XV Le depart

Le sergent Diego laissé par le général Bustamente à quelques pas de la Quinta Verde, n’était pas tranquille sur le sort de son chef ; il avait de tristes pressentiments.

C’était un vieux soldat au fait de toutes les ruses et de toutes les trahisons employées dans son pays entre ennemis intimes. Il avait été loin d’approuver la démarche tentée par le général. Mieux que personne il savait le peu de confiance que l’on doit avoir dans les espions. Contraint ostensiblement d’obéir à l’ordre qu’il avait reçu, il avait résolu in petto de ne pas abandonner sans secours son chef dans le guêpier au milieu duquel il était allé donner tête baissée.

Diego portait au général Bustamente, sous les ordres duquel il servait déjà depuis plus de dix ans, une profonde amitié, ce qui lui donnait droit à certaines privautés auprès de lui et surtout à son entière confiance.

Il se mit immédiatement en rapport avec deux autres chefs de détachement, chargés comme lui de surveiller la maison mystérieuse dont la noire silhouette se détachait lugubrement dans la nuit, et autour de laquelle il avait établi un blocus sévère.

Il se promenait de long en large, en mordillant sa moustache et maugréant tout bas, déterminé si le général ne sortait pas au bout d’une demi-heure, d’y entrer de gré ou de force, lorsqu’une lourde main s’appesantit sur son épaule ; il se retourna vivement en retenant avec peine un juron qui expira sur ses lèvres.

Un homme se trouvait devant lui : cet homme était don Pedro.

– Vous ? s’écria-t-il en le reconnaissant.

– Moi ! répondit l’espion.

– Mais d’où diable sortez-vous ?

– Peu importe, voulez-vous sauver le général ?

– Serait-il en péril ?

– En danger de mort.

– Demonios ! hurla le sergent, sauvons-le !

– Je viens exprès pour cela, mais parlez bas.

– Je parlerai comme vous voudrez, pourtant dites-moi…

– Rien ! interrompit don Pedro, il n’y a pas un instant à perdre.

– Que faire ?

– Écoutez bien.

– Je suis tout oreilles.

– Un détachement simulera une attaque à la porte par laquelle est entré le général, un autre surveillera les environs ; les Cœurs Sombres ont des chemins connus d’eux seuls, vous, avec le troisième détachement vous me suivrez, je me charge de vous introduire dans la maison, est-ce convenu ?

– Je le crois bien.

– Alors, hâtez-vous de prévenir vos collègues le temps presse.

– J’y cours, où vous retrouverai-je ?

– Ici.

– Bon ! je ne vous demande que cinq minutes.

Et il s’éloigna à grands pas.

– Hum ! pensa don Pedro dès qu’il fut seul, il faut être prudent, quand on veut que les affaires rapportent, d’après ce qu’ils disent, ils veulent juger le général, ne les laissons pas aller jusque-là, mes intérêts souffriraient trop ; j’ai assez bien manœuvré pour être à l’abri de tous les soupçons, si je réussis je serai plus en faveur que jamais auprès du général, sans rien perdre de la confiance que me témoignent les conspirateurs.

Diego revenait.

– Eh bien ? lui demanda don Pedro.

– C’est fait, reprit le sergent d’une voix haletante, je vous attends.

– Allons donc, et Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard !

– Amen ! dit le soldat.

Tout se fit comme on était convenu ; tandis qu’un détachement attaquait vigoureusement la porte de la Quinta Verde, don Pedro conduisit les troupes commandées par Diego du côté opposé de la maison, où une fenêtre basse était ouverte ; cette fenêtre était grillée, mais plusieurs barreaux avaient été enlevés d’avance, ce qui rendait le passage facile.

Pedro recommanda le silence aux soldats, et ils sautèrent les uns après les autres dans la maison.

Guidés par l’espion, ils s’avancèrent à pas de loups sans rencontrer d’obstacles d’aucune espèce.

Au bout de quelques minutes ils se trouvèrent devant une porte fermée.

– C’est là, dit Pedro à voix basse.

Sur un signe du sergent, la porte fut jetée bas à coups de crosses de fusil, les soldats se précipitèrent dans la salle.

Elle était vide.

Un homme gisait étendu sans mouvement sur le sol.

Le sergent s’élança vers lui, soudain il recula avec un cri d’horreur.

Il avait reconnu son chef.

