Chapitre VIII Catastrophe

Au lever du jour, le cheval noir de Burleigh traversa rapidement la vallée de Blaisdell, emportant vers les bois son cavalier muni d’armes et de provisions comme pour une longue route.

Les jours suivants on n’eut aucune nouvelle de Frazier ni du maître d’école ; tous deux avaient disparu dans la direction du grand désert.

Si le lecteur y consent, nous reviendrons à l’Oncle Jerry.

Avec ses hardis compagnons, il avait continué la chasse jusqu’aux frontières du Labrador sur le territoire du Canada. Mais, après avoir exploré pendant quelques jours le théâtre de ses anciens exploits, le vieux chasseur campa sur la rive du Madawaska et ordonna les préparatifs du retour.

Dans la soirée, un bruit de voix s’éleva au milieu du silence ; la petite troupe crut entendre des cris, une dispute ; puis, deux coups de feu retentirent presque en même temps ; quelques secondes après, la détonation plus retentissante d’une carabine cingla l’air, et la solitude redevint silencieuse.

– C’est quelque bande de chasseurs, observa le Brigadier ; je suis bien aise de ne pas me trouver sur leur route, sans savoir à qui nous aurions à faire. Quel malheur que Burleigh ne soit plus avec nous ! je ne comprends rien à sa brusque disparition.

– N’a-t-il pas un cheval noir maintenant ? demanda le voisin Smith récemment arrivé du camp.

– Il n’en prend jamais d’autre, répondit Luther.

– Eh bien ! je crois l’avoir vu passer comme une flèche, avant hier, monté sur une superbe bête ; il suivait les fourrés comme s’il eut voulu éviter d’être vu. Je l’ai reconnu lorsque, au sortir de la grande clairière, il a lancé son cheval à la nage pour traverser la rivière : il avait l’air d’un homme qui chasse un tout autre gibier que le moose.

– Ce ne doit pas être Iry, répondit le Brigadier, il nous aurait déjà rejoint. D’ailleurs Black-Prince était resté à la ferme ; Burleigh l’avait laissé en réserve pour accomplir le grand voyage qu’il doit faire avant la conclusion de son mariage.

– Black-Prince est un rude cheval, observa Luther ; le soir du grand tapage à la maison, il défonça sa stalle, sauta par dessus les barrières, et aurait disparu pour toujours, si Jerutha Jane n’avait pas eu des yeux perçants.

– Diable !… mais qu’allons-nous faire maintenant ; irons-nous en avant ou en arrière ? demanda le Brigadier.

– Si notre frère Ned était ici, répliqua Bob Frazier, il nous donnerait un bon conseil. Il connaît tous les indiens du Canada ; les Ottawas avaient fait de lui une sorte de chef.

– Eh bien ! tant pis ! retournons au camp, continua le Brigadier ; que la peste m’enlève si je sais où sont allés ces deux gaillards.

Sur ce propos, la petite troupe fit volte face et reprit sa route sur la lisière du grand bois où avaient retenti trois coups de feu quelques instants auparavant.

La nuit était venue, assombrissant les forêts solitaires ; tout à coup, nos chasseurs se trouvèrent sans avoir rien entendu, à quelques pas d’une longue file d’indiens. Ces guerriers sauvages, marchant dans un parfait silence, suivaient une piste unique, chacun mettant le pied dans la même empreinte ; on aurait dit des ombres noires glissant sur la neige.

Le Brigadier s’arrêta brusquement ; la vision indienne disparut promptement sans paraître accorder la moindre attention aux Faces-pâles. Au même instant le Brigadier prêta l’oreille à un cri sourd et lointain.

– Qu’est-ce que cela ? murmura-t-il, n’entendez-vous rien ?

– Oui, fit Luther, mais je ne distingue pas bien ; et il se redressa, plaçant sa main ouverte contre l’oreille, pour mieux écouter.

– C’est le hurlement d’un chien, dit le père, il est très-éloigné.

– Le voilà qui recommence ! s’écria Bob Frazier.

– Ce doit être un loup, objecta Joë.

Le Brigadier secoua mélancoliquement la tête.

– Non, mes enfants, ce n’est pas un loup ; ce n’est pas l’aboiement bref et rauque du loup. C’est une sorte de plainte, un appel.

– Peut-être est-ce un avertissement, Père ?

– Peut-être… Luther… ; si c’en est un, il faut qu’il nous trouve préparés ; nous ne savons pas ce qui peut arriver. Écoute-moi, enfant ; je suis le plus âgé, sans doute je suis le plus proche de la fin des jours. Promets-moi une chose, pour quand je ne serai plus de ce monde.

– Parlez, Père, parlez ! répondit Luther pâlissant, je vous jure d’obéir.

– Promets-moi, mon fils, (et rapporte à ta mère cette promesse solennelle), promets-moi de faire offrir aux héritiers Blaisdell, ou la restitution de leur ferme, ou un supplément de prix tel que l’estimeront trois honnêtes experts.

