LXXV LE ROI DES TÉNÈBRES.

Don Tadeo de Leon avait manœuvré habilement et avec la plus grande célérité.

Appuyant sa gauche sur la mer, et pivotant sur Arauco, la capitale de la Confédération, il avait étendu sa droite le long des montagnes, de façon à couper les communications de l’ennemi qui, par sa jonction avec le général Fuentès, se trouvait placé entre deux feux.

Il n’entrait d’abord dans son plan que de tenter une attaque simulée contre Arauco, qu’il supposait garni de guerriers et à l’abri d’un coup de main. Mais, les troupes détachées pour investir la place l’avaient trouvée ouverte, presque abandonnée par ses habitants, et s’en étaient emparées sans coup férir.

Don Tadeo avait alors fait remuer un peu de terre, élever quelques retranchements, et laissant dans cette place une garnison de trois cents hommes sous les ordres d’un major, il avait continué sa marche en avant, étendant sa ligne de la mer aux montagnes, détruisant et brûlant les tolderias qu’il rencontrait sur sa route, et refoulant devant lui les populations effrayées.

Le bruit de cette marche rapide avait répandu l’épouvante dans le pays ; Antinahuel, trompé par le faux message saisi sur don Ramon, avait commis l’impardonnable faute de lever son camp du Biobio et de laisser ainsi le passage libre au général Fuentes pour envahir l’Araucanie.

Le général Bustamente avait vu avec désespoir les fautes commises par le toqui, fautes que celui-ci n’avait reconnues que lorsqu’il était trop tard pour y porter remède.

Le général ne se faisait pas illusion sur ce que sa position avait de précaire.

Il comprenait qu’il ne lui restait plus désormais qu’à mourir bravement les armes à la main, et que tout espoir de ressaisir un jour le pouvoir était évanoui à jamais.

Doña Maria, cette femme qui avait été son mauvais génie, qui l’avait précipité dans l’abîme en lui suggérant la première et lui soufflant une ambition qu’il ignorait, l’abandonnait maintenant et ne songeait même pas à lui adresser ces banales consolations qui, si elles n’atteignent pas le but qu’on se propose, prouvent au moins à ceux qui en sont l’objet que l’on s’occupe d’eux et que l’on prend sa part de leurs douleurs.

La Linda, toute à sa haine, ne pensait qu’à une seule chose, faire souffrir doña Rosario dont Antinahuel, absorbé par les soins incessants de la guerre, lui avait confié la garde.

La malheureuse jeune fille, livrée au pouvoir sans contrôle de cette mégère, endurait un horrible martyre de toutes les minutes, de toutes les secondes, sans trouver autour d’elle personne qui prît sa défense, ou parût seulement s’intéresser à sa souffrance.

Cependant les événements se pressaient, une catastrophe était imminente.

Nous l’avons déjà dit ailleurs, le Chili n’est pas un pays propice à la guerre civile : sur ce terrain plat et étroit, deux armées qui manœuvrent l’une contre l’autre ne peuvent tarder à se rencontrer, et si les mesures sont bien prises, soit d’une part, soit de l’autre, le premier choc est presque toujours définitif.

C’était ce qui, cette fois encore, devait arriver.

Antinahuel avait cherché à se jeter dans les montagnes, mais tous ses efforts avaient été vains, il n’avait obtenu que le résultat qu’il avait voulu éviter, c’est-à-dire qu’il s’était trouvé pris entre trois corps d’armée, qui s’étaient peu à peu resserrés sur lui, et avaient fini par le mettre dans la fâcheuse obligation, non pas de combattre sur son propre terrain, mais sur celui qu’il plairait à l’ennemi de choisir.

Don Gregorio Peralta lui fermait le passage du côté de la mer, don Tadeo de Leon du côté d’Arauco, et le général Fuentès défendait l’approche des montagnes et gardait la ligne du Biobio.

