LXXIII L’AUCA-COYOG.

La fin tragique du sénateur n’était que la conséquence de sa pusillanimité bien connue.

Si le général avait cru pouvoir se fier à sa parole, il l’aurait immédiatement relâché.

Mais il fallait avant tout que le secret de l’expédition fût gardé. De ce secret dépendait le succès de l’entreprise. Don Ramon rendu à la liberté n’aurait pas manqué sous la pression des menaces, de révéler à la première occasion tout ce qu’il savait.

D’un autre côté, une armée en campagne, obligée de se porter rapidement d’un lieu à un autre, ne pouvait se charger d’un prisonnier gênant, qui se serait échappé d’un moment à l’autre.

Enfin pour tout dire, le général n’était pas fâché d’abandonner cette victime à ses féroces alliés et de s’assurer leur concours dévoué, par cette preuve de condescendance.

De l’ensemble de toutes ces considérations était résultée la mort du pauvre diable qui, dans cette sombre tragédie, avait joué le rôle de bouc émissaire.

Aussitôt après l’exécution du sénateur, les chasquis, – hérauts – convoquèrent les chefs à un grand Auca-coyog qui devait se tenir au centre du camp, devant le toldo du toqui.

Bientôt une trentaine d’Ulmènes et d’Apo-Ulmènes furent réunis, à l’endroit désigné.

Ils s’assirent gravement sur des crânes de bœufs, qui avaient été disposés pour leur servir de sièges et attendirent que le toqui se présentât au conseil.

Antinahuel ne tarda pas à arriver, suivi du général Bustamente.

À l’arrivée du toqui les chefs se levèrent, le saluèrent respectueusement et reprirent leur place.

Antinahuel tenait à la main la lettre saisie sur don Ramon.

Il rendit cérémonieusement leur salut aux chefs et prit la parole.

– Ulmènes, Apo-Ulmènes et chefs des quatre Uthalmapus de la confédération araucanienne, dit-il, je vous ai fait convoquer par les chasquis, pour vous donner communication d’un collier arraché à l’espion qui par mon ordre vient d’être mis à mort ; ce collier changera, je crois, les dispositions que nous avions prises pour la malocca qui nous réunit. Notre allié le Grand Aigle des blancs va vous l’expliquer : que mon frère lise, ajouta-t-il en se tournant vers le général et en lui remettant le papier.

Celui-ci, qui se tenait immobile auprès du chef, prit la lettre, l’ouvrit et la lut à haute voix.

Voici ce qu’elle contenait :

« Mon cher général.

« J’ai soumis au conseil réuni à Valdivia les objections que vous avez cru devoir me faire au sujet du plan de campagne que j’avais d’abord adopté ; ces objections ont été trouvées justes : en conséquence, le plan susdit a été modifié d’après vos observations, c’est-à-dire que la jonction de nos deux corps d’armée a été jugée inutile ; vous continuerez donc à couvrir la province de Concepcion, en conservant la ligne du Biobio, que vous ne traverserez pas jusqu’à nouvel ordre ; de mon côté, avec les sept mille hommes que j’ai réunis, je marcherai sur Arauco dont je m’emparerai et que je détruirai, ainsi que toutes les villes araucaniennes qui se trouveront sur mon passage. Ce plan nous offre d’autant plus de chance de réussite que, d’après le rapport d’espions fidèles, les ennemis sont dans une trompeuse sécurité au sujet de nos mouvements ; et loin d’avoir à se défendre, ils sont persuadés qu’ils peuvent en toute sécurité nous attaquer. Le porteur de cet ordre est un personnage que vous connaissez et auquel sa nullité même facilitera les moyens de traverser les lignes ennemies. Il est impossible que les Araucans soupçonnent qu’un homme aussi notoirement incapable soit porteur d’un ordre de cette importance. Vous vous débarrasserez de cet individu en l’internant et le renvoyant chez lui, avec injonction de ne pas en sortir sans une permission signée de moi. »

« Cette lettre n’étant à autre fin, je prie Dieu, général, qu’il vous conserve pour le salut de la patrie. »

« Signé : DON TADEO DE LEON,

« Dictateur, général en chef de l’armée libératrice. »

La lecture de ce document fut écoutée par les chefs avec une profonde attention.

