XVII Les puelches

– Eh ! eh ! fit Valentin en sifflant son chien qui vint immédiatement se placer auprès de lui, voilà des gaillards qui ne m’ont nullement l’air d’avoir des intentions amicales, méfions-nous, on ne sait pas ce qui peut arriver.

– Ce sont des Araucans, dit Louis.

– Tu crois ? alors ils sont bien laids.

– Mais non ! je t’assure, je les trouve fort beaux, moi.

– Au fait, c’est possible au point de vue de l’art ; dans tous les cas, voyons les venir.

Et s’appuyant sur son fusil, il attendit.

Les Indiens causaient entre eux, tout en continuant à regarder les jeunes gens.

– Ils se consultent pour savoir à quelle sauce ils nous mangeront, dit Valentin.

– Du tout.

– Bah !

– Pardieu ! ils ne sont pas anthropophages.

– Ah ! tant pis, cela leur manque ! à Paris, tous les sauvages que l’on fait voir sur les places, sont anthropophages.

– Fou ! tu riras donc sans cesse.

– Aimes-tu mieux que je pleure ? il me semble qu’en ce moment notre position n’est pas déjà si séduisante par elle-même, pour que nous cherchions encore à l’assombrir.

Ces Indiens étaient pour la plupart des hommes faits, âgés de quarante à quarante-cinq ans, revêtus du costume puelche, une des nations les plus belliqueuses de la Haute-Araucanie ; ils avaient le poncho bariolé flottant sur les épaules, les calzoneras serrées aux hanches et tombant à la cheville, la tête nue, les cheveux longs, plats et graisseux, retenus par un ruban rouge qui leur ceignait le front comme un diadème, et le visage peint de diverses couleurs.

Leurs armes se composaient d’une longue lance en roseau, d’un couteau passé dans leurs bottes en peau de taureau non tannée, d’un fusil pendu à la selle de leurs chevaux et d’un bouclier rond, recouvert en cuir, orné de crins de cheval et de touffes de cheveux humains.

Celui qui paraissait être le chef était un homme de haute stature, aux traits expressifs, durs et hautains, empreints d’une certaine franchise, rare chez les Indiens ; la seule chose qui le fît distinguer de ses compagnons, était une plume d’aigle des Andes, plantée droite sur le côté gauche de la tête, dans le ruban d’un rouge vif qui retenait ses cheveux.

Après s’être consulté quelques minutes avec ses compagnons, le chef s’avança vers les voyageurs en faisant caracoler son cheval avec une grâce inimitable, et en abaissant sa lance en signe de paix.

À trois pas de Valentin il s’arrêta, et lui dit en espagnol, après un salut cérémonieux à la manière indienne, en plaçant la main droite sur la poitrine et inclinant lentement la tête à deux reprises différentes :

– Marry-Marry, mes frères sont des Muruches, – étrangers – et non des Culme-Huinca – misérables Espagnols. – Pourquoi se trouvent-ils si loin des hommes de leur nation ?

Cette question, faite avec un accent guttural et ce ton emphatique particulier aux Indiens, fut parfaitement comprise des jeunes gens qui, ainsi que nous l’avons fait observer, parlaient couramment l’espagnol.

– Hum ! dit Valentin à son compagnon, voilà un sauvage qui me paraît assez curieux, qu’en penses-tu ?

– Bah ! fit Louis, réponds-lui toujours, cela ne nous engage à rien.

– Au fait, c’est vrai, observa-t-il, nous ne risquons guère de nous compromettre plus que nous ne le sommes.

Et il se tourna vers le chef, qui attendait impassible.

– Nous voyageons, dit-il laconiquement.

– Seuls ainsi ? répondit le chef.

– Cela vous étonne ? mon ami.

– Mes frères ne craignent rien ?

– Que pouvons-nous craindre ? dit le Parisien en goguenardant, nous n’avons rien à perdre.

– Et la chevelure ?

Louis se mit à rire, en regardant Valentin.

– Ah ça ! est-ce qu’il se moquerait de la nuance un peu hasardée de mes cheveux, ce vilain masque-là ? grommela Valentin, vexé de l’observation du chef et se méprenant sur ses intentions ; attends un peu !

Et il reprit à voix haute :

– Soyez assez bons pour passer votre chemin, messieurs les sauvages, ce que vous me dites ne me plaît nullement, savez-vous ?

Il arma son rifle, qu’il épaula, en couchant le chef en joue.

