LXV L’APPEL.

Il faisait nuit.

Valentin et ses compagnons marchaient toujours.

Dès que la position gardée si résolument avait été évacuée, le Parisien avait immédiatement pris non-seulement la direction, mais encore le commandement de la troupe.

Ce changement s’était opéré tout naturellement, sans secousses et sans réclamations de la part de ses compagnons.

Tous, instinctivement, lui reconnaissaient une supériorité que lui seul ignorait.

C’est que depuis son arrivée en Amérique, Valentin se trouvait jeté dans les hasards d’une vie diamétralement opposée à celle que jusqu’alors il avait menée. Sa position en s’élargissant avait élargi son intelligence.

Valentin, doué d’une âme énergique, d’un cœur chaud, avait la décision prompte et le regard empreint de cette fermeté qui commande ; aussi, à son insu, exerçait-il sur tous ceux qui l’approchaient une influence dont ils ne se rendaient pas compte, mais qu’ils subissaient.

Louis de Prébois-Crancé avait été le premier à éprouver cette influence ; dans le commencement il avait à plusieurs reprises cherché à s’y soustraire, mais bientôt il avait été forcé de convenir avec lui-même de la supériorité de Valentin, et il avait fini par l’accepter.

Les Araucans avaient fidèlement observé les conditions du traité : les Chiliens s’étaient tranquillement retirés sans apercevoir un coureur ennemi.

Ils suivaient la route de Valdivia.

Cependant, ainsi que nous l’avons dit en commençant, il faisait nuit : les ténèbres qui enveloppaient la terre confondaient tous les objets et rendaient la marche excessivement pénible.

Les chevaux fatigués n’avançaient plus qu’avec peine, et en trébuchant à chaque pas.

Valentin craignit avec raison de s’égarer dans l’obscurité. Arrivé sur les bords d’une rivière qu’il reconnut pour être celle où, quelques jours auparavant, avait eu lieu le renouvellement des traités, il fit halte et campa pour la nuit.

Il ne voulait pas, à cette heure avancée, se hasarder à passer sur l’autre rive, d’autant plus que, dans les temps ordinaires, cette rivière, qui n’est qu’un mince filet d’eau coulant clair et limpide dans la plaine, grossie en ce moment par quelque pluie ou quelque fonte de neige dans la montagne, roulait des eaux bruyantes et jaunâtres.

Par intervalles, un vent froid frissonnait dans le pâle feuillage des saules, la lune avait disparu sous les nuages et le ciel avait pris une teinte d’acier, sinistre et menaçante.

Il y avait de l’orage dans l’air.

La prudence ordonnait de s’arrêter et de s’abriter aussi bien que possible, au lieu de s’obstiner à marcher dans les ténèbres qui, d’instants en instants, se faisaient plus intenses ; l’ordre de camper fut accueilli par les compagnons de Valentin avec un cri de joie, et chacun se hâta de tout préparer pour passer la nuit.

Les Américains, habitués à la vie nomade, qui plus souvent dorment sous le ciel nu que sous un toit, ne sont jamais embarrassés de se confectionner des abris.

Des feux furent allumés pour éloigner les bêtes fauves et combattre le froid piquant de la nuit, et des huttes de feuillages et de branches entrelacées s’élevèrent comme par enchantement.

Alors chacun fouillant dans ses alforjas, espèces de larges poches de toile rayée que les huasos et les soldats chiliens portent constamment avec eux, en tira le charquè et la harina tostada, qui devaient composer le souper.

Les repas des hommes fatigués d’une longue route sont courts, le sommeil est leur premier besoin ; une heure plus tard, excepté les sentinelles qui veillaient à la sûreté commune, tous les soldats dormaient profondément.

Seuls, sept hommes assis autour d’un immense brasier qui brûlait au milieu du camp, causaient entre eux en fumant.

Ces hommes, le lecteur les a reconnus.

– Mes amis, dit Valentin en ôtant son cigare de sa bouche et en suivant des yeux la légère colonne de fumée bleuâtre qu’il venait de lancer, nous ne sommes plus à une grande distance de Valdivia.

– À dix lieues à peine, répondit Joan.

– Je crois, sauf meilleur avis, reprit Valentin, que nous ferons bien, avant de prendre un repos dont nous avons tous un si pressant besoin, de convenir de nos faits et d’arrêter une détermination quelconque.

Tous inclinèrent la tête en signe d’assentiment.

– Nous n’avons pas besoin de rappeler la raison qui nous a fait, il y a quelques jours, quitter Valdivia, cette raison devient à chaque instant plus importante : différer davantage de commencer nos recherches c’est rendre notre tâche plus ardue, et le dirai-je, presque impossible ; entendons-nous donc bien afin qu’une fois que nous aurons résolu une chose, nous l’exécutions sans hésiter et avec toute la célérité possible.