Toutes les marches et les contre-marches qui avaient abouti à ce résultat avaient duré une quinzaine de jours, pendant lesquels tout s’était passé en légères escarmouches et en combats de grand-gardes et d’avant-postes, mais sans engagements sérieux.

Don Tadeo voulait frapper un grand coup, terminer la guerre en une seule bataille.

Le jour où nous reprenons le cours de notre récit, les Araucans et les Chiliens étaient enfin en présence.

Les avant-postes des deux armées se trouvaient presque à portée de fusil.

Une bataille était imminente pour le lendemain.

Don Tadeo de Leon, renfermé dans sa tente avec don Gregorio Peralta, le général Fuentès et plusieurs autres officiers supérieurs de son état-major, leur donnait ses derniers ordres, lorsqu’un appel de trompettes se fit entendre au dehors.

Les Chiliens répondirent aussitôt ; un aide de camp entra dans la tente et annonça que le grand toqui des Araucans demandait une entrevue au général en chef de l’armée chilienne.

– N’y allez pas, don Tadeo, dit le général Fuentès, vieux soldat de la guerre de l’indépendance, qui haïssait cordialement les Indiens, c’est quelque fourberie que ces démons ruminent.

– Je ne suis pas de votre avis, général, répondit le dictateur ; je dois, comme chef, chercher autant que possible à empêcher l’effusion du sang, c’est mon devoir, rien ne m’y fera manquer ; seulement, comme l’humanité n’exclut pas la prudence, je ne vous empêche pas de prendre toutes les précautions qui vous paraîtront nécessaires pour assurer ma sûreté.

– Capista ! fit don Gregorio d’un ton bourru, vous voudriez nous en empêcher que nous les prendrions malgré vous.

Et il sortit en haussant les épaules.

Le lieu choisi pour la conférence était une légère éminence située juste entre les deux camps.

Un drapeau chilien et un drapeau araucan furent plantés à vingt pas de distance l’un de l’autre ; au pied de ces drapeaux quarante lanciers aucas d’un côté, pareil nombre de soldats chiliens armés de fusils se placèrent face à face, accompagnés d’un trompette, de l’autre.

Lorsque ces diverses précautions furent prises, don Tadeo, suivi de deux aides de camp, s’avança vers Antinahuel, qui venait au-devant de lui avec deux Ulmènes.

Arrivés auprès de leurs soldats respectifs, les deux chefs donnèrent l’ordre à leurs officiers de les attendre et se joignirent dans l’intervalle laissé libre pour eux.

Lorsqu’ils se trouvèrent en présence, les deux hommes s’examinèrent réciproquement un instant sans parler.

Antinahuel fut le premier qui rompit le silence.

– Les Aucas connaissent et vénèrent mon père, dit-il en s’inclinant avec courtoisie, ils savent qu’il est bon et qu’il aime ses enfants indiens ; un nuage s’est élevé entre lui et ses fils, est-il donc impossible qu’il se dissipe, faut-il absolument que le sang de deux grands peuples coule comme de l’eau pour un malentendu ? que mon père réponde.

– Chef, dit alors don Tadeo, les blancs ont toujours protégé les Indiens, souvent ils leur ont donné des armes pour se défendre, des grains pour se nourrir et des étoffes chaudes pour se couvrir l’hiver, lorsque la neige tombant du ciel à flocons pressés empêche le soleil de réchauffer la terre ; mais les Araucans sont ingrats, le malheur passé, ils oublient le service rendu ; pourquoi aujourd’hui ont-ils pris les armes contre les blancs ? Mes blancs les ont-ils insultés, ont-ils dérobé leurs bestiaux ou endommagé leurs moissons ? Non ! les Araucans ne pourraient soutenir une pareille imposture. Il y a un mois à peine, aux environs de Valdivia, le toqui auquel je parle en ce moment, renouvelait solennellement les traités de paix, qu’il rompait le jour même par une trahison. Que le chef réponde à son tour, je suis prêt à entendre ce qu’il pourra me dire pour sa défense.

