L SERPENT ET VIPÈRE.

Doña Rosario restait toujours immobile en travers du sentier, les bras croisés sur la poitrine, le front haut et le regard dédaigneux.

La Linda, promptement remise de l’émotion que lui avait causée la présence subite de sa prisonnière, s’élança sur le sol, et saisissant le bras de la jeune fille, elle le secoua avec force.

– Oh ! oh ! lui dit-elle avec un accent railleur, ma belle enfant, c’est donc ainsi que vous nous obligez à courir après vous ? Caramba ! quelle délurée vous faites, ne craignez rien, nous saurons vous empêcher de vous livrer à votre humeur vagabonde.

Doña Rosario ne répondit à ce flux de paroles que par un sourire de froid mépris.

– Ah ! s’écria la courtisane exaspérée, en lui serrant le bras avec violence, je vous obligerai à courber votre caractère hautain.

– Madame, répondit doucement la jeune fille, vous me faites horriblement mal.

– Serpent ! reprit la Linda en la repoussant brutalement, que ne puis-je t’écraser sous mon talon !

Doña Rosario fit quelques pas en trébuchant, son pied buta contre une racine et elle tomba.

Dans sa chute, son front avait porté contre un caillou tranchant, elle poussa un faible cri de douleur et s’évanouit.

Antinahuel s’élança vivement vers elle pour la relever.

Le sang coulait en abondance d’une profonde blessure qu’elle s’était faite dans sa chute.

Le chef indien, à la vue de la large plaie que la jeune fille avait au front, poussa un rugissement de bête fauve.

Il se pencha sur elle, la releva avec des précautions infinies, et chercha à étancher le sang qui coulait.

– Fi ! lui dit la Linda avec un sourire railleur, allez-vous faire un métier de vieille femme, vous, le premier chef de votre nation ? laissez cette mijaurée, vos soins lui sont inutiles, cette saignée lui fera du bien.

Antinahuel garda le silence, un instant il eut la pensée de poignarder cette furie ; il lui lança un regard tellement chargé de haine et de fureur, qu’elle en fut épouvantée et fit malgré elle un mouvement comme pour se mettre sur la défensive, en portant la main à son corsage pour y prendre une dague qu’elle portait toujours sur elle.

Cependant les soins d’Antinahuel ne produisaient aucun résultat, la jeune fille était toujours sans connaissance.

Au bout d’un instant, la Linda reconnut que chez le sauvage chef des Araucans l’amour l’emportait sur la haine, elle reprit toute son arrogance.

– Qu’on attache cette créature sur un cheval, dit-elle, et retournons à la tolderia.

– Cette femme m’appartient, fit Antinahuel, moi seul ici ai le droit d’en disposer comme bon me semble.

– Pas encore, chef, donnant donnant, lorsque vous aurez délivré le général, je vous la remettrai.

Antinahuel haussa les épaules.

– Ma sœur oublie que j’ai trente mosotones avec moi et qu’elle est presque seule.

– Cela signifie ? demanda-t-elle d’un ton hautain.

– Cela signifie, reprit-il froidement, que je suis le plus fort et que je ferai à ma guise.

– Holà ! fit-elle en ricanant, est-ce ainsi que vous tenez vos promesses ?

– J’aime cette femme ! dit-il d’une voix profonde.

– Caraï je le sais bien, répliqua-t-elle avec violence, voilà justement pourquoi je vous la donne.

– Je ne veux pas qu’elle souffre.

– Voyez comme nous nous entendons peu, fit-elle en raillant toujours, moi je vous la livre exprès pour que vous la fassiez souffrir.

– Si telle est la pensée de ma sœur, elle se trompe.

– Chef, mon ami, vous ne savez ce que vous dites, et vous ne connaissez pas le cœur des femmes blanches.

– Je ne comprends pas ma sœur.

– Vous ne comprenez pas que cette femme ne vous aimera jamais, qu’elle n’aura pour vous que mépris et dédain, et que plus vous vous abaisserez devant elle, plus elle vous foulera aux pieds.

– Oh ! répondit Antinahuel, je suis un trop grand chef pour être ainsi méprisé par une femme.

– Vous le verrez ; en attendant, je réclame ma prisonnière.

– Ma sœur ne l’aura pas.

– Est-ce sérieusement que vous parlez ?

– Antinahuel ne plaisante jamais.

– Eh bien, essayez de me la prendre ! s’écria-t-elle.

Et, bondissant comme une tigresse, elle repoussa vigoureusement le chef et saisit la jeune fille, sur la gorge de laquelle elle appuya si résolument son poignard que le sang jaillit.

– Je vous jure, chef, dit-elle d’une voix stridente, le regard étincelant et le visage décomposé par la colère, que si vous ne remplissez pas loyalement les engagements que vous avez pris envers moi et ne me laissez pas agir comme il me plaît avec cette femme, je la tue comme un chien.

Antinahuel poussa un cri terrible.

– Arrêtez ! s’écria-t-il avec effroi, je consens à tout !

– Ah ! s’écria la Linda avec un sourire de triomphe, je savais bien que j’aurais le dernier.

