LXXVIII APRÈS LA BATAILLE.

Pendant quelque temps les jeunes gens suivirent de loin la marche de l’armée chilienne qui, retardée par ses nombreux blessés, n’avançait que lentement mais en bel ordre vers le Biobio.

Ils traversèrent au pas la plaine où la veille s’était livré un combat acharné entre les Indiens et les Chiliens.

Rien de si triste, de si lugubre et qui montre mieux le néant des choses humaines qu’un champ de bataille.

La plaine que les boulets avaient labourée dans tous les sens était jonchée de cadavres, tombant déjà en putréfaction à cause des rayons incandescents du soleil et à demi-dévorés par les vautours.

Aux places où la bataille avait été le plus acharnée, des cadavres amoncelés étaient mêlés à des corps de chevaux, des débris d’armes, d’affûts, de caissons ou de projectiles.

Indiens et Chiliens étaient là pêle-mêle, tels que la mort les avait surpris ; tous frappés par devant et serrant encore dans leurs mains raidies des armes désormais inutiles.

Au loin de sinistres silhouettes de loups se dessinaient vaguement, venant avec de sourds glapissements prendre leur part de la curée.

Les jeunes gens s’avançaient, jetant autour d’eux des regards attristés.

– Pourquoi ne pas nous hâter de quitter ce lieu maudit ? demanda Valentin à son frère de lait ; mon cœur se soulève à cet horrible spectacle.

– Nous avons un devoir à remplir, répondit sourdement le comte.

– Un devoir à remplir ? fit Valentin avec étonnement.

– Oui, reprit le jeune homme ; veux-tu donc que notre pauvre Joan soit abandonné sans sépulture et devienne la proie de ces immondes animaux ?

– Merci de m’y avoir fait songer ; oh ! tu es meilleur que moi ! tu n’oublies rien, toi !

– Ne te calomnie pas ; cette pensée te serait venue dans un instant peut-être.

Au bout de quelques minutes les jeunes gens arrivèrent à l’endroit où Joan et le général Bustamente étaient tombés.

Ils gisaient là couchés côte à côte, dormant du sommeil éternel.

Les Français mirent pied à terre.

Par un hasard singulier, ces deux cadavres n’avaient pas encore été profanés par les oiseaux de proie qui tournoyaient au-dessus d’eux, mais qui, à l’approche des jeunes gens, s’enfuirent à tire-d’aile.

Les deux frères de lait demeurèrent un instant pensifs.

Puis ils dégainèrent leurs sabres et creusèrent une fosse profonde dans laquelle ils ensevelirent les deux ennemis.

Seulement Valentin s’empara du poignard empoisonné de don Tadeo et le passa à sa ceinture, en murmurant à voix basse :

– Cette arme est bonne, qui sait si elle ne me servira pas un jour !

Lorsque les deux corps eurent été déposés dans la fosse, ils la comblèrent, puis ils roulèrent les pierres les plus grosses qu’ils purent trouver, sur la place qui renfermait les cadavres, afin que les bêtes fauves après leur départ ne les déterrassent pas avec leurs griffes.

Ceci fait, Valentin coupa deux hampes de lances dont il fit une croix, qu’il planta sur la tombe.

Ce dernier devoir accompli, les deux jeunes gens s’agenouillèrent et murmurèrent une courte prière pour le salut de ces hommes qu’ils allaient abandonner pour toujours, et dont l’un avait été l’un de leurs plus dévoués amis.

– Adieu ! dit Valentin en se relevant, adieu ! Joan, dors en paix dans ce lieu où tu as vaillamment combattu, ton souvenir ne s’effacera pas de mon cœur.

– Adieu ! Joan, dit à son tour le comte, dors en paix, notre ami, ta mort a été vengée !

César avait suivi avec une certaine attention intelligente les mouvements de ses maîtres ; en ce moment il plaça ses pattes de devant sur la tombe, flaira un instant le sol récemment remué, et à deux reprises, il poussa un lugubre hurlement.

Les jeunes gens se sentirent l’âme navrée de tristesse ; ils remontèrent silencieusement à cheval, et après avoir jeté un dernier regard d’adieu sur la place qui renfermait le brave Araucan, ils s’éloignèrent.

Derrière eux les vautours recommencèrent leur curée un instant interrompue.

Soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes et mystérieuses, soit pour toute autre cause inconnue et qui échappe à l’analyse, il est des heures où je ne sais quelle contagion de tristesse nous gagne comme si nous la respirions dans l’air.

Les jeunes gens se trouvaient dans cette étrange disposition d’esprit en quittant le champ de bataille.

Ils chevauchaient mornes et soucieux à côté l’un de l’autre, sans oser se communiquer les idées qui assombrissaient leur âme.

