XLVI Curumilla

Afin de bien expliquer au lecteur la disparition miraculeuse de doña Rosario, nous sommes obligé de faire quelques pas en arrière, et de retourner auprès de Curumilla, au moment où l’Ulmen, après sa conversation avec Trangoil Lanec, s’était mis comme un bon limier sur la piste des ravisseurs de la jeune fille.

Curumilla était un guerrier aussi renommé pour sa prudence et sa sagesse dans les conseils, que pour son courage dans les combats.

La rivière traversée, il laissa entre les mains d’un péon qui l’avait accompagné jusque-là, son cheval qui, non-seulement lui devenait inutile, mais encore qui aurait pu lui être nuisible en décelant sa présence par le bruit retentissant de ses sabots sur le sol.

Les Indiens sont des cavaliers émérites, mais ils sont surtout des marcheurs infatigables. La nature les a doués d’une force de jarrets inouïe, ils possèdent au plus haut degré la science de ce pas gymnastique relevé et cadencé que, depuis quelques années, nous avons, en Europe et particulièrement en France, introduit dans la marche des troupes.

Ils accomplissent avec une célérité incroyable des trajets que des cavaliers lancés à toute bride pourraient à peine fournir, coupant toujours en ligne droite, pour ainsi dire à vol d’oiseau ; sans tenir compte des difficultés sans nombre qui se dressent sur leur passage, aucun obstacle n’est assez grand pour entraver leur course.

Cette qualité, qu’eux seuls possèdent, les rend surtout redoutables aux Hispano-Américains, qui ne peuvent atteindre cette facilité de locomotion, et qui, en temps de guerre, les trouvent toujours devant eux au moment où ils s’y attendent le moins, et cela, presque toujours à des distances considérables des endroits où logiquement ils devraient être.

Curumilla, après avoir étudié avec soin les empreintes laissées par les ravisseurs, devina du premier coup la route qu’ils avaient prise et le lieu où ils se rendaient.

Il ne s’amusa pas à les suivre, ce qui lui aurait fait perdre beaucoup de temps ; au contraire, il résolut de les couper et de les attendre dans un coude qu’il connaissait et où il lui serait facile de les compter et peut-être de sauver la jeune fille.

Cette résolution arrêtée, l’Ulmen prit sa course.

Il marcha plusieurs heures sans se reposer, l’œil et l’oreille au guet, sondant les ténèbres, écoutant patiemment les bruits du désert.

Ces bruits qui, pour nous autres blancs, sont lettre morte, ont pour les Indiens, habitués à les interroger, chacun une signification spéciale à laquelle ils ne se trompent jamais ; ils les analysent, les décomposent et apprennent souvent par ce moyen des choses que leurs ennemis ont le plus grand intérêt à leur cacher.

Tout inexplicable que ce fait paraisse au premier abord, il est simple.

Il n’existe pas de bruit sans cause au désert.

Le vol des oiseaux, la passée d’une bête fauve, le bruissement des feuilles, le roulement d’une pierre dans un ravin, l’ondulation des hautes herbes, le froissement des branches dans les halliers, sont pour l’Indien autant d’indices précieux.

À un certain endroit qu’il connaissait, Curumilla se coucha à plat ventre sur le sol, derrière un bloc de rochers, et se confondit immobile avec les herbes et les broussailles qui bordaient la route.

Il demeura ainsi plus d’une heure, sans faire le moindre mouvement.

Quiconque l’eût aperçu, l’eût pris pour un cadavre.

L’ouïe exercée de l’Indien, toujours en éveil, perçut enfin dans l’éloignement le bruit sourd du sabot des mules et des chevaux heurtant contre la pierre sèche et sonore. Ce bruit se rapprocha de plus en plus ; bientôt, à deux longueurs de lance du rocher derrière lequel il s’était mis en embuscade, l’Ulmen aperçut une vingtaine de cavaliers qui cheminaient lentement dans l’ombre.

Les ravisseurs, rassurés par leur nombre, et se croyant à l’abri de tout danger, marchaient avec la plus parfaite sécurité.

L’Indien leva doucement la tête, s’appuya sur les mains, les suivit avidement du regard, et attendit.

Ils passèrent sans le voir.

À quelques pas en arrière de la troupe, un cavalier venait seul, suivant nonchalamment le pas cadencé de son cheval. Sa tête tombait parfois sur sa poitrine et sa main ne retenait que faiblement les rênes.

Il était évident que cet homme sommeillait sur sa monture.

Une idée subite traversa comme un éclair le cerveau de Curumilla.

Se ramassant sur lui-même, il raidit ses jarrets de fer, et bondissant comme un tigre, il sauta en croupe du cavalier.

Avant que celui-ci, surpris par cette attaque imprévue, eût le temps de pousser un cri, il lui serra la gorge de façon à le mettre provisoirement dans l’impossibilité d’appeler à son aide.

En un clin d’œil, le cavalier fut bâillonné et jeté sur le sol ; puis, s’emparant du cheval, Curumilla l’attacha à un buisson et revint auprès de son prisonnier.

Celui-ci, avec ce courage stoïque et dédaigneux particulier aux aborigènes de l’Amérique, se voyant vaincu, n’essaya pas une résistance inutile ; il regarda son vainqueur avec un sourire de mépris et attendit qu’il lui adressât la parole.

– Oh ! fit Curumilla, qui, en se penchant vers lui, le reconnut, Joan !

– Curumilla ! répondit l’autre.

– Hum ! murmura l’Ulmen à part lui, j’aurais préféré que ce fût un autre. Que fait donc mon frère sur cette route ? demanda-t-il à haute voix.