Lorsque le général eut terminé, Antinahuel reprit la parole.

– Ce collier, dit-il, était tracé en signes particuliers que notre frère le visage pâle est parvenu à déchiffrer ; que pensent les Ulmènes de cet ordre ? je suis prêt à écouter leurs observations.

Un des anciens toquis, vieillard respectable, doué d’une grande finesse et qui avait une réputation de sagesse et d’expérience bien établie, se leva au milieu du silence général.

– Les visages pâles sont très-rusés, dit-il, ce sont des renards pour la malice et des jaguars pour la férocité, cet ordre est un piège tendu à la bonne foi des Aucas, pour leur faire abandonner la ligne formidable qu’ils occupent ; mais les guerriers aucas sont sages, ils riront des fourberies des Huincas, et continueront à garder le gué du Biobio : c’est de la prise de ce poste que dépend le succès de la guerre. Les communications des blancs entre eux sont coupées, tels qu’un serpent dont le corps a été tranché par un coup de hache, ils cherchent vainement à rejoindre les divers tronçons de leur armée, mais ils ne pourront pas y parvenir. Les Aucas doivent conserver la position qu’ils occupent. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Cette allocution prononcée d’une voix ferme, par un des chefs les plus justement respectés de la nation, produisit un certain effet sur les membres de l’assemblée.

– Le chef a bien parlé, appuya le général qui tenait avant tout à ce que son plan d’invasion fût suivi, je me range entièrement à son avis.

Un autre chef se leva, et parla à son tour.

– Les blancs sont très-rusés, ainsi que l’a dit mon père, fit-il, ce sont des renards sans courage, ils ne savent que massacrer les femmes et les enfants et fuient à la vue d’un guerrier aucas ; mais ce collier dit la vérité et traduit littéralement leur pensée : la façon dont ce collier est conçu, les termes qui sont employés, l’homme choisi pour le porter, tout me confirme dans l’opinion, que ce collier est vrai. Des espions ont dû être expédiés de tous les côtés par le toqui, afin d’éclairer les mouvements des visages pâles ; attendons leur retour, les nouvelles qu’ils nous apporteront régleront notre conduite, en confirmant ce collier ou en nous prouvant qu’il est faux. Chefs, tous nous avons des femmes et des enfants, nous devons d’abord songer à leur sûreté : nous ne pouvons entreprendre une malocca sur le territoire ennemi, en laissant derrière nous nos parents et nos amis sans défense ; d’ailleurs, vous le voyiez, le secret de notre entreprise est connu, les Huincas sont sur leurs gardes, soyons prudents, chefs, ne nous jetons pas dans un piège en croyant au contraire en tendre un à nos ennemis. J’ai dit : que mes frères réfléchissent. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Le chef se rassit.

Son discours fut suivi d’une grande agitation.

Une partie du conseil penchait pour son avis.

Les Araucans ont pour leur famille une affection profonde. L’idée de laisser derrière eux exposés aux désastres de la guerre, leurs parents et leurs amis, les plongeait dans une inquiétude extrême.

Le général Bustamente suivait avidement les diverses fluctuations du conseil ; il comprenait que si, au lieu de l’invasion projetée, les chefs se résolvaient à faire un mouvement rétrograde le succès de son entreprise était compromis et presque désespéré, aussi prit-il la parole.

– Ce que mon frère a dit est juste, dit-il, mais ses opinions ne reposent que sur une hypothèse ; les blancs ne disposent pas de forces assez considérables pour tenter d’envahir le territoire araucanien, ils ne feront que le traverser au pas de course, afin de voler au secours de leurs plus riches provinces menacées. Que mes frères laissent au camp mille guerriers résolus pour défendre le passage, et que la nuit venue, ils passent hardiment le Biobio, je leur garantis le succès : ils arriveront à Santiago en refoulant devant eux les populations effrayées. Je suis certain que l’ordre saisi sur l’espion est faux, et que le général Fuentès ignore notre présence si près de lui ; notre succès dépend de la rapidité de nos mouvements : hésiter, c’est tout compromettre ; reculer, c’est tout perdre ; marcher en avant, au contraire, c’est nous assurer la victoire ! J’ai dit : ai-je bien parlé, hommes puissants ?