– Oui, Père ; je le jure !

– Vous m’entendez tous, compagnons ! vous êtes témoins ?

– Nous le sommes, répondirent les chasseurs étonnés.

– Très-bien ! c’est assez. Mes comptes sont réglés maintenant ; je suis prêt. Partons !

Ils marchèrent en silence jusqu’au plus prochain campement, allumèrent leur feu, et firent un glorieux souper de moose, puis, ils se couchèrent. Seul le Brigadier ne put s’endormir : après s’être agité vainement dans son lit jusqu’après minuit, il se leva, ranima le feu et s’assit à côté du foyer sur une grosse pierre. Sa rêverie fut bientôt troublée par les mêmes sons plaintifs et lointains que le vent de la nuit apportait par intervalles.

Poussé par une invincible curiosité, le vieillard prit son fusil et s’avança dans la direction de la voix mystérieuse. La clarté des étoiles scintillant dans un ciel glacé suffisait pour guider sa marche aventureuse. Au bout de quelques minutes il distingua le hurlement d’un chien ; peu à peu les sons se rapprochèrent ; il n’était plus qu’à un mille à peine de l’objet de ses recherches.

Cependant Luther, ne voyant pas revenir son père, s’était levé pour monter sur une éminence d’où il pouvait voir assez loin dans les environs ; aux mouvements de son jeune maître, le vieux Watch, déjà inquiet, se débattit pour rompre sa corde ; puis s’apercevant que Luther s’éloignait à la recherche de son père, le chien fidèle prit un tel élan que son lien fût brisé, et il s’élança en aboyant sur la voie du Brigadier.

Ce bruit subit éveilla les dormeurs :

– Tonnerre ! grommela Joë en se frottant les yeux, et en regardant autour de lui d’un air égaré ; voilà-t-il pas ce damné chien et ses enragés de maîtres qui sont partis pour la chasse. Qu’est-ce qu’il y a encore ? le vieux Mathusalem est toujours sur pied. Bob ! eh ! Bob !

– Bien ! murmura la voix somnolente de Bob ; qu’y a-t-il dans l’air, Joë ?

– Je n’en sais rien ; mais nous ferons bien d’aller voir.

Dès qu’ils eurent fait quelques pas, ils entendirent de nouveau le long et triste hurlement qui leur sembla beaucoup plus proche. Peu après les aboiements de Watch y répondirent ; enfin la voix de Luther s’éleva dans le bois.

– Par ici, messieurs, par ici ! nous voilà, Père !

Les deux Frazier s’élancèrent avec ardeur et arrivèrent presque en même temps que Luther. Au premier coup d’œil ils aperçurent le Brigadier agenouillé près d’un cadavre étendu sur la neige ; à ses côtés Luther debout semblait pétrifié d’horreur ; à quelques pas un chien inconnu demi-couché sur la glace, le museau en l’air, hurlait d’une voix désolée.

Le cadavre était tourné sa face contre terre, mais un seul regard apprit aux deux frères quel était ce mort. Sans prononcer une parole, ils tombèrent à genoux près du Brigadier… ils avaient reconnu leur frère Ned.

– Oh ! frère ! frère ! sanglota Joë d’une voix terrible.

Bob prit dans ses bras le corps déjà raide et glacé, et chercha les blessures en silence. Un mince filet de sang l’aida dans sa recherche ; Édouard avait reçu une balle dans le cœur.

Pendant que toute la troupe réunie tenait conseil au milieu d’une consternation générale, le Brigadier fouillait le terrain pour en tirer des renseignements. Tout autour du mort apparaissaient les traces d’une lutte violente, les souliers de Ned avaient laissé des empreintes bien marquées sur la neige ; la glace rompue en plusieurs endroits, des branches brisées éparses çà et là, tout annonçait les mouvements désespérés, les trépignements convulsifs d’une vraie bataille.

Watch courait partout flairant et cherchant à démêler les pistes ; l’autre chien, fidèle compagnon du mort, ne voulut point quitter son maître et resta couché près de lui, refusant caresses et nourriture, et poussant par intervalles le long et sinistre hurlement déjà si souvent entendu.

– Ah ! s’écria enfin le Brigadier, en voilà un ! voyons donc ce que c’est.

Et il montra l’empreinte bien nette d’un pied : la seule peut-être qui fut aisée à étudier, toutes les autres étant confondues et entremêlées dans un inextricable désordre.

Chacun regarda avidement : c’était une empreinte de mocassin.

– Bien ! murmura le Brigadier ; juste ce que je craignais ! les indiens ont passé par là, voilà une affaire entendue ; nous n’avons plus qu’à partir au plus vite.

Ce fut aussi l’avis des frères Frazier. Ils prirent leurs dispositions pour emporter le cadavre ; ensuite la petite troupe se mit en route pour ses foyers, renonçant tristement à la chasse.

Les frères Frazier jurèrent de découvrir le meurtrier et de le livrer à la justice, dussent-ils le poursuivre jusqu’au bout du monde.