– Qu’est-il besoin de discuter, mon ami ? dit vivement don Tadeo, demain, au point du jour, nous reprendrons le chemin des montagnes, et nous laisserons les soldats continuer leur marche sur Valdivia, sous la conduite de don Ramon, d’autant plus que maintenant il n’y a plus rien à craindre.

– C’est convenu, fit le sénateur, nous sommes tous bien armés, les quelques lieues qui nous restent à faire n’offrent aucunes apparences d’un danger sérieux ; demain, au point du jour, nous nous séparerons de vous, et nous vous laisserons libres de vous occuper de vos affaires, après vous avoir remerciés du service que vous nous avez rendu.

– Maintenant, continua Valentin, je demanderai à nos amis araucans s’ils ont toujours l’intention de nous suivre, ou s’ils préfèrent se retirer dans leur tolderia.

– Pourquoi mon frère m’adresse-t-il cette question ? répondit Trangoil Lanec, désire-t-il donc notre départ ?

– Je serais désespéré que vous donnassiez cette signification à mes paroles, chef ; au contraire, mon plus ferme désir serait de vous conserver auprès de moi.

– Que mon frère s’explique alors, afin que nous le comprenions.

– C’est ce que je vais faire. Voici longtemps déjà que mes frères ont quitté leur village, ils peuvent avoir le désir de revoir leurs femmes et leurs enfants ; d’un autre côté, le hasard nous oblige à combattre justement leurs compatriotes, je comprends fort bien la répugnance que, dans de telles circonstances, doivent éprouver mes frères ; mon intention en leur faisant ma question a donc été simplement de les délier de toute obligation envers nous, et de les laisser libres d’agir comme leur cœur les poussera à le faire.

Trangoil Lanec reprit la parole.

– Mon frère a bien parlé, dit-il, c’est une âme loyale ; dans ses discours son cœur est toujours sur ses lèvres, aussi sa voix résonne-t-elle à mon oreille comme le chant mélodieux du maw kawis, je suis heureux quand je l’entends. Trangoil Lanec est un des chefs de sa nation, il est sage, ce qu’il fait est bien. Antinahuel n’est pas son ami, Trangoil Lanec suivra son frère le visage pâle partout où il voudra aller ; j’ai dit.

– Merci, chef, je comptais sur votre réponse ; cependant mon honneur m’ordonnait de vous adresser ma question.

– Bon, fit Curumilla, mon frère ne reviendra plus sur ce sujet à présent.

– Ma foi non, dit gaiement Valentin, je suis heureux d’avoir aussi bien terminé cette affaire qui, je l’avoue, me taquinait intérieurement beaucoup ; maintenant je crois que nous ne ferons pas mal de dormir.

Tous se levèrent.

Tout à coup César, qui était tranquillement accroupi devant le feu, se mit à hurler avec fureur.

– Allons, bien ! fit Valentin, que va-t-il encore arriver ?

Chacun tendit l’oreille avec inquiétude, en cherchant ses armes par un mouvement instinctif.

Un bruit assez fort, qui croissait rapidement, se faisait entendre à courte distance.

– Aux armes ! commanda Valentin à voix basse, il y a beaucoup de courants d’air par ici, on ne sait pas à qui on peut avoir affaire, il est bon de se tenir sur ses gardes.

En quelques secondes tout le camp fut éveillé, les soldats se préparèrent à bien recevoir l’intrus qui oserait se présenter.

Le bruit se rapprochait de plus en plus, des formes noires commençaient à dessiner leurs vagues contours dans la nuit.

– Quien vive ? – qui vive – cria la sentinelle.

– Chile ! répondit une voix forte.

– Que gente ? – quels gens – reprit le soldat.

– Gente de paz ! – hommes de paix – dit encore la voix, qui ajouta immédiatement : don Gregorio Peralta.

À ce nom tous les fusils se redressèrent.

– Venez ! venez ! don Gregorio, cria Valentin. Caramba ! soyez le bienvenu parmi vos amis.

– Caspita ! caballeros ! répondit vivement don Gregorio en serrant les mains que de tous côtés lui tendaient ses amis, quel heureux hasard de vous rencontrer aussi vite !

Derrière don Gregorio, une trentaine de cavaliers entrèrent dans le camp.

– Comment, aussi vite ? demanda don Tadeo, vous nous cherchiez donc, cher ami ?

– Caraï ! si je vous cherchais, don Tadeo ! c’est exprès pour vous que je suis sorti, il y a quelques heures, de Valdivia.

