LXXXII COUP DE FOUDRE.

Les Araucans disséminés dans le camp virent avec étonnement passer ces deux personnes qui semblaient en proie à la plus grande agitation.

Mais avec l’insouciance et l’impassibilité qui les caractérisent, ils ne jugèrent pas à propos d’intervenir entre elles.

Doña Maria s’élança dans le toldo, suivie par don Tadeo.

Doña Rosario dormait étendue sur un lit de feuilles sèches recouvertes de peaux de mouton.

Elle avait les bras en croix sur la poitrine ; son visage était pâle, ses traits tirés et fatigués, deux lignes humides sur ses joues creusées, montraient des traces de larmes taries depuis peu.

Elle avait l’apparence d’une morte.

Don Tadeo s’y trompa.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, elle est morte !

Et il s’élança éperdu vers elle.

La Linda le retint.

– Non, dit-elle, elle dort.

– Mais, reprit-il avec défiance, ce sommeil ne peut être naturel, notre arrivée l’aurait éveillée.

– Ce sommeil, en effet, n’est pas naturel, c’est à moi qu’elle le doit.

Don Tadeo lui jeta un regard inquisiteur.

– Oh ! rassure-toi, fit-elle avec ironie, elle est bien vivante, seulement il fallait qu’elle s’endormît.

Don Tadeo resta muet.

– Tu ne me comprends pas, reprit-elle, je vais m’expliquer, cette jeune fille que tu aimes tant…

– Oh ! oui, je l’aime, interrompit-il, pauvre enfant, était-ce donc ainsi que je devais la retrouver !

La Linda sourit avec amertume.

– C’est moi qui te l’ai enlevée.

– Malheureuse !

– Je te hais et je me venge ! je sais l’amour profond que tu portes à cette créature : te l’enlever était te frapper au cœur, je l’ai prise !… Je voulais d’abord l’envoyer esclave dans le fond des Pampas, au grand Chaco, que sais-je !

– Misérable ! s’écria don Tadeo avec une sourde colère.

– Oui, en effet, reprit la Linda en souriant et feignant de se méprendre à l’exclamation de son ennemi, cette vengeance était misérable, elle n’atteignait pas le but que je me proposais, mais j’étais cependant sur le point de m’en contenter, lorsque le hasard vint m’offrir celle qui seule pouvait me satisfaire en te brisant le cœur.

– Quelle épouvantable infamie a imaginée ce monstre, murmura don Tadeo qui contemplait avec inquiétude la jeune fille endormie.

– Antinahuel, l’ennemi de ta race, le tien, était amoureux de cette femme.

– Oh ! s’écria-t-il avec horreur.

– Oui, il l’aimait, continua impassiblement la Linda, je résolus de la lui vendre, ce que je fis ; seulement, lorsque le chef voulut profiter des droits que je lui avais donnés sur sa prisonnière, celle-ci se redressa, et s’arma soudain d’un poignard dont elle menaça de se tuer.

– Noble enfant ! murmura-t-il avec attendrissement.

– N’est-ce pas ? fit la Linda avec ironie, j’eus pitié d’elle, et comme je ne voulais pas sa mort, mais bien son déshonneur, ce soir je lui ai fait verser de l’opium qui la livrera sans défense aux caresses de Antinahuel : dans une heure tout sera dit, elle sera la maîtresse du grand toqui des Araucans. Comment trouves-tu ma vengeance, ai-je atteint mon but, cette fois ?

Don Tadeo ne répondit pas, ce cynisme effroyable dans une femme, l’épouvantait.

– Eh bien ! reprit-elle d’une voix moqueuse, tu ne dis rien ?

Il la regarda un instant d’un œil égaré, puis il éclata tout à coup d’un rire strident et convulsif.

– Folle ! folle ! s’écria-t-il d’une voix vibrante, ah ! Tu t’es vengée, dis-tu ! folle ! comment, tu es mère, tu adores ta fille, et froidement, de parti pris, tu conçois de pareils crimes ! mais tu ne crois donc pas en Dieu ? tu ne crains donc pas que sa justice t’écrase ? folle ! sais-tu ce que tu as fait ?

– Ma fille ! tu as parlé de ma fille ! rends-la-moi ! dis-moi où elle est, et je te le jure, je sauverai cette femme ; ma fille ! oh ! si je la voyais !