– Vous avez raison, mes enfants, leur dit le Brigadier ; le Dieu vengeur du sang innocent sera avec vous ; il vous livrera l’assassin… mais comment allez-vous faire avec ce corps ?

– Nous l’emporterons à la maison, si vous voulez nous prêter votre traîneau à deux places, et une paire de chevaux.

– Très-volontiers : Luther va passer devant pour tout préparer ; nous le suivrons de près, et chacun rentrera chez soi.

Quelques heures après la bande, naguère si joyeuse, suivait silencieusement la route qui ramenait au logis ; le Brigadier, préoccupé de sombres pensées, les frères Frazier, roulant des projets de vengeance.

Jusqu’à son arrivée chez lui, le Brigadier n’avait pas hésité à penser que Ned Frazier avait péri dans une querelle avec quelque indien du Canada. Cette hypothèse réalisait les pressentiments de mauvais augure que le vieillard avait exprimés, lorsque le jeune téméraire eut détruit le piège à moose qu’il avait précédemment rencontré.

Mais, en apprenant qu’après la scène violente dont Lucy avait été la cause involontaire, Burleigh et Édouard avaient disparu, sans que depuis lors on eût reçu de leurs nouvelles, le bon Brigadier fut agité de soupçons pénibles contre son jeune ami, le maître d’école.

Ce fut bien pis encore lorsque des rameurs dignes de foi vinrent apprendre que Burleigh avait été vu courant en toute hâte vers le désert sur son cheval noir, et que sur un rayon de plus de cent milles on ne l’avait plus revu. Plus tard il fut rapporté que le jeune homme avait laissé chez un voisin son fusil à deux coups, et l’avait échangé contre une carabine. Enfin il fut constaté que le maître d’école, mettant de côté toutes ses chaussures civilisées, était parti chaussé de mocassins indiens, Luther lui-même l’avait remarqué pendant la chasse.

Le pauvre Oncle Jerry fut atterré : les soupçons semblaient se changer en horribles certitudes. Comme magistrat il devait ouvrir une information juridique, et provoquer des poursuites contre le meurtrier, alors même qu’il serait hors de sa juridiction.

Une pensée le consolait un peu : Burleigh ne pouvait être un assassin ! il avait probablement agi en cas de légitime défense, et n’avait tué son adversaire qu’en se voyant attaqué, pour protéger sa propre vie. N’avait-on pu entendu d’abord deux fusils ?… c’était la provocation de Ned !… puis, un coup de carabine ?… c’était la riposte de Burleigh défendant son existence !…

Des semaines, des mois se passèrent : Burleigh ne reparut pas. En attendant, la médisance et la calomnie allaient leur train : la mort de Ned, le crime de Burleigh étaient racontée par toutes les bouches avec des variantes et des exagérations effroyables. La famille Frazier s’en mêla, demanda justice, cria vengeance contre Burleigh.

À la fin, l’autorité supérieure s’en émut, et un beau jour, ou plutôt un triste jour, un mandat de justice fut lancé, ordonnant « l’arrestation d’Ira Burleigh prévenu de meurtre sur la personne d’Édouard Frazier. » Le même mandat, contenant son signalement et celui de son cheval, fut envoyé jusque dans le comté de Vermont où Burleigh avait été aperçu en dernier lieu.

Le désolé Brigadier, ses devoirs accomplis, se tenait mélancoliquement renfermé chez lui ; et depuis cette ténébreuse affaire la ferme de Blaisdell était devenue triste et silencieuse.

Le vieillard, la Tante Sarah, Lucy Day elle-même ne causaient que de l’absent.

Chose étrange ! « ce Burleigh » que, présent, elle avait repoussé, Lucy Day, la bizarre jeune fille, Lucy le pleurait jour et nuit, depuis sa disparition. Expliquera qui pourra ces oscillations de certains esprits féminins !… toujours est-il que la mort, en rayant Frazier du nombre des vivants, avait également effacé son souvenir de l’esprit de Lucy.

Quant à la Tante Sarah, elle avait toujours adoré Burleigh ; il était resté, envers et contre tous, son favori.

Les deux femmes, chaudement appuyées par Jerutha Jane Pope proclamaient donc sans cesse l’innocence de master Burleigh. Leur affectueuse obstination à cet égard réconfortait puissamment le Brigadier, qui au fond pensait comme elles.

– Oh ! oui, disait Lucy, remuant à peine ses lèvres pâles, et serrant l’une contre l’autre ses mains froides et tremblantes ; si son bras a tué, c’était pour se défendre : l’autre était dur et hautain… il a été l’agresseur ; je connais master Burleigh, et je sais mieux que vous, Grand-Père, mieux que personne, combien il est incapable d’une mauvaise action ! Je donnerais ma vie pour gage de son innocence.

– Patience ! patience ! répétait le Brigadier ; s’il est innocent Dieu le défendra.

Et chacun, se recueillant dans la même pensée, poussait un profond soupir, puis gardait longuement le silence.

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