trois étaient masqués.

Il y avait quelque chose de saisissant dans la marche de ces trois fantômes, devant lesquels tous les obstacles s’abaissaient.

Si parfois, en les apercevant, un bourgeois attardé se hasardait à demander timidement quels étaient ces hommes masqués, il recevait pour réponse :

– C’est le Roi des ténèbres et ses lieutenants !

Et le bourgeois, frissonnant de terreur, se signait dévotement et s’enfuyait épouvanté.

Les trois hommes arrivèrent ainsi à l’entrée de la place Mayor.

Là, deux pièces de canon en batterie leur barrèrent le passage.

Les artilleurs étaient auprès de leurs pièces, ils attendaient mèche allumée.

Don Tadeo fit un signe.

L’officier qui commandait s’approcha de lui.

Don Tadeo se pencha sur le cou de son cheval, et dit à voix basse quelques mots à l’officier.

Celui-ci salua respectueusement, et, se tournant vers ses soldats :

– Laissez passer ces messieurs, fit-il.

Dans toutes les villes de l’Amérique espagnole, il y a une fontaine monumentale au centre de la place Mayor.

Ce fut vers cette fontaine que don Tadeo conduisit ses compagnons.

Une centaine d’individus épars çà et là, et qui paraissaient l’attendre, se réunirent à son approche.

– Eh bien, demanda don Tadeo à Valentin, comment trouvez-vous notre promenade ?

– Ravissante ! répondit celui-ci ; seulement, je crois que les coups ne tarderont pas à pleuvoir, et que bientôt nous entendrons siffler les balles.

– Je l’espère, dit froidement le conspirateur.

– Ah ! fit le jeune homme, eh bien, tout est pour le mieux, alors.

– Vous allez assister à un spectacle intéressant, soyez tranquille.

– Oh ! je m’en rapporte à vous pour cela ! C’est égal, je suis content de ne pas avoir manqué cette occasion.

– N’est-ce pas ?

– Ma foi oui !… C’est étonnant comme on s’instruit en voyageant, ajouta-t-il en forme de parenthèse.

Les individus réunis auprès de la fontaine les entourèrent avec toutes les marques du plus profond respect.

Ceux-là étaient les fidèles, les Cœurs Sombres, sur lesquels on pouvait entièrement compter.

– Messieurs, dit don Tadeo, la lutte va bientôt commencer, je veux enfin que vous me connaissiez, et que vous sachiez quel est l’homme qui vous commande, et il jeta son masque loin de lui.

Un frémissement d’enthousiasme parcourut les rangs des conjurés.

– Don Tadeo de Léon ! s’écrièrent-ils avec un étonnement mêlé d’une espèce de vénération pour cet homme qui avait souffert pour la cause commune.

– Oui, messieurs, répondit don Tadeo de Léon, celui que les sicaires du tyran avaient condamné à mort, et que Dieu a miraculeusement sauvé, afin d’être aujourd’hui l’instrument de sa vengeance.

Tous les conjurés se pressèrent tumultueusement autour de lui.

Ces hommes aux impressions spontanées, essentiellement superstitieux, ne doutaient plus de la victoire, puisqu’ils avaient à leur tête celui que Dieu, dans leur croyance, avait si manifestement sauvegardé.

Don Tadeo comptait intérieurement sur cette manifestation pour augmenter l’ardeur des conjurés, et augmenter encore le prestige dont il jouissait ; le résultat avait répondu à son attente.

– Chacun est-il à son poste ? demanda-t-il.

– Oui.

– Les armes et les munitions sont distribuées ?

– À tout le monde.

– Toutes les barricades faites ? toutes les portes de la ville gardées ?

– Toutes.

– C’est bien. Maintenant, attendez.

Le calme se rétablit.

Tous ces hommes connaissaient depuis longtemps don Tadeo, ils appréciaient son caractère à sa juste valeur ; déjà ils lui avaient voué une amitié sans bornes : maintenant qu’ils savaient que le Roi des ténèbres et don Tadeo étaient la même personne, ils étaient prêts à se faire tuer pour lui.

La nouvelle de la reconnaissance qui venait d’avoir lieu sur la place s’était répandue dans toute la ville avec la rapidité d’une traînée de poudre, et avait encore ajouté à la fermentation qui régnait. Pendant les quelques mots échangés entre le chef des conjurés et ses acolytes, un régiment d’infanterie s’était rangé en bataille devant le cabildo, flanqué à droite et à gauche par deux escadrons de lanceros.

– Attention, commanda don Tadeo.

Un frémissement d’impatience parcourut les rangs des hommes groupés autour de lui.

– Eh ! eh ! murmura Valentin avec ce ricanement moqueur qui lui était particulier, cela se dessine ; Caramba ! nous n’allons pas tarder à nous amuser.

Les portes du cabildo s’ouvrirent avec fracas.