Louis avait attentivement suivi les différentes péripéties de cette conversation, sans dire un mot, il imita le mouvement de son ami et dirigea le canon de son rifle sur le groupe des Indiens.

Le chef n’avait sans doute pas compris grand’chose au discours de son adversaire ; mais, loin de paraître effrayé du geste menaçant qui le terminait, il considéra avec un air de plaisir la pose martiale et décidée des Français, puis abaissant doucement le canon de l’arme dirigée contre sa poitrine :

– Mon ami se trompe, dit-il d’un ton conciliateur, je n’ai nullement l’intention de l’insulter, je suis son penni – frère – et celui de son compagnon ; les visages pâles mangeaient quand je suis arrivé avec mes jeunes gens ?

– Ma foi oui, chef, vous dites vrai, interrompit gaiement Louis, votre apparition subite nous a empêchés de terminer le maigre repas que nous faisions.

– Et qui est bien à votre service, continua Valentin, en désignant avec la main les provisions éparses sur l’herbe.

– J’accepte, dit l’Indien avec bonhomie.

– Bravo ! fit Valentin, en jetant son rifle à terre et en se disposant à s’asseoir ; à table donc !

– Oui, reprit le chef, mais à une condition.

– Laquelle ? demandèrent les jeunes gens.

– C’est que j’apporterai ma part.

– Accordé, dit Louis.

– C’est trop juste, appuya Valentin, d’autant plus que nous ne sommes pas riches, et que nous n’avons qu’un maigre festin à vous offrir.

– Le pain d’un ami est toujours bon, dit sentencieusement le chef.

– Admirablement répondu ! malheureusement, en ce moment notre pain n’est que du biscuit gâté.

– J’y pourvoirai.

Le chef dit quelques mots en molucho à ses compagnons.

Chacun d’eux fouilla dans ses alforjas et en tira des tortillas de maïs, du charqui et plusieurs outres pleines de chicha, espèce de cidre fait avec des pommes et du maïs.

Le tout fut placé sur l’herbe devant les deux Français, émerveillés de cette abondance subite qui succédait sans transition aucune à leur détresse.

Les Indiens mirent pied à terre et s’assirent en cercle aux côtés des voyageurs.

Le chef se tourna alors vers ses convives :

– Que mes frères mangent, dit-il avec un doux sourire.

Les jeunes gens ne se firent pas répéter cette invitation gracieuse, ils attaquèrent vigoureusement les provisions qui leur étaient si galamment offertes.

Pendant les premières minutes, le plus profond silence régna parmi les convives ; mais dès que l’appétit fut un peu calmé, la conversation reprit de nouveau.

Les Indiens sont peut-être les hommes qui entendent le mieux les lois de l’hospitalité.

Ils ont un instinct des convenances sociales, s’il est permis d’employer cette expression, qui leur fait deviner du premier coup, avec une justesse infaillible, quelles sont les questions qu’ils peuvent adresser à leurs hôtes, et le point où ils doivent s’arrêter pour ne pas commettre d’indiscrétions.

Les deux Français qui, pour la première fois depuis leur arrivée en Amérique, se trouvaient en contact avec les Araucans, ne revenaient point de la surprise que leur causaient le savoir-vivre et les façons nobles et dégagées de ces hommes que, sur la foi de récits plus ou moins mensongers, ils s’étaient accoutumés, ainsi que tous les Européens, à regarder comme des sauvages grossiers presque dénués d’intelligence et incapables d’un procédé délicat.

– Mes frères ne sont pas Espagnols ? dit le chef.

– C’est vrai, répondit Louis ; mais comment vous en êtes-vous aperçu ?

– Oh ! fit-il avec un sourire dédaigneux, nous connaissons bien ces chiaplos – méchants soldats – ce sont de trop vieux ennemis pour que nous commettions une erreur à leur égard ; de quelle île sont mes frères ?

– Notre pays n’est pas une île, observa Valentin.

– Mon frère se trompe, dit emphatiquement le chef, il n’y a qu’un pays qui ne soit pas une île, c’est la grande terre des Aucas – hommes libres.

Les jeunes gens courbèrent la tête ; devant une opinion aussi péremptoirement émise, toute discussion devenait impossible.

– Nous sommes Français, répondit Louis.

– Français, bonne nation, brave, nous avons eu plusieurs guerriers français au temps de la grande guerre.

– Ah ! dit curieusement Louis, des guerriers français ont combattu avec vous ?