Le soleil déclinait rapidement à l’horizon ; au loin l’armée chilienne achevait de disparaître dans les méandres de la route.

Les jeunes gens avaient peu à peu obliqué sur la droite pour se rapprocher des montagnes, et suivaient un sentier étroit, tracé sur la pente assez raide d’une colline boisée.

César qui, pendant la plus grande partie de la route, avait, selon son habitude, formé l’arrière-garde, dressa tout à coup les oreilles et s’élança vivement en avant en remuant la queue.

– Nous approchons, dit Louis.

– Oui, répondit laconiquement Valentin.

Ils arrivèrent bientôt à un endroit où le sentier, formait un coude derrière lequel le Terre-neuvien avait disparu.

Après avoir dépassé ce coude, les Français se trouvèrent subitement en face d’un feu devant lequel rôtissait un quartier de guanacco ; deux hommes, couchés sur l’herbe à peu de distance, fumaient nonchalamment, tandis que César, gravement assis sur sa queue, suivait d’un œil jaloux les progrès de la cuisson du guanacco.

Ces deux hommes étaient Trangoil Lanec et Curumilla.

À la vue de leurs amis, les Français mirent pied à terre et s’avancèrent vivement vers eux ; ceux-ci, de leur côté, s’étaient levés pour leur souhaiter la bienvenue.

Valentin conduisit les chevaux auprès de ceux de ses compagnons, les entrava, les dessella, leur donna la provende, puis il prit place au feu.

Pas une parole n’avait été échangée entre les quatre hommes.

Au bout de quelques instants, Curumilla détacha le quartier de guanacco, le plaça sur un plat en bois au milieu du cercle, posa des tortillas de maïs à côté, ainsi qu’une outre d’eau et une autre d’aguardiente, et chacun s’armant de son couteau attaqua vigoureusement les vivres appétissants qu’il avait devant lui.

De temps en temps un os ou un morceau de viande était jeté par un des convives à César qui, placé un peu en arrière en chien bien appris, dînait, lui aussi.

Lorsque la faim fut satisfaite, les pipes et les cigares furent allumés et Curumilla mit une brassée de bois au feu pour l’entretenir.

La nuit était venue, mais une nuit étoilée de ces chaudes régions, pleine de vagues rêveries et de charmes indicibles.

Un imposant silence planait sur la nature, une brise folle agitait seule la cime houleuse des grands arbres et produisait de mystérieux frémissements.

Au loin on entendait par intervalles les rauques glapissements des loups et des chacals, et le sourd murmure d’une source invisible jetait ses notes graves dans ce concert grandiose que seul le désert chante à Dieu dans les régions tropicales.

– Eh bien ? demanda enfin Trangoil Lanec.

– La bataille a été rude, répondit Valentin.

– Je le sais, fit l’Indien en hochant la tête, les Araucans sont vaincus, je les ai vus fuir comme une volée de cygnes effrayés dans les montagnes.

– Ils soutenaient une mauvaise cause, observa Curumilla.

– Ce sont nos frères, dit gravement Trangoil Lanec.

Curumilla courba la tête sous ce reproche.

– Celui qui leur avait mis les armes à la main est mort, reprit Valentin.

– Bon, et mon frère sait-il le nom du guerrier qui l’a tué ? demanda l’Ulmen.

– Je le sais, fit tristement Valentin.

– Que mon frère me dise ce nom, afin que je le garde dans mon souvenir.

– Joan, notre ami, a tué cet homme qui ne méritait pas de tomber sous les coups d’un si vaillant guerrier.

– C’est vrai ! dit Curumilla, mais pourquoi notre frère Joan n’est-il pas ici ?

– Mes frères ne verront plus Joan, dit Valentin d’une vois brisée, il est resté étendu mort à côté de sa victime.

Les deux chefs échangèrent un douloureux regard.

– C’était un noble cœur, murmurèrent-ils d’une vois basse et triste.

– Oui, reprit Valentin, et un ami fidèle.

Il y eut un silence.

Soudain les deux chefs se levèrent et se dirigèrent vers leurs chevaux sans prononcer une parole.

– Où vont nos frères ? demanda le comte en les arrêtant d’un geste.

– Donner la sépulture à un guerrier ; le corps de Joan ne doit pas devenir la proie des urubus, répondit gravement Trangoil Lanec.

– Que mes frères reprennent leur place, dit le jeune homme d’un ton de doux reproche.

Les chefs se rassirent silencieusement.

– Trangoil Lanec et Curumilla connaissent-ils donc si mal leurs frères les visages pâles, continua Louis, qu’ils leur font l’injure de supposer qu’ils laisseront sans sépulture le corps d’un ami ? Joan a été enseveli par nous avant de rejoindre nos frères.