Le général Bustamente avait un poignard tout entier planté dans la poitrine ; au manche du poignard était attachée une longue banderole noire sur laquelle on lisait ces seuls mots écrits en encre rouge :

Justice des Cœurs Sombres !

– Oh ! s’écria Diego, vengeance : vengeance !

– Vengeance ! répétèrent les soldats avec une rage mêlée de terreur.

Le sergent se tourna vers don Pedro qu’il croyait à ses côtés, mais l’espion qui seul pouvait les guider dans leurs recherches, avait jugé prudent de s’esquiver. Dès qu’il avait vu que ce qu’il redoutait était arrivé, il avait disparu sans que personne se fût aperçu de son départ.

– C’est égal, dit Diego, quand je devrais démolir ce repaire d’assassins de fond en comble et ne pas laisser pierre sur pierre, je jure que je retrouverai ces démons, fussent-ils cachés au centre de la terre.

Le vieux soldat commença à fureter de tous les côtés, tandis qu’un chirurgien qui avait suivi le détachement, donnait les premiers soins au blessé qu’il tâchait de rappeler à la vie.

Les Cœurs Sombres, ainsi que l’avait fort bien dit l’espion, avaient des chemins connus d’eux seuls, par lesquels ils étaient partis tranquillement après avoir accompli leur terrible vengeance, ou exécuté leur sévère jugement, suivant le point de vue auquel on se placera pour apprécier un acte de cette nature et de cette importance.

Ils étaient déjà loin dans la campagne, à l’abri de tout danger, que les soldats s’acharnaient encore à les chercher dans la maison.

Don Tadeo et don Gregorio rentrèrent ensemble à la chacra.

Ils furent étonnés à leur arrivée de voir Valentin, qu’ils supposaient couché et endormi depuis longtemps, s’approcher d’eux et à cette heure avancée de la nuit, leur demander quelques instants d’entretien.

Malgré la surprise toute naturelle que leur causa cette demande dont l’heure était si singulièrement choisie, les deux gentilshommes qui supposèrent que le Français avait des raisons graves pour agir de la sorte, lui accordèrent sa demande sans faire la moindre observation.

La conversation fut longue entre les trois personnages ; nous croyons inutile de la rapporter ici, nous n’en ferons connaître que la fin qui la résume parfaitement.

– Je n’insisterai pas, fit don Tadeo, bien que vous ne veuillez pas nous les dire, je vous crois un homme trop sérieux, don Valentin, pour ne pas avoir la conviction que les raisons qui vous obligent à nous quitter sont graves.

– De la plus haute gravité, appuya le jeune homme.

– Fort bien, et en partant d’ici, de quel côté comptez-vous vous diriger ?

– Ma foi, je vous avouerai franchement, ce que du reste vous savez déjà, que mon ami et moi nous sommes à la recherche de la fortune, que toutes les directions nous sont bonnes, puisque nous devons surtout compter sur le hasard.

– Je suis de votre avis, répondit don Tadeo en souriant ; écoutez-moi, je possède dans la province de Valdivia de grands biens que je compte moi-même aller bientôt visiter. Qui vous empêche d’aller de ce côté plutôt que d’un autre ?

– Rien absolument.

– J’ai en ce moment besoin d’un homme sûr pour le charger d’une mission importante en Araucanie auprès du principal chef du peuple de ce pays. Si vous vous rendez dans la province de Valdivia, vous serez obligé de traverser l’Araucanie dans toute sa longueur ; voulez-vous être l’homme que je cherche et remplir cette mission, cela ne vous dérangera nullement ?

– Pourquoi pas ? dit Valentin, je n’ai jamais vu de sauvages, je ne serais pas fâché de savoir à quoi m’en tenir sur leur compte.

– Eh bien ! voilà qui est convenu, c’est demain que vous partez, n’est-ce pas ?

– Demain ? permettez aujourd’hui, dans quelques heures, car le soleil ne tardera pas à se lever.

– C’est juste ; eh bien ! au moment de votre départ le majordome vous remettra de ma part vos instructions par écrit.

– Caramba ! fit Valentin en riant, me voilà métamorphosé en ambassadeur.

– Ne plaisantez pas, mon ami, fit sérieusement don Tadeo, la mission que je vous confie est délicate, périlleuse même, je ne vous le cache pas ; si l’on vous surprenait les papiers dont vous serez porteur, vous seriez exposé à de grands dangers… voulez-vous toujours être mon émissaire ?

