Nous sommes contraints, pour l’intelligence des faits qui vont suivre, de retourner auprès des deux jeunes filles que nous avons abandonnées au moment où, escortées par les chasseurs canadiens, elles s’étaient échappées du camp du Cèdre-Rouge.
Les fugitifs s’arrêtèrent quelques minutes avant le lever du soleil sur une petite langue de sable qui formait une espèce de cap avancé de quelques mètres dans les eaux du Gila, assez profondes en cet endroit ; de là on commandait le fleuve et la prairie.
Tout était calme et tranquille dans le désert ; l’impétueux Gila roulait ses eaux jaunâtres entre deux rives bordées de bois et d’épais taillis.
Dans le fouillis des branches d’un vert sombre, des milliers d’oiseaux entonnaient un assourdissant concert auquel se mêlaient parfois le mugissement des bisons et le bramement des elks.
Le premier soin des chasseurs fut d’allumer un feu pour préparer leur repas du matin, tandis que leurs chevaux entravés à l’amble broutaient les jeunes pousses des arbres.
– Pourquoi nous faire déjà prendre du repos, Harry, demanda Ellen, lorsque nous marchons depuis trois heures à peine ?
– Nous ne savons pas ce qui nous attend dans une heure, miss Ellen, répondit le chasseur, nous devons profiter de l’instant de répit que nous accorde la Providence pour reprendre des forces.
La jeune fille baissa la tête, le repas fut bientôt prêt.
Lorsqu’il fut terminé, les fugitifs remontèrent à cheval.
La fuite recommença.
Tout à coup un sifflement aigu et bizarre résonna dans les hautes herbes, et une quarantaine d’Indiens, comme s’ils étaient subitement sortis de terre, enveloppèrent les jeunes filles et les deux chasseurs.
Dans le premier moment, Ellen et ses compagnons crurent que ces hommes étaient les guerriers coras que devait leur amener la Plume-d’Aigle ; mais leur illusion fut de courte durée, un coup d’œil suffit pour leur faire reconnaître des Apaches.
Doña Clara, effrayée d’abord de cette attaque imprévue, avait presque immédiatement repris son sang-froid et avait compris que toute résistance était impossible.
– Vous vous sacrifieriez vainement pour moi, dit-elle aux Canadiens ; laissez-moi provisoirement au pouvoir de cet Indien, que je redoute moins que les gambusinos du Cèdre-Rouge. Fuyez, Ellen ; fuyez, mes amis.
– Non ! s’écria l’Américaine avec force, je mourrai avec vous, mon amie.
– Que les deux femmes nous suivent, ainsi que les chasseurs pâles, commanda un des Indiens.
– Dans quel but ? demanda doña Clara avec douceur.
Sur un signe du chef, deux hommes saisirent la jeune Mexicaine et l’attachèrent sur son cheval, sans cependant employer la violence.
D’un mouvement plus prompt que la pensée, Harry enleva Ellen de sa selle, la jeta en travers sur le cou de son cheval, et tentant un coup de désespoir, il se jeta, suivi de Dick, au plus épais du groupe des Peaux Rouges.
Alors, se servant de leurs rifles en guise de massue, ils se mirent à assommer les Apaches.
Il y eut un moment de lutte terrible.
Enfin Harry parvint, après des efforts désespérés, à se faire jour et disparut à toute bride, emportant avec lui la fille du Cèdre-Rouge, que la terreur avait fait évanouir.
Moins heureux que lui, Dick, après avoir assommé deux ou trois Indiens, fut renversé de cheval et cloué sur le sol d’un coup de lance.
Le jeune homme, en tombant, jeta un regard désespéré à celle qu’il n’avait pu sauver et pour laquelle il mourait. Un Indien se précipita sur son corps, lui enleva sa chevelure et la brandit toute sanglante, avec des cris et des rires féroces, aux yeux de doña Clara à demi morte d’épouvante et de douleur.
Les Peaux Rouges partirent ensuite au galop en enlevant leur proie.
Les Indiens n’ont plus aussi généralement qu’autrefois la coutume de maltraiter les prisonniers, surtout lorsque ces prisonniers sont des femmes.
Les ravisseurs de doña Clara ne lui avaient fait endurer aucun mauvais traitement.
Ces Indiens faisaient partie d’un détachement de guerre des Apaches, fort d’environ cent guerriers, commandés par un chef renommé appelé le Chat-Noir.
Tous ces guerriers étaient bien armés, montés sur de beaux et bons chevaux.
Aussitôt après le rapt de la jeune fille, ils se lancèrent au galop dans la prairie et commencèrent une course d’une rapidité extrême, qui dura près de six heures, dans le but de prendre une avance considérable sur ceux qui pourraient les poursuivre.
Vers le soir ils s’arrêtèrent sur les bords du Gila.