– Mon frère est un guerrier habile, dit Antinahuel ; le plan qu’il propose montre son expérience. Ainsi que lui, jusqu’à preuve du contraire, je crois que le collier est faux, et que sans nous occuper d’un ennemi trop éloigné et trop faible pour nous nuire, nous devons cette nuit même envahir le territoire des blancs.

Le général respira, sa cause était gagnée.

Tous les chefs semblaient prêts à se ranger à l’avis de Antinahuel.

Tout à coup le Cerf Noir, le vice-toqui, vint prendre place dans l’assemblée ; il paraissait réprimer avec peine une forte émotion.

– Que se passe-t-il ? lui demanda le toqui.

– Plusieurs espions sont de retour, répondit le Cerf Noir.

– Eh bien ! reprit le toqui d’une voix brève, quelles nouvelles apportent-ils ?

– Tous s’accordent à dire que des forces considérables traînant avec elles des canons ont investi Arauco.

À ces paroles, il y eut un mouvement de stupeur indicible dans l’assemblée.

– Ce n’est pas tout, reprit le Cerf Noir.

– Que mon frère parle, dit Antinahuel en imposant d’un geste le silence aux chefs.

– Écoutez, reprit le Cerf Noir d’une voix sombre, Illicura, Boroa, Nagtolten ont été livrés aux flammes et leurs habitants passés au fil de l’épée ; un autre corps de troupes, plus considérable encore que le premier et coordonnant ses opérations avec les siennes, agit dans le pays plat de la même façon que l’autre dans la contrée maritime ; voici le résumé des nouvelles apportées par les espions. J’ai dit.

Une agitation extrême s’empara des Ulmènes, ce n’étaient que cris de rage et de désespoir.

Antinahuel cherchait en vain à rétablir un peu d’ordre dans le conseil, enfin le calme se fit et le silence régna.

Alors le chef qui une fois déjà avait conseillé la retraite, reprit la parole :

– Qu’attendez-vous, chefs des Aucas ? s’écria-t-il avec violence ; n’entendez-vous pas les cris de vos femmes et de vos enfants qui implorent votre secours ? ne voyez-vous pas les flammes qui dévorent vos demeures et détruisent vos moissons ? aux armes ! guerriers, aux armes ! ce n’est plus le territoire ennemi qu’il faut envahir, c’est le vôtre qu’il s’agit de défendre ! toute hésitation est un crime, le sang araucan, versé à flots, crie vengeance ! aux armes ! aux armes !

– Aux armes ! rugirent les guerriers en se levant avec élan.

Il y eut un moment de confusion impossible à décrire : c’était un chaos, un tohu-bohu inexprimables.

Le général Bustamente se retira dans le toldo, la mort dans le cœur.

– Eh bien ! lui demanda la Linda en le voyant entrer ; que se passe-t-il ? que signifient ces cris et ce tumulte effroyables ? les Indiens se révoltent-ils contre leurs chefs ?

– Non, répondit le général avec désespoir ; don Tadeo, ce démon acharné à ma perte, a déjoué tous mes plans, je suis perdu, l’armée indienne se met en retraite.

– En retraite ! s’écria la Linda avec fureur : et s’élançant vers Antinahuel qui arrivait en ce moment : Comment ! lui dit-elle avec violence, vous ! vous ! vous fuyez ! vous vous avouez vaincu ! don Tadeo de Léon, le bourreau de votre famille, marche contre vous, et vous avez peur ! lâche ! lâche ! prenez des jupons ! vous n’êtes pas un guerrier ! vous n’êtes pas un homme ! vous êtes une vieille femme !

Le toqui la repoussa d’un geste de suprême dédain.

– Femme, vous êtes folle ! lui dit-il ; que peut un homme contre la fatalité ? je ne fuis pas mon ennemi, je vais au-devant de lui ; cette fois dussé-je l’attaquer seul, nous nous verrons face à face !