Le chef se mordait les poings avec rage devant son impuissance, mais il connaissait trop bien cette femme pour continuer plus longtemps une lutte qui se serait infailliblement terminée par la mort de la jeune fille ; il savait que dans l’état d’exaspération où elle se trouvait, la Linda n’aurait pas hésité à la tuer.

Par un prodige de volonté dont seuls les Indiens sont capables, il renferma dans son cœur les sentiments qui l’agitaient, contraignit son visage à sourire et dit d’une voix douce :

– Oche ! ma sœur est vive ! qu’importe que cette femme soit à moi aujourd’hui ou dans quelques heures, puisque ma sœur a promis de me la remettre ?

– Oui, mais seulement lorsque le général Bustamente ne sera plus entre les mains de ses ennemis, chef, pas avant.

– Soit, dit-il avec un soupir de regret, puisque ma sœur l’exige, qu’elle agisse comme elle l’entendra, Antinahuel se retire.

– Fort bien, mais que mon frère m’assure contre lui-même ; il aime cette femme et pourrait vouloir intervenir d’autres fois encore.

– Quelle sécurité puis-je donner à ma sœur afin, de la rassurer totalement ? dit-il avec un sourire amer.

– Celle-ci, fit-elle en ricanant, que mon frère jure par Pillian, sur les ossements de ses ancêtres, qu’il n’essaiera ni de m’enlever cette femme ni de s’opposer à ce qu’il me plaira de lui faire, jusqu’à ce que le général soit libre.

Le chef hésita, le serment que la Linda exigeait de lui est sacré pour les Indiens, ils redoutent au plus haut degré de le fausser, tant ils ont de respect pour les cendres de leurs pères. Cependant Antinahuel était tombé dans un piège dont il lui était impossible de sortir ; il comprit qu’il valait mieux s’exécuter de bonne grâce et en finir sur-le-champ, il s’y résolut, mais il jura intérieurement une haine implacable à celle qui l’obligeait à subir une telle humiliation, et se promit de tirer d’elle aussitôt qu’il le pourrait une vengeance éclatante.

– Bon, dit-il en souriant, que ma sœur se rassure, je jure sur les ossements de mes pères que je ne m’opposerai à rien de ce qu’il lui plaira de faire.

– Merci, répondit la Linda, mon frère est un grand guerrier.

Pas plus que Antinahuel, la courtisane ne s’était trompée sur la portée de l’altercation qu’ils avaient eue entre eux, elle comprit qu’elle venait de se faire un ennemi implacable et elle jugea prudent de se tenir sur ses gardes.

– Ma sœur vient ? demanda le chef.

– J’ai à faire transporter cette femme le plus commodément possible, repartit-elle, que mon frère me précède, je le suis.

Antinahuel n’avait plus de prétexte plausible pour rester, il rejoignit à pas lents et comme à regret ses mosotones, se remit en selle et partit en lançant à la Linda un dernier regard qui l’eût glacée d’épouvante si elle avait pu l’apercevoir.

La courtisane ne s’occupait pas de lui en ce moment, elle était toute à sa vengeance.

Elle considéra avec une expression d’ironie cruelle la jeune fille étendue à ses pieds.

– Misérable créature, grommela-t-elle, qu’un rien fait tomber en syncope, tes douleurs commencent à peine. Don Tadeo, c’est toi que je blesse en torturant cette femmelette, obtiendrai-je enfin que tu me rendes ma fille ? oh ! oui ! ajouta-t-elle avec une intonation sauvage, quand je devrais déchirer cette femme avec mes ongles !

Les peones indiens attachés à son service étaient demeurés auprès d’elle ; dans la chaleur de la poursuite et de la discussion, les chevaux abandonnés par Curumilla et ramenés par les éclaireurs étaient restés avec la troupe sans que personne songeât à se les approprier.

– Amenez un de ces chevaux, commanda-t-elle.

Un péon obéit.

La courtisane fit jeter la jeune fille en travers sur le dos de ce cheval, le visage tourné vers le ciel, puis elle ordonna que les pieds et les mains de sa victime fussent ramenés sous le ventre de l’animal et attachés solidement avec des cordes par les chevilles et les poignets.

– Cette femme n’est pas solide sur ses jambes, dit-elle avec un rire sec et nerveux, elle s’est déjà blessée en tombant, je ne veux pas qu’elle courre le risque d’une nouvelle chute.

Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance dans le but de faire leur cour à leur maîtresse, les peones applaudirent avec des rires joyeux à ces cruelles paroles comme à une excellente plaisanterie.

La pauvre enfant ne donnait presque plus signe de vie, son visage avait une teinte terreuse et cadavérique, le sang coulait abondamment de sa blessure jusque sur le sol.

Son corps, horriblement cambré par la posture affreuse dans laquelle on l’avait attachée, avait des tressaillements nerveux qui la faisaient bondir, et lui meurtrissaient les poignets et les chevilles dans lesquels les cordes entraient peu à peu.

Un râle sourd s’échappait de sa poitrine oppressée.

Lorsque ses ordres furent accomplis, la Linda se mit en selle, prit en bride le cheval qui portait sa victime, piqua des deux et partit au galop.

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