– Pardieu ! dès qu’il y a du danger, il y a du plaisir ; et comment se nomme celui auquel je dois remettre ces dépêches ?

– Elles sont de deux sortes, les dernières ne regardent que vous ; pendant le cours de votre voyage vous en prendrez connaissance, elles vous instruiront sur certaines choses qu’il est important que vous sachiez pour le succès de votre mission.

– Je comprends, et les autres ?

– Les autres doivent être remises en mains propres à Antinahuel, c’est-à-dire le Tigre Soleil.

– Drôle de nom ! fit Valentin en riant et où rencontrerai-je ce monsieur qui se fait appeler d’une façon aussi formidable ?

– Ma foi ! vous m’en demandez trop, mon ami, répondit don Tadeo, je ne le sais pas plus que vous.

– Les Indiens Araucans, interrompit don Gregorio, sont un peuple un peu nomade, il est souvent difficile chez eux de trouver ceux que l’on cherche.

– Bah ! je le trouverai, soyez tranquille.

– Nous nous en rapportons entièrement à vous.

– Dans quelques jours, ainsi que je vous l’ai annoncé, je pars moi-même pour placer dans un couvent de Valdivia, la jeune dame que vous avez si bravement sauvée ; c’est donc à Valdivia que j’attendrai votre réponse.

– Pardon, mais je ne sais pas du tout où se trouve Valdivia, moi, observa Valentin.

– Ne vous en inquiétez pas, tout le monde vous enseignera la route, répondit don Gregorio.

– Merci.

– Et maintenant si vous avez changé d’avis lorsque nous nous reverrons, si vous consentez à rester parmi nous, souvenez-vous que nous sommes frères et ne craignez pas de me faire connaître votre nouvelle détermination.

– Je ne puis vous dire ni oui ni non, monsieur ; il ne tiendra pas à moi que nous ne continuions à nous voir fréquemment.

Après quelques autres paroles échangées entre eux, les trois hommes se séparèrent.

Quelques heures plus tard, au lever du soleil, Louis et Valentin, montés sur de magnifiques chevaux que don Tadeo les avait forcés d’accepter, sortirent de la chacra, suivis par César.

Valentin avait reçu ses dépêches des mains du majordome.

Au moment où ils quittaient la ferme, Louis tourna instinctivement la tête, comme pour saluer d’un dernier regard ces lieux qu’il abandonnait pour toujours et qui lui étaient devenus si chers.

Une fenêtre s’entr’ouvrit doucement, et la jeune fille montra son charmant visage inondé de larmes.

Les deux hommes s’inclinèrent respectueusement sur le cou de leurs chevaux ; la fenêtre se referma, Louis poussa un profond soupir.

– Adieu pour jamais ! murmura-t-il en étouffant un sanglot.

– Peut-être ! lui dit Valentin.

Ils piquèrent leurs chevaux et disparurent bientôt dans les méandres de la route.

À trois ou quatre jours de là, don Tadeo et don Gregorio partaient, eux aussi, pour Valdivia, où ils conduisaient doña Rosario.

Mais l’ennemi dont ils croyaient s’être débarrassés à la Quinta Verde n’était pas mort.

Le poignard des Cœurs Sombres n’avait pas été plus sûr que les balles du général.

Les deux ennemis allaient bientôt se retrouver en présence.

Malgré l’affreuse blessure qu’il avait reçue, grâce aux soins intelligents qui lui avaient été prodigués, et surtout grâce à la force de sa constitution, le général Bustamente n’avait pas tardé à entrer en convalescence.

Don Pancho et la Linda, réunis désormais par le lien le plus fort, une haine personnelle commune, se préparaient à prendre leur revanche et à tirer de don Tadeo une éclatante vengeance.

Le général avait signalé son retour à la santé par des cruautés inouïes commises contre tous les hommes soupçonnés de libéralisme, et en inaugurant sur tout le territoire de la République un système épouvantable de terreur.

Don Tadeo de Léon avait été mis hors la loi, ses amis jetés dans les cachots et ses biens confisqués ; puis, lorsque le général pensa par toutes ces vexations avoir réduit son ennemi aux abois et ne plus rien avoir à redouter de lui ni de ses partisans, il quitta Santiago sous le prétexte d’une visite dans les provinces de la République, et ne tarda pas à prendre, accompagné de sa maîtresse, la route de Valdivia.

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