– Le chef ne se défendra pas, dit Antinahuel avec déférence, il reconnaît tous ses torts, il en convient, il est prêt à accepter les conditions qu’il plaira à son père blanc de lui imposer, si ces conditions ne sont pas susceptibles de ternir son honneur.

– Dites-moi d’abord quelles conditions vous m’offrez, chef, je verrai si elles sont justes, si je dois les accepter, ou si mon devoir m’oblige à vous en imposer d’autres.

Antinahuel hésita.

– Mon père, dit-il d’une voix insinuante, sait que ses fils indiens sont ignorants, ils sont crédules, un grand chef des blancs s’est présenté à eux, il leur a offert d’immenses territoires, beaucoup de pillage et des femmes blanches pour épouses, si les Araucans consentaient à défendre ses intérêts et à reconquérir le pouvoir qu’il a perdu. Les Indiens sont des enfants, ils se sont laissé séduire par cet homme qui les trompait, ils se sont levés pour soutenir une mauvaise cause.

– Eh bien ? fit don Tadeo.

– Les Indiens, reprit Antinahuel, sont prêts si mon père le désire, à lui livrer cet homme, qui a abusé de leur crédulité et les a entraînés sur le bord de l’abîme ; que mon père parle.

Don Tadeo réprima avec peine un geste de dégoût à cette proposition révoltante.

– Chef, répondit-il avec une indignation mal contenue, sont-ce là donc les propositions que vous avez à me faire ? quoi, vous prétendez expier une trahison en en commettant une plus grande et plus affreuse encore ? Cet homme est un misérable, il mérite la mort : s’il tombe en mon pouvoir, il sera immédiatement fusillé, mais cet homme a cherché un asile à votre foyer, l’hospitalité est sacrée, surtout parmi les Aucas ; livrer votre hôte, l’homme qui a dormi sous votre toldo, si coupable qu’il soit, serait commettre une lâcheté dont votre nation ne se laverait jamais. Le peuple araucan est un peuple chevaleresque qui ignore la trahison : nul de vos compatriotes n’a pu vous suggérer une telle infamie, vous seul, chef, vous seul, devez l’avoir conçue !

Antinahuel fronça les sourcils, il lança un regard de rage à don Tadeo qui se tenait calme et fier devant lui ; mais reprenant aussitôt l’impassibilité indienne :

– J’ai tort, dit-il d’un ton doucereux, que mon père me pardonne, j’attends les conditions qu’il lui plaira de m’imposer.

– Ces conditions les voici : l’armée araucanienne mettra bas les armes, les deux femmes qui sont dans son camp seront remises aujourd’hui même entre mes mains, et comme garantie d’une paix solide, le grand toqui et douze des principaux Apo-Ulmènes choisis dans les quatre Utal-Mapus resteront en otage à Santiago, jusqu’à ce que je juge à propos de les renvoyer dans leurs foyers.

Un sourire de dédain plissa les lèvres minces de Antinahuel.

– Mon père ne veut pas nous imposer de moins dures conditions ? demanda-t-il.

– Non, répondit fermement don Tadeo, celles-ci sont les seules que vous obtiendrez de moi.

Le toqui se redressa.

– Nous sommes dix mille guerriers résolus à mourir ; que notre père ne nous pousse pas au désespoir, dit-il d’une voix sombre.

– Demain cette armée sera tombée sous les coups de mes soldats, comme l’épi sous la faux du moissonneur, elle sera dispersée comme les feuilles sèches qu’emporte la brise d’automne.

– Écoute donc, toi qui me poses des arrogantes conditions, reprit le chef en cachant d’un geste brusque sa main droite dans sa poitrine, sais-tu qui je suis, moi qui me suis humilié devant toi, et que dans ton fol orgueil tu as foulé aux pieds comme un chien rampant ?

– Que m’importe ? je me retire, je ne dois plus vous écouter.

– Un instant encore, je suis l’arrière-petit-fils du toqui Cadegual, une haine héréditaire nous sépare, j’ai juré que je te tuerai, chien ! lapin ! voleur !