– Ta fille, malheureuse ! serpent gonflé de fiel, peux-tu songer encore à elle, après les crimes que tu as commis !

– Oh ! si je la retrouvais, je l’aimerais tant, quelle me pardonnerait !

– Crois-tu ? fit don Tadeo avec une ironie écrasante.

– Oh ! oui, une fille ne peut haïr sa mère !

Don Tadeo la prit violemment par le bras et la jetant rudement au pied de l’amas de feuilles sur lequel reposait doña Rosario :

– Demande-le-lui donc à elle-même ! s’écria-t-il d’une voix éclatante.

– Ah ! fit, elle avec désespoir, que dis-tu ? que dis tu, Tadeo ?

– Je dis, misérable, que cette innocente créature après laquelle tu t’es acharnée comme une hyène, cette pauvre enfant à laquelle tu as fait souffrir un martyre sans nom, est ta fille !… ta fille, entends-tu ?… Celle que tu prétends tant aimer et qu’il n’y a qu’un instant tu me redemandais avec tant d’insistance !…

La Linda resta un instant immobile comme frappée de la foudre.

Soudain elle se redressa et éclatant d’un rire de démon :

– Bien joué ! s’écria-t-elle, bien joué, don Tadeo ! vrai Dieu ! une seconde j’ai cru que tu me disais la vérité et que cette créature était réellement ma fille !

– Oh ! murmura don Tadeo, cette misérable ne reconnaît pas son enfant, elle n’a pas de cœur puisque rien ne lui crie que cette victime qu’elle sacrifie à sa honteuse vengeance est son enfant !

– Non, je ne te crois pas ! ce n’est pas possible ! Dieu n’aurait pas permis un si grand crime !… quelque chose m’aurait avertie que c’était elle.

– Ceux que Dieu veut perdre il les aveugle, misérable femme ; il fallait un châtiment exemplaire à sa justice que tu as lassée !

La Linda tournait dans le toldo comme une bête fauve en poussant des cris inarticulés et en répétant incessamment d’une voix brisée :

– Non ! non ! ce n’est pas ma fille ! Dieu ne l’aurait pas permis.

Un vif sentiment de haine s’empara malgré lui de don Tadeo à la vue de cette immense douleur ; lui aussi voulut se venger.

– Insensée, lui dit-il, cette enfant que je t’ai ravie n’avait-elle pas un signe, une marque quelconque à laquelle il te fût possible de la reconnaître ; tu dois le savoir, toi sa mère ?

– Oui ! oui ! fit-elle d’une vois basse et saccadée, attends ! attends !

Et se jetant à deux genoux, elle se pencha sur doña Rosario endormie en écartant vivement le rebozo qui couvrait son cou et ses épaules.

Tout à coup elle se redressa en poussant un cri déchirant.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle ; c’est elle ! c’est mon enfant !

Elle avait aperçu trois grains noirs qui se trouvaient sur l’épaule droite de la jeune fille.

Soudain son corps fut agité de mouvements convulsifs, son visage se décomposa horriblement, ses yeux démesurément ouverts parurent vouloir sortir de leur orbite ; elle pressa ses deux mains avec force sur sa poitrine, poussa un râle sourd qui ressemblait à un rugissement et roula sur le sol en criant avec un accent impossible à rendre :

– Ma fille ! ma fille ! oh ! je la sauverai !

Elle rampa avec des mouvements de bête fauve jusqu’aux pieds de la pauvre enfant qui dormait toujours, et lui baisa les pieds avec frénésie.

– Rosario ! ma fille, s’écriait-elle, d’une voix entrecoupée par les sanglots, c’est moi, ta mère ! reconnais-moi ! mon Dieu ! elle ne m’entend pas, elle ne me répond pas ! Rosario ! Rosario !

– C’est toi qui l’as tuée, lui dit implacablement don Tadeo ; mère dénaturée qui as froidement tramé le déshonneur de ton enfant ! mieux vaut qu’elle ne se réveille jamais ! mieux vaut qu’elle meure avant d’avoir été souillée par les baisers impurs de l’homme auquel tu l’as livrée !

– Ah ! ne parle pas ainsi, s’écria-t-elle en se tordant les mains avec désespoir, elle ne mourra pas ! je ne le veux pas ! il faut qu’elle vive ! que deviendrai-je sans mon enfant ? je la sauverai, te dis-je !

– Il est trop tard !