– Qu’est-ce que cela importe à mon frère ? dit l’Indien, répondant à une question par une autre.

– Ne perdons pas un temps précieux, reprit le chef en dégainant son couteau, que mon frère parle !

Joan tressaillit, un frisson d’épouvante parcourut ses membres à l’éclair bleuâtre jeté par la lame longue et aiguë du couteau.

– Que le chef interroge ! dit-il d’une voix étranglée.

– Où va mon frère ?

– À la tolderia de San-Miguel.

– Bon ! et pourquoi mon frère va-t-il là ?

– Pour remettre entre les mains de la sœur du grand toqui une femme que, ce matin, nous avons prise en malocca.

– Qui vous a ordonné ce rapt ?

– Celle que nous allons rejoindre.

– Qui dirigeait cette malocca ?

– Moi.

– Bon ! où cette femme attend-elle la prisonnière ?

– Je l’ai dit au chef : à la tolderia de San-Miguel.

– Dans quelle casa ?

– Dans la dernière, celle qui est un peu séparée des autres.

– Bien ! que mon frère change de poncho et de chapeau avec moi.

L’Indien obéit sans observation.

Lorsque l’échange fut effectué, Curumilla reprit :

– Je pourrais tuer mon frère ; la prudence exigerait même que je le fisse, mais la pitié est entrée dans mon cœur ; Joan a des femmes et des enfants, c’est un des braves guerriers de sa tribu, si je lui laisse la vie, me sera-t-il reconnaissant ?

L’Indien croyait mourir. Cette parole lui rendit l’espérance. Ce n’était pas un méchant homme au fond, l’Ulmen le connaissait bien, il savait qu’il pouvait compter sur sa promesse.

– Mon père tient ma vie entre ses mains, répondit Joan, s’il ne la prend pas aujourd’hui, je resterai son débiteur, je me ferai tuer sur un signe de lui.

– Fort bien ! dit Curumilla, en repassant son couteau dans sa ceinture, mon frère peut se relever, un chef a sa parole.

L’Indien bondit sur ses pieds et baisa avec ferveur la main de l’homme qui l’épargnait.

– Qu’ordonne mon père ? dit-il.

– Mon frère va se rendre en toute hâte à la tolderia que les Huincas nomment Valdivia. Il ira trouver don Tadeo, le Grand Aigle des blancs, et lui rapportera ce qui s’est passé entre nous, en ajoutant que je sauverai la prisonnière ou que je mourrai.

– C’est tout ?

– Oui. Si le Grand Aigle a besoin des services de mon frère, il se mettra sans hésiter à sa disposition. Adieu ! Que Pillian guide mon frère, et qu’il se souvienne que je n’ai pas voulu prendre sa vie qui m’appartenait !

– Joan se souviendra ! répondit l’Indien.

Sur un signe de Curumilla, il se courba dans les hautes herbes, rampa comme un serpent et disparut dans la direction de Valdivia.

Le chef, sans perdre un instant, se mit en selle, piqua des deux et ne tarda pas à rejoindre la petite troupe des ravisseurs qui continuait à cheminer paisiblement, sans se douter de la substitution qui venait de s’opérer.

C’était Curumilla qui, en transportant la jeune fille dans le cuarto de la masure, avait murmuré à son oreille :

– Espoir et courage !

Ces trois mots qui, en l’avertissant qu’un ami veillait sur elle, lui avaient rendu les forces nécessaires pour la lutte qui la menaçait.

Après l’arrivée inopinée de Antinahuel, lorsque, sur l’ordre de doña Maria, Curumilla eut fait sortir la prisonnière, au lieu de la reconduire dans le cuarto où primitivement elle avait attendu, il lui jeta un poncho sur les épaules afin de la déguiser.

– Suivez-moi, lui dit-il à voix basse, marchez hardiment : je vais essayer de vous sauver.

La jeune fille hésita. Elle redoutait un piège.

L’Ulmen la comprit.

– Je suis Curumilla, reprit-il rapidement, un des Ulmènes dévoués aux deux Français amis de don Tadeo.

Doña Rosario tressaillit imperceptiblement.

– Marchez ! répondit-elle d’une voix ferme, quoi qu’il arrive, je vous suivrai !

Ils sortirent de la hutte.

Les Indiens, dispersés ça et là, ne les remarquèrent pas ; ils causaient entre eux des événements de la journée.

Les deux fugitifs marchèrent dix minutes sans échanger un mot.

Bientôt le village se fondit dans l’ombre.

Curumilla s’arrêta.

Deux chevaux sellés et bridés étaient attachés derrière un buisson de cactus.

– Ma sœur se sent-elle assez forte pour monter à cheval et fournir une longue course ? dit-il.

– Pour échapper à mes persécuteurs, répondit-elle d’une voix entre-coupée, je me sens la force de tout faire.

– Bon ! fit Curumilla, ma sœur est courageuse. Son Dieu l’aidera !

– C’est en lui seul que j’ai placé mon espoir, soupira-t-elle tristement.

– À cheval et partons ! les minutes sont des siècles !

Ils se mirent en selle et lâchèrent la bride à leurs chevaux qui partirent avec une rapidité extrême, sans que le bruit de leurs pas résonnât sur la terre.

Curumilla avait enveloppé les pieds des chevaux avec des morceaux de peau de mouton.

La jeune fille ne put retenir un soupir de bonheur en se sentant libre, sous la protection d’un ami dévoué.

Les fugitifs couraient à fond de train dans une direction diamétralement opposée à celle qu’ils auraient dû suivre pour retourner à Valdivia.

La prudence exigeait qu’ils ne reprissent pas encore une route où, selon toutes les probabilités, on les chercherait d’abord.

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