Un général, suivi d’un brillant état-major, prit place au haut des marches du grand escalier, puis parurent plusieurs sénateurs en grand costume qui se groupèrent auprès de lui.

Sur un signe du général, un roulement de tambours se fit entendre.

Lorsque le silence fut complet, un sénateur, qui tenait à la main un rouleau de papier, fit quelques pas en avant et se prépara à lire.

– Bah ! fit le général en l’arrêtant par le bras, pourquoi perdre votre temps à lire tout ce fatras ? laissez-moi faire.

Le sénateur, qui intérieurement ne demandait pas mieux que d’être dispensé de la commission épineuse dont il s’était chargé à son corps défendant, roula ses papiers et se retira en arrière.

Le général se campa fièrement sur la hanche, appuya la pointe de son épée sur le sol et dit d’une voix haute, qui fut parfaitement entendue de tous les coins de la place :

– Peuple de la province de Valdivia, le Sénat souverain, réuni en congrès à Santiago de Chile, a pris à l’unanimité les résolutions suivantes : 1° Les diverses provinces de la République chilienne composeront des États indépendants réunis sous le titre de Confédération des États-Unis de l’Amérique du Sud ; 2° Le vaillant et très-excellent général don Pancho Bustamente a été élu Protecteur de la Confédération chilienne ; peuple ! criez avec moi : Vive le Protecteur don Pancho !

Les officiers, pressés autour du général et les soldats rangés sur la place, crièrent à pleins poumons :

– Vive le Protecteur !

Le peuple resta muet.

– Hum ! murmura le général à part lui, il n’y a pas un bien grand enthousiasme.

Un homme sortit alors du groupe réuni autour de la fontaine et s’avança résolument jusqu’à vingt pas des soldats.

Cet homme était don Tadeo de Léon ; son visage était calme, sa démarche assurée et tranquille.

Il fit un signe.

– Que voulez-vous ? lui cria le général.

– Répondre à votre proclamation, répondit intrépidement le chef des Cœurs Sombres.

– Parlez ! je vous écoute, fit le général.

Don Tadeo s’inclina en souriant.

– Au nom du peuple chilien, dit-il d’une voix claire et accentuée, le Sénat de Santiago de Chile, composé de créatures vendues au tyran, est déclaré traître à sa patrie !

– Qu’osez-vous dire, misérable ? s’écria le général avec colère.

– Pas d’insultes et laissez-moi terminer la réponse que j’ai à vous faire, répondit froidement don Tadeo.

Le général, dominé malgré lui par le courage héroïque de cet homme qui, seul, sans armes devant une triple rangée de fusils dirigés sur sa poitrine, osait parler de ce ton haut et ferme ! vaincu par cet ascendant qu’exerce toujours un grand caractère, mordait avec rage le pommeau de son épée.

– Au nom du peuple, continua don Tadeo, toujours calme et impassible, don Pancho Bustamente est déclaré traître à la patrie, et, comme tel, déchu de ses titres et de son pouvoir. Vive la Liberté ! vive le Chili !

– Vive la Liberté ! vive le Chili ! s’écrièrent avec élan tous les hommes du peuple réunis sur la place.

– Oh ! c’est trop d’audace, s’écria le général blême de fureur ; soldats, arrêtez ce rebelle.

Des soldats se précipitèrent ; mais plus prompts que la pensée, don Gregorio et Valentin s’étaient élancés vers lui et l’avaient entraîné avec eux au milieu du groupe.

– Cordieu ! s’écria Valentin en lui serrant les mains à les lui briser, vous êtes un rude homme, vous ! je vous aime !

Cependant le général, outré de colère en voyant son ennemi lui échapper, commanda le silence.

– Au nom du Protecteur, dit-il, livrez immédiatement ce rebelle.

Des sifflets et des huées seuls lui répondirent.

– Feu ! commanda le général qui, devant cette manifestation injurieuse, comprit qu’il n’y avait plus aucune mesure à garder.

Les fusils s’abaissèrent et une décharge formidable éclata comme un coup de tonnerre.

Plusieurs hommes tombèrent tués ou blessés.

– Vive le Chili ! vive la Liberté ! à bas l’Oppresseur ! cria le peuple en s’armant de tout ce qu’il trouvait sous la main.

Une seconde décharge éclata, suivie presque aussitôt d’une troisième.

Le sol fut en un instant jonché de morts et de mourants.

Les patriotes ne firent pas un mouvement pour se disperser ; au contraire, sous le feu incessant des soldats, ils organisèrent la résistance et bientôt répondirent par quelques coups de fusil aux feux de pelotons incessants qui les décimaient.

Désormais la lutte était engagée ; la révolution commençait.

– Hum ! murmura tristement le général, je me suis chargé là d’une bien mauvaise mission.

Mais soldat avant tout et doué au plus haut degré de cette obéissance passive qui distingue ceux qui ont vieilli sous le harnais, il se prépara à châtier sévèrement les insurgés ou à mourir bravement à son poste.

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