Elle se releva brusquement et regarda fixement don Tadeo.

– Je te dis que je la sauverai ! répétait-elle d’une voix profonde.

En ce moment des pas de chevaux résonnèrent au dehors.

– Voilà Antinahuel ! fit don Tadeo avec effroi.

– Oui, répondit-elle d’une voix brève et d’un accent résolu ; que m’importe l’arrivée de cet homme ? malheur à lui s’il touche à mon enfant !

Le rideau du toldo fut soulevé par une main ferme.

Un Indien parut.

Cet Indien était Antinahuel.

Un guerrier le suivait une torche à la main.

– Eh ! eh ! fit le chef avec un sourire ironique, j’arrive à propos, il me semble.

Avec une facilité que don Tadeo lui-même admira, la Linda avait composé son visage de telle façon que Antinahuel n’eut pas le plus léger soupçon de la scène terrible qui s’était passée.

– Oui, répondit-elle en souriant, mon frère arrive bien.

– Ma sœur a eu avec son époux une conversation satisfaisante ?

– Oui, reprit-elle.

– Bon, le Grand Aigle des blancs est un guerrier intrépide, les glapissements d’une femme ne le peuvent affecter ; bientôt les guerriers aucas mettront son courage à l’épreuve.

Cette allusion brutale au sort qui lui était réservé fut comprise de Tadeo.

– Les hommes de ma trempe ne se laissent pas effrayer par de vaines menaces, répondit-il avec un sourire de dédain.

La Linda prit le chef à part.

– Antinahuel est mon frère, lui dit-elle à voix basse, nous avons été élevés ensemble.

– Ma sœur a une demande à m’adresser ?

– Oui, et dans son intérêt même, mon frère ferait bien de consentir à me l’accorder.

Antinahuel la regarda.

– Parlez, dit-il froidement.

– Tout ce que mon frère a désiré, je l’ai fait.

Le chef inclina affirmativement la tête.

– Cette femme qui lui résistait, continua-t-elle avec un frémissement imperceptible dans la voix, je la lui ai livrée sans défense.

– Bon.

– Mon frère sait que les visages pâles ont des secrets qu’ils possèdent seuls ?

– Je le sais.

– Si mon frère veut, ce n’est pas cette femme froide, immobile et endormie, que je lui livrerai.

L’œil de l’Indien lança une lueur étrange.

– Je ne comprends pas ma sœur, dit-il.

– Je puis, répondit la Linda avec intention, en trois jours si bien changer cette femme à l’égard de mon frère, qu’elle sera pour lui aussi aimante et aussi dévouée que jusqu’à ce moment il l’a vue rétive, méchante et obstinée.

– Ma sœur ferait cela ? dit-il avec méfiance.

– Je le ferais, répondit-elle résolument.

Antinahuel réfléchit quelques minutes ; la Linda l’examinait attentivement.

– Pourquoi ma sœur a-t-elle attendu si longtemps ? reprit-il.

– Parce que je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’en arriver là.

– Ooch ! fit l’Indien tout pensif.

– Du reste, ajouta-t-elle légèrement, si je parle ainsi, c’est par amitié pour mon frère ; si ma proposition ne lui convient pas, il est libre de la refuser.

En disant ces paroles, un frisson intérieur agitait tout son corps, et une sueur froide perlait à ses tempes.

– Et il faut trois jours pour accomplir ce changement ?

– Trois jours.

– C’est bien long.

– Mon frère ne veut pas attendre, alors ?

– Je ne dis pas cela.

– Que fera mon frère ?

– Antinahuel est un chef sage, il attendra.

La Linda eut un tressaillement de joie ; si le chef avait refusé, sa résolution était prise, elle le poignardait au risque d’être tuée elle-même.

– Bon, dit-elle, mon frère peut compter sur ma promesse.

– Oui, répondit le chef, la jeune fille est malade, il vaut mieux qu’elle se guérisse, elle sera la femme d’un chef.

La Linda sourit avec une expression indéfinissable. Don Tadeo, qui entendit cette parole, fronça les sourcils.

– Que l’Aigle me suive, reprit Antinahuel, afin, que je le confie à la garde de mes guerriers, à moins qu’il ne préfère me donner sa parole, comme déjà il l’a fait.

– Non, répondit laconiquement don Tadeo.

Les deux hommes sortirent du toldo.

Antinahuel recommanda à ses guerriers de veiller sur le prisonnier, et s’assit devant un des feux.