En cet endroit le fleuve coulait majestueusement entre deux rives escarpées bordées de rochers élevés découpés de la façon la plus bizarre.
Le sol était encore couvert d’une herbe haute de trois pieds au moins, et quelques petits bouquets de bois disséminés dans la plaine accidentaient agréablement le paysage animé par les troupeaux de bisons, d’elks et de bighorns que l’on voyait paître au loin.
Les Indiens dressèrent leur tente sur une colline du haut de laquelle la vue planait à une grande distance. Ils allumèrent plusieurs feux et se préparèrent à passer la nuit en attendant que les autres guerriers du détachement les eussent rejoints.
Doña Clara fut placée seule sous une tente de peaux de bison, au milieu de laquelle on avait allumé un petit feu, car dans cette saison avancée les nuits sont froides dans le Far West.
Habituée à la vie du désert, familiarisée avec les coutumes indiennes, la jeune fille eût supporté patiemment sa position, n’eût été la pensée des malheurs qui depuis quelque temps s’étaient acharnés à l’accabler et surtout la pensée de son père dont elle ignorait le sort.
Assise sur des peaux de bison auprès du feu, elle achevait de manger quelques bouchées de viande d’elk rôti arrosée d’eau de smylax, et réfléchissait profondément aux événements étranges et terribles qui avaient signalé cette journée, lorsque le rideau de la tente se leva et le Chat-Noir parut.
Le Chat-Noir était un homme d’une taille élevée. Il avait plus de soixante ans, mais tous ses cheveux étaient encore noirs. Il jouissait dans sa tribu d’une réputation de courage et de sagesse qu’il justifiait à tous égards.
Un nuage de tristesse voilait ses traits naturellement doux et placides.
Il s’avança à pas lents et vint prendre place aux côtés de la jeune fille qu’il considéra quelques instants avec intérêt.
– Ma fille est affligée, dit-il ; elle pense à son père, son cœur est avec sa famille, mais que ma fille prenne courage et ne se laisse pas abattre. Natohs (Dieu) lui viendra en aide et séchera ses larmes.
La jeune Mexicaine secoua tristement la tête sans répondre.
Le chef reprit.
– Moi aussi je souffre ; un nuage s’est appesanti sur mon esprit. Les guerriers pâles de sa nation nous font une guerre acharnée, mais je sais le moyen de les obliger à prendre devant nous les pieds de l’antilope afin de fuir loin de nos territoires de chasse. Demain, en arrivant au village de ma tribu, j’aurai recours à une grande médecine. Que ma fille se console, il ne lui arrivera aucun mal parmi nous ; je serai son père.
– Chef, répondit doña Clara, reconduisez-moi à Santa-Fé, et je vous promets que mon père vous donnera autant de fusils, de poudre, de plomb et de miroirs que vous lui en demanderez.
– Cela ne se peut pas ; ma fille est un otage trop sérieux pour que je consente à la rendre. Que ma fille oublie les blancs, qu’elle ne doit plus revoir, et se prépare à devenir la femme d’un chef.
– Moi ! s’écria la jeune fille avec terreur, devenir la femme d’un Indien ! Jamais ! Faites moi souffrir toutes les tortures qu’il vous plaira de m’infliger, au lieu de me condamner à un tel supplice.
– Ma fille réfléchira, répondit le Chat-Noir. De quoi se plaint le Lis blanc de la vallée ? nous ne lui faisons que ce que l’on nous a fait souvent, c’est la loi des prairies.
Le Chat-Noir se leva en jetant sur doña Clara un regard mêlé de tendresse et de pitié, et il sortit lentement de la tente.
Après le départ du Chat-Noir, la jeune fille tomba dans un profond accablement. L’horreur de sa position lui apparut dans toute sa vérité.
La nuit se passa ainsi pour elle, pleurant et sanglotant, solitaire, au bruit des rires et des chants des Apaches fêtant l’arrivée des guerriers de leur détachement.
Le lendemain, au lever du soleil, la troupe se remit en route.
Des guerriers surveillaient tous les mouvements de la prisonnière ; le Chat-Noir évitait ses regards et marchait à l’arrière-garde.
Les Indiens s’avançaient le long du Gila, dans une prairie jaunâtre. De sombres lignes de bois taillis, entrecoupés d’arbres de haute futaie dont la couleur rougeâtre ou d’un gris brun contrastait avec le feuillage jaunâtre des peupliers, bordaient la route ; à l’horizon se dressaient des collines de grès d’un gris blanc, recouvertes par endroits d’herbes calcinées et de cèdres d’un vert foncé, entremêlés de pelouses de gazons avec leurs arbres d’un vert argenté.