– Ce devoir, que nous avions à cœur d’accomplir sans retard, nous a seul empêchés de nous rendre plus tôt ici.

– Bon ! fit Trangoil Lanec, nos cœurs sont pleins de joie, nos frères sont des amis véritables.

– Les Muruches ne sont pas des Huincas, observa Curumilla avec un éclair de haine dans le regard.

– Mais un grand malheur nous a frappés, continua Louis : avec douleur, don Tadeo de Leon, notre ami le plus cher, celui que les Aucas nomment le Grand Aigle des visages pâles…

– Eh bien ? interrompit Curumilla.

– Il est mort ! dit Valentin, hier il a été tué pendant la bataille.

– Mon frère est-il certain de ce qu’il avance ? fit Trangoil Lanec.

– Du moins je le suppose, bien que son corps n’ait pu être retrouvé.

L’Ulmen sourit doucement.

– Que mes frères se consolent, dit il, le Grand Aigle des blancs n’est pas mort.

– Le chef le sait ? s’écrièrent les jeunes gens avec joie.

– Je le sais, reprit Trangoil Lanec, que mes frères écoutent : Curumilla et moi, nous sommes des chefs dans notre tribu ; si nos opinions nous défendaient de combattre pour Antinahuel, elles nous empêchaient aussi de porter les armes contre notre nation ; nos amis ont voulu aller joindre le Grand Aigle, nous les avons laissés agir à leur guise ; ils voulaient protéger un ami, ils avaient raison, nous les avons laissés partir, mais après leur départ nous avons songé à la jeune vierge des visages pâles, et nous avons réfléchi que si les Aucas perdaient la bataille, la jeune vierge, d’après l’ordre du toqui, serait la première mise en sûreté ; en conséquence, nous nous sommes tapis dans les halliers sur le chemin que, selon toutes probabilités, suivraient les mosotones en fuyant avec la jeune vierge ; nous n’avons pas vu la bataille, mais le bruit en est venu jusqu’à nous ; bien souvent nous avons été sur le point de nous élancer pour aller mourir avec nos pauvres pennis ; la bataille a duré longtemps ; selon leur coutume, les Aucas se faisaient bravement tuer.

– Vous pouvez en être fier à juste titre, chef, s’écria Valentin avec enthousiasme, vos frères se sont fait écharper par la mitraille avec un courage héroïque.

– Aussi les appelle-t-on Aucas, – hommes libres, – répondit Trangoil Lanec. Tout à coup un bruit semblable au roulement du tonnerre frappa nos oreilles, et vingt ou trente mosotones passèrent rapides comme le vent devant nous : ils entraînaient deux femmes au milieu d’eux, l’une était la face de Vipère, l’autre la vierge aux yeux d’azur.

– Oh ! fit le comte avec douleur.

– Quelques instants plus tard, continua Trangoil Lanec, une autre troupe beaucoup plus nombreuse arrivait avec une égale vitesse ; celle-là était guidée par Antinahuel en personne ; le toqui était pâle, couvert de sang, il paraissait blessé.

– Il l’est en effet, observa Valentin, son bras droit est brisé, je ne sais s’il a reçu d’autres blessures.

– À ses côtés galopait le Grand Aigle des blancs, tête nue et sans armes.

– Était-il blessé ? demanda vivement Louis.

– Non, il portait le front haut, son visage était pâle, mais fier.

– Oh ! puisqu’il n’est pas mort, nous le sauverons, n’est-ce pas, chef ? s’écria Valentin.

– Nous le sauverons, oui, frère.

– Quand prendrons-nous la piste ?

– À l’endit-ha, – au point du jour, – d’après la route qu’ils ont suivie, je sais où ils se rendent. Nous voulions sauver la fille, eh bien ! nous délivrerons le père en même temps, dit gravement Trangoil Lanec.

– Bien ! chef, répondit Valentin avec élan, je suis heureux de vous entendre parler ainsi ; tout n’est pas perdu encore.

– Tant s’en, faut ! dit l’Ulmen.

– Maintenant, frères, que nous sommes rassurés, observa Louis, si vous m’en croyez, nous nous hâteront de prendre quelques heures de repos, afin de pouvoir nous remettre en route le plus tôt possible.

Nul ne fit d’objection à cette observation, et ces hommes de fer, malgré les chagrins qui les dévoraient et les inquiétudes dont ils avaient l’esprit bourrelé, s’enveloppèrent dans leurs ponchos, s’étendirent sur la terre nue, et quelques minutes plus tard, ainsi qu’ils l’avaient dit, ils dormaient profondément.

Seul, César veillait au salut de tous.

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