Nous avons déjà eu occasion de faire remarquer que les Araucans sont excessivement superstitieux : ainsi que tous les autres Indiens, ils professent pour la science des blancs une profonde admiration, et croient avec la plus grande facilité aux prodiges que ceux-ci leur promettent d’accomplir ; c’est ce qui explique la facilité avec laquelle Antinahuel avait consenti au délai de trois jours demandé par la Linda.

D’un autre côté, les Indiens, bien qu’ils aient un goût fort décidé pour les femmes espagnoles, ne sont pas naturellement voluptueux ; habitués à traiter les femmes comme des créatures d’une espèce inférieure à la leur, ils les considèrent comme des esclaves, et dans leur incommensurable orgueil, ils les supposent trop heureuses d’attendre leur bon plaisir.

Antinahuel, quoiqu’il aimât doña Rosario, et peut-être à cause de cet amour même, n’était pas fâché de la voir répondre à sa tendresse, cela flattait son orgueil et le relevait à ses propres yeux.

Une autre raison avait encore milité en faveur de la jeune fille.

Cette raison était que le toqui était revenu au camp dans les meilleures dispositions, par la raison que son expédition avait eu des résultats favorables qu’il n’osait attendre.

En arrivant au camp des Chiliens, il avait trouvé le général Fuentès qui commandait les troupes à la place de don Gregorio Peralta, parti pour Santiago, où le peuple l’avait appelé à prendre provisoirement la présidence de la République, en l’absence de don Tadeo de Leon.

Le général Fuentès était un homme d’un caractère doux et bienveillant, il avait honorablement reçu le toqui, tous deux avaient longuement causé.

Leur entretien s’était résumé ainsi : tous les prisonniers aucas, moins les otages emmenés par don Gregorio, avaient été rendus par les Chiliens ; de son côté, Antinahuel s’était engagé à délivrer sous huit jours don Tadeo, qui, disait-il, était gardé fort loin dans les Cordillères.

Antinahuel avait une arrière-pensée, cette arrière-pensée, la voici :

Du premier coup d’œil il avait deviné, à la facilité du général chilien, combien il était las de la guerre ; il avait alors cherché à gagner du temps, afin de réunir assez d’hommes pour tenter une malocca, d’autant plus facile que la plus grande partie de l’armée chilienne avait repris la direction de l’intérieur, et que le général Fuentès n’avait plus avec lui que deux mille hommes environ, cavaliers et fantassins compris.

Quant à rendre don Tadeo, Antinahuel n’y songeait pas le moins du monde. Seulement il ne voulait pas lui faire subir le supplice qu’il se réservait de lui infliger, avant que les circonstances fussent devenues assez favorables pour qu’il pût sans danger assouvir sa vengeance.

Pendant les huit jours qu’il avait obtenus, il se réservait d’expédier partout le quipos, afin de réunir le plus grand nombre de guerriers possible.

Au lever du soleil le camp fut levé.

Les Aucas marchèrent toute la journée dans les montagnes sans but déterminé.

Le soir on s’arrêta comme d’habitude.

Avant de se livrer au repos, Antinahuel s’approcha de la Linda, et lui dit seulement :

– Ma sœur a-t-elle commencé ?

– J’ai commencé, répondit-elle.

La vérité était qu’elle avait passé la journée à chercher vainement à obliger la jeune fille à lui parler ; celle-ci s’y était constamment refusée, mais la Linda n’était pas femme à se rebuter facilement.

Dès que le chef l’eut quittée, elle alla trouver doña Rosario, et courbant la tête :

– Señorita, lui dit-elle d’une voix basse et triste, pardonnez-moi tout le mal que je vous ai fait, j’ignorais à qui je m’adressais ; au nom du ciel, ayez pitié de moi, je suis votre mère !

À cet aveu la jeune fille chancela comme foudroyée, elle pâlit affreusement et étendit les bras comme pour chercher un appui.

La Linda se précipita pour la soutenir.

Doña Rosario la repoussa avec un cri d’horreur et s’enfuit sous son toldo.

– Oh ! s’écria la Linda avec des larmes dans la voix, je l’aimerai tant qu’il faudra qu’elle me pardonne !

Et elle se coucha en travers de l’entrée du toldo, pour être certaine que personne n’y pénétrerait sans qu’elle s’en aperçût.

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