Et d’un mouvement aussi prompt que la pensée, il sortit son bras qu’il tenait caché et frappa don Tadeo d’un coup de poignard en pleine poitrine.

Mais le bras de l’assassin fut saisi et disloqué par la main aux muscles de fer du Roi des ténèbres, et l’arme se brisa comme verre sur la cuirasse que don Tadeo de crainte de trahison avait endossée sous ses vêtements.

Le bras du toqui tomba inerte et brisé à son côté.

Les soldats qui avaient été témoins du péril couru par le dictateur, arrivaient en toute hâte.

Don Tadeo les arrêta d’un signe.

– Ne tirez pas, dit-il, ce misérable est assez puni puisque son exécrable projet est avorté et qu’il s’est en vain démasqué devant moi. Va, assassin, ajouta-t-il avec mépris, retourne cacher ta honte au milieu de tes guerriers ; mes ancêtres ont haï les tiens, c’étaient de braves soldats, toi tu n’es que leur fils dégénéré, je ne te fais pas l’honneur de te craindre, tu es trop vil à mes yeux : je me venge mieux en te laissant une vie déshonorée, que si je daignais t’infliger le châtiment de ta perfidie. Retire-toi, chien immonde.

Sans lui dire un mot de plus, don Tadeo lui tourna le dos, rejoignit son escorte, et regagna son camp.

– Oh ! s’écria Antinahuel en frappant du pied ; avec rage, tout n’est pas fini encore, demain j’aurai mon tour !

Et il rentra dans son camp en proie à une violente, colère.

– Eh bien, lui demanda don Pancho dès qu’il le vit, qu’ayez-vous obtenu ?

Antinahuel lui jeta un regard ironique.

– Ce que j’ai obtenu ? lui répondit-il d’une voix sourde en lui montrant son bras immobile : cet homme m’a bafoué, mon poignard s’est brisé sur sa poitrine, il m’a tordu le bras comme à un enfant et me l’a brisé, voilà ce que j’ai obtenu !

– Demain nous combattrons, fit le général ; qui sait ? tout n’est pas désespéré, peut-être l’heure de la vengeance est-elle sur le point de sonner pour vous et pour moi.

– Il le faut ! s’écria le chef avec violence, demain, dussé-je sacrifier tous mes guerriers, cet homme sera en mon pouvoir.

Sans vouloir s’expliquer davantage, le toqui se renferma dans son toldo avec quelques-uns des chefs sur lesquels il croyait pouvoir plus particulièrement compter.

De son côté, don Tadeo était rentré dans sa tente.

– Eh bien ! s’écria le général Fuentès, quand je vous disais de prendre garde à quelque trahison ?

– Vous aviez raison, général, répondit le dictateur en souriant, mais Dieu m’a protégé, le misérable a été puni comme il le méritait.

– Non, reprit le vieux soldat avec humeur, quand on trouve une vipère sur sa route, on l’écrase sans pitié du talon de sa botte, sans cela elle se redresse et mord l’imprudent qui l’épargne ou la dédaigne. Vous étiez dans le cas de légitime défense, votre clémence n’a été que duperie ; les Indiens ont la rancune longue : celui-ci vous assassinera un jour ou l’autre, si vous ne prenez pas des précautions contre lui.

– Allons, allons, général, fit gaiement don Tadeo, vous êtes un oiseau de mauvais augure, ne pensons plus à ce misérable, d’autres soins nous réclament, occupons-nous sérieusement du moyen à employer pour le battre demain à plate couture, alors la question sera définitivement tranchée.

Le général hocha la tête d’un air de doute, et sortit pour aller visiter les avant-postes.

Bientôt la nuit devint sombre, la plaine fut illuminée comme par enchantement d’un nombre infini de feux de bivouac.

Un silence imposant planait sur cette campagne où dormaient paisiblement plusieurs milliers d’hommes, qui n’attendaient pour s’entre-égorger que les premiers rayons de l’astre du jour.

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