Se tournant alors vers doña Rosario :

– Ma sœur ne peut rester ici, lui dit-il d’une voix douce ; le camp va être levé, elle et doña Maria suivront les mosotones chargés de les défendre toutes deux.

La jeune fille le suivit sans répondre.

Quelques minutes plus tard le camp était levé, et les Aucas abandonnaient cette imprenable position si bien choisie par leur chef.

Sur les prières réitérées du général Bustamente, Antinahuel consentit à laisser le Cerf Noir à la tête de huit cents guerriers d’élite, afin de défendre le passage dans le cas où les Chiliens tenteraient de traverser le fleuve.

Aux dernières lueurs du soleil couchant, l’armée araucanienne disparut au loin dans la plaine, soulevant sur son passage des flots de poussière qui montaient jusqu’aux cieux.

Antinahuel se dirigeait à marches forcées vers la vallée de Condorkanki, où il espérait arriver avant les Chiliens, et les tailler en pièces sans leur donner le temps d’entrer en ligne.

Le Cerf Noir était un chef sage, il comprenait toute l’importance du poste qui lui était confié.

Dès que la nuit fut venue, il dispersa dans toutes les directions des éclaireurs sur les rives du fleuve, afin de surveiller les mouvements de l’ennemi.

Subissant, malgré lui, l’influence produite par le rapport des espions, il avait dans le premier moment conseillé la retraite ; mais en y réfléchissant, il n’avait pas tardé à soupçonner une ruse de guerre.

Aussi redoublait-il de vigilance pour éviter une surprise.

Ses soupçons ne l’avaient pas trompé : entre onze heures et minuit les éclaireurs se replièrent en toute hâte et vinrent l’avertir qu’une longue file de cavaliers avait quitté la rive chilienne et s’allongeait sur le gué comme un immense serpent.

La lune qui se levait en ce moment dissipa tous les doutes en faisant étinceler à ses rayons argentés les pointes des longues lances chiliennes.

Le Cerf Noir n’avait que deux cent cinquante guerriers armés de fusils, il les plaça en première ligne sur la rive et les fit soutenir par ses lanciers.

Mais si la clarté éblouissante de la lune lui permettait de distinguer facilement les mouvements de l’ennemi, elle facilitait de même à celui-ci les moyens de voir les siens.

Lorsqu’ils les crurent arrivés à portée, les guerriers aucas firent une décharge sur les cavaliers qui traversaient la rivière.

Plusieurs tombèrent.

Au même instant quatre pièces de canon furent démasquées sur l’autre rive, et, tirant à mitraille, semèrent la mort et l’épouvante parmi les Indiens.

Les Aucas, décimés par une grêle de projectiles, cherchèrent en vain à se reformer.

Une seconde décharge vint de nouveau jeter le désordre dans leurs rangs déjà à demi rompus.

Un fort détachement avait, pendant ce temps, franchi le gué, et s’était rué sur eux avec une incroyable furie.

La lutte désormais n’était plus égale.

Les Aucas, malgré leur courage, furent contraints de lâcher pied, en abandonnant près de deux cents cadavres sur la plage.

En vain ils cherchèrent plusieurs fois à se rallier et à reprendre l’offensive : poursuivis l’épée dans les reins, leur retraite ne tarda pas à se changer en déroute, et malgré les efforts du Cerf Noir, qui combattait comme un lion, ils s’enfuirent dans toutes les directions, en laissant l’ennemi définitivement maître du champ de bataille.

Le plan conçu par don Tadeo de Leon avait complètement réussi.

L’armée du général Fuentès venait de forcer le passage du Biobio et d’envahir le territoire araucan.

Ainsi, grâce à la ruse employée par le dictateur, le terrain sur lequel devait se décider la question était changé, et les Aucas, au lieu de porter, comme ils en avaient l’intention, la guerre dans le Chili, étaient contraints à se défendre chez eux.

D’envahisseurs qu’ils voulaient être, ils se trouvaient au contraire envahis.

La campagne pouvait désormais être terminée par le gain d’une seule bataille.

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