– Je ne vous comprends pas, fit don Tadeo.

Don Gregorio ne parut pas le remarquer, et faisant signe aux deux Français et à don Tadeo de le suivre, il s’éloigna de quelques pas afin que nul autre que ses trois amis ne pût entendre ce qu’il allait dire.

– Vous m’avez demandé pourquoi je vous cherchais, don Tadeo, reprit-il, je vais vous le dire : aujourd’hui je suis parti, envoyé vers vous par tous les patriotes nos frères, par tous les Cœurs Sombres du Chili, dont vous êtes le chef et le roi, avec la mission de vous dire ceci quand je vous rencontrerais : Roi des ténèbres, la patrie est en danger ! un homme seul peut la sauver, cet homme, c’est vous ! refuserez-vous de vous sacrifier pour elle ?

Don Tadeo ne répondit pas, son front pâle penchait vers la terre, il semblait en proie à une vive douleur.

– Écoutez les nouvelles que je vous apporte, don Tadeo, continua gravement don Gregorio, le général Bustamente s’est échappé !

– Je le savais ! murmura-t-il faiblement.

– Oui, mais ce que vous ignorez, c’est que ce misérable est parvenu à mettre les Araucans dans ses intérêts ; avant huit jours une armée formidable de ces féroces guerriers, commandée par Antinahuel en personne et par le général Bustamente, envahira nos frontières, précédée par le meurtre et l’incendie.

– Ces nouvelles… objecta don Tadeo.

– Sont certaines, interrompit vivement don Gregorio, un espion fidèle nous les a apportées.

– Vous le savez, mon ami, j’ai résigné le pouvoir entre vos mains, je ne suis plus rien.

– Lorsque vous avez résigné le pouvoir, don Tadeo, l’ennemi était vaincu, prisonnier, la liberté était victorieuse ; mais aujourd’hui tout est changé, le péril est plus grand que jamais, la patrie vous appelle ; resterez-vous sourd à sa voix ?

– Ami, répondit don Tadeo avec un accent profondément triste, une autre voix m’appelle aussi, celle de ma fille, je veux la sauver.

– Le salut du pays passe avant les affections de famille ! Roi des ténèbres, souvenez-vous de vos serments ! dit rudement don Gregorio.

– Mais ma fille ! ma pauvre enfant ! le seul bien que je possède, s’écria-t-il d’une voix pleine de larmes.

– Souvenez-vous de vos serments, Roi des ténèbres ! répéta don Gregorio avec un accent profond, vos frères vous attendent.

– Oh ! s’écria le malheureux d’une voix que la douleur rendait rauque et saccadée, n’aurez-vous pas pitié d’un père qui vous implore !

– Bien ! répondit don Gregorio avec amertume, en faisant un pas en arrière, je me retire, don Tadeo ; pendant dix ans nous avons tout sacrifié pour la cause que vous trahissez aujourd’hui, nous saurons mourir pour cette liberté que vous abandonnez. Adieu, don Tadeo, le peuple chilien succombera, mais vous retrouverez votre fille et vous courberez le front sous la malédiction de vos frères ! adieu, je ne vous connais plus !

– Arrêtez s’écria don Tadeo, rétractez ces affreuses paroles. Vous le voulez ? eh bien, soit ! je mourrai avec vous ! partons ! partons ! Ma fille ! ma fille ! ajouta-t-il d’une voix déchirante, pardonne-moi !

– Oh ! je retrouve mon frère ! s’écria avec joie don Gregorio en le serrant dans ses bras. Non ! avec un tel champion, la liberté ne peut périr.

– Don Tadeo, s’écria Valentin, allez où le devoir vous ordonne ; je jure Dieu que nous vous rendrons votre fille !

– Oui, fit le comte en lui pressant la main, dussions-nous périr !

Don Gregorio ne voulut pas finir la nuit au camp ; chaque cavalier prit un fantassin en croupe, et une heure plus tard ils s’élançaient au galop sur la route de Valdivia.

– Ma fille ! ma fille ! cria une dernière fois don Tadeo.

– Nous la sauverons ! répondirent les Français.

Bientôt la troupe chilienne s’effaça dans la nuit. Il ne restait au camp que Valentin, Louis, Curumilla, Joan et Trangoil Lanec.

Dès qu’ils furent seuls, Valentin poussa un soupir.

– Pauvre homme dit-il ; puis il ajouta : Prenons quelques instants de repos, demain la journée sera rude !

Les cinq aventuriers s’enveloppèrent dans leurs ponchos, se couchèrent les pieds au feu et s’endormirent sous la garde de César, vigilante sentinelle qui ne devait pas se laisser surprendre.

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