La caravane ondulait comme un immense serpent dans ce désert grandiose, se dirigeant vers son village, dont les approches se faisaient déjà deviner par les miasmes méphitiques qui s’exhalaient des échafaudages que l’on apercevait au loin, échafaudages sur lesquels les Indiens conservent leurs morts et les laissent ainsi se décomposer et sécher au soleil au lieu de les enterrer.
À deux heures de l’après-midi environ, les guerriers firent leur entrée dans le village, aux cris de joie des habitants et au bruit des chichikoués, mêlés aux aboiements furieux des chiens.
Ce village, construit au sommet d’une colline, formait un cercle assez régulier.
C’était une agglomération considérable de cabanes en terre construites sans ordre et sans symétrie. De hautes palissades de douze pieds lui servaient de remparts, et, à distances égales, quatre bastions en terre garnis de meurtrières, revêtus à l’intérieur et à l’extérieur de branches de saule entrelacées, complétaient le système de défense.
Au centre du village se trouvait un emplacement vide, de quarante pieds de diamètre à peu près, au milieu duquel était l’arche du premier homme, espèce de petit cylindre rond formé de larges planches de quatre pieds de hauteur, une sorte de tonneau vide autour duquel s’enlaçaient des plantes grimpantes.
À l’ouest de la place que nous venons de décrire, se trouvait la loge demédecine où se célèbrent les fêtes et les cérémonies du culte des Apaches.
Sur une longue perche, un mannequin en peaux d’animaux avec une tête en bois peinte en noir et coiffée d’un bonnet de fourrures garnies de plumes, représentait l’esprit ou génie du mal.
D’autres figures bizarres de la même sorte étaient dispersées en diverses places du village. C’étaient des offrandes faites au Seigneur de la vie (Dieu).
Entre les cabanes se trouvaient un grand nombre d’échafaudages de pieux à plusieurs étages sur lesquels séchaient le maïs, le blé et les légumes de la tribu.
Le Chat-Noir fit conduire doña Clara dans un calli (cabane) qu’il avait longtemps habité, et dont la position au milieu du village lui offrait toutes garanties pour la sûreté de la prisonnière.
Puis il alla se préparer à la grande conjuration magique, au moyen de laquelle il espérait détruire les Visages Pâles, ses ennemis.
Lorsque doña Clara se trouva seule, elle se laissa tomber avec accablement sur un amas de feuilles et fondit en larmes. La cabane qui lui servait de prison ressemblait à toutes les autres du village. Elle était ronde, légèrement voûtée par le haut ; l’entrée était défendue par une avance en forme de porche, fermée par une peau séchée, tendue sur des bâtons en croix. Au milieu du toit il y avait une ouverture destinée à laisser passer la fumée, et qui était revêtue d’une espèce de cage arrondie, faite de bâtons et de rameaux. L’intérieur de la cabane était vaste, propre et même assez clair.
Le mode de construction de ces habitations est très simple. Il consiste en onze à quinze pieux de quatre à cinq pieds de haut, entre lesquels sont placés d’autres plus petits et fort rapprochés. Sur les plus élevés reposent de longues poutres, biaisant vers le milieu, et qui, placées très près les unes des autres, soutiennent le toit. On les recouvre extérieurement avec une espèce de nattes faites de rameaux de saule attachés ensemble avec de l’écorce ; on étend par-dessus du foin et en dernier lieu de la terre.
La jeune fille ne sentit nullement, quelque fatigue qu’elle éprouvât, le désir de se reposer dans le lit préparé pour elle.
Ce lit se composait d’une grande caisse longue en parchemin, avec une entrée carrée ; l’intérieur était garni de plusieurs peaux d’ours, sur lesquelles il lui aurait été facile de s’étendre commodément ; elle préféra rester accroupie au milieu de la cabane, auprès du trou dans lequel achevait de s’éteindre le feu allumé pour la garantir du froid.
Vers le milieu de la nuit, au moment où, malgré sa ferme résolution de veiller, elle commençait à s’assoupir, doña Clara entendit un léger bruit à l’entrée de sa hutte.
Elle se leva vivement, et aux lueurs mourantes que jetait le feu elle aperçut un guerrier indien.
Ce guerrier était la Plume-d’Aigle. La jeune fille réprima avec peine un cri de joie à l’apparition subite du chef coras.
Celui-ci mit un doigt sur ses lèvres, puis, après avoir lancé un regard scrutateur autour de lui, il s’approcha de la jeune fille et lui dit d’une voix faible comme un soupir :
– Pourquoi le Lis n’a-t-il pas suivi la route que lui avait indiquée la Plume-d’Aigle ? Au lieu d’être à cette heure prisonnière des chiens apaches, la vierge pâle serait auprès de son père.
À cette parole un sanglot déchirant s’échappa de la poitrine de doña Clara, qui cacha sa tête dans