– Oui, répondit le chef avec orgueil, guerriers à barbe grise, dont la poitrine était couverte de coups – blessures – honorables, reçus dans les guerres de leur île, lorsqu’ils combattaient sous les ordres de leur grand chef Zaléon .

– Napoléon ! dit Valentin étonné.

– Oui, je crois que c’est ainsi que les visages pâles prononcent son nom ; mon frère l’a connu ? demanda vivement l’Indien avec une curiosité mal contenue.

– Non, répondit le jeune homme, bien que né sous son règne je n’ai jamais pu le voir, et maintenant il est mort.

– Mon frère se trompe, dit le Puelche avec une certaine solennité, les guerriers comme celui-là ne meurent pas. Lorsqu’ils ont rempli leur tâche sur la terre, ils vont dans l’eskennane – paradis – chasser auprès de Pillian – Dieu – le maître du monde.

Les jeunes gens s’inclinèrent d’un air convaincu.

– C’est singulier, dit Louis, que la réputation de ce puissant génie se soit étendue jusqu’aux lieux les plus éloignés et les plus ignorés du globe, et qu’elle se soit conservée pure et brillante au milieu de ces hommes grossiers, lorsque dans cette France pour laquelle il a tout fait, on s’est continuellement acharné à l’amoindrir et même à chercher à la détruire.

– Ainsi que font leurs compatriotes qui, de temps en temps, parcourent nos territoires de chasse, nos frères ont sans doute le projet de commercer en venant parmi nous ? où sont leurs marchandises ? reprit le chef.

– Nous ne sommes pas marchands, répondit Valentin, nous venons visiter nos frères les Araucans, dont on nous a beaucoup vanté la sagesse et l’hospitalité.

– Les Moluchos aiment les Français, dit le chef, flatté du compliment, mes frères seront bien reçus dans les tolderias – villages.

– À quelle tribu appartient mon frère ? demanda Valentin, intérieurement charmé de la bonne opinion que les Indiens avaient de ses compatriotes.

– Je suis un des principaux Ulmènes de la tribu sacrée du Grand Lièvre, dit le chef avec orgueil.

– Merci, un mot encore.

– Mon frère peut parler, mes oreilles sont ouvertes.

– Nous sommes à la recherche d’un chef molucho, auquel nous sommes recommandés par des amis de notre couleur, avec lesquels il a souvent trafiqué.

– Quel est le nom de ce chef ?

– Antinahuel.

– Bon.

– Mon frère le connaît ?

– Je le connais. Si mes frères veulent me suivre, ils verront le toldo d’un chef dans lequel ils seront reçus comme des Pennis. Dès qu’ils se seront reposés, s’ils le désirent, je les conduirai moi-même auprès d’Antinahuel, le plus puissant toqui des quatre Utal-Mapus de la confédération araucane.

– Quelle est la province gouvernée par Antinahuel ?

– Le Piré-Mapus, c’est-à-dire l’intérieur des Andes.

– Merci.

– Mes frères acceptent-ils la proposition que je leur ai faite ?

– Pourquoi ne l’accepterions-nous pas, chef, si, comme je le crois, elle est sérieuse ?

– Que mes frères viennent donc, reprit en souriant le chef, ma tolderia n’est pas éloignée.

Le déjeuner était depuis longtemps terminé, les Indiens s’étaient remis en selle.

– Bah ! allons-y, dit Valentin, cet Indien m’a l’air de nous parler avec franchise, et puis c’est une occasion pour nous de faire des études de mœurs intéressantes ; qu’en penses-tu, Louis ? cela peut devenir drôle.

– Ma foi ! je ne vois pour nous aucun inconvénient à accepter.

– À la grâce de Dieu, alors !

D’un bond il se trouva à cheval, Louis l’imita.

– En route, commanda le chef.

Les guerriers Puelches partirent au galop.

– C’est égal, disait Valentin de sa voix goguenarde, il faut avouer que ces sauvages ont du bon ; je me surprends à leur porter le plus vif intérêt, ce sont de véritables montagnards écossais pour l’hospitalité. Que penseraient mes camarades du régiment, et surtout mes anciens amis du boulevard du Temple, s’ils savaient ce qui m’arrive ? houp ! après moi la fin du monde.

Louis sourit à cette boutade de l’incorrigible gamin, et sans plus s’inquiéter, les jeunes gens s’abandonnèrent gaiement à leurs guides qui, après avoir quitté les bords de la rivière, couraient à fond de train dans la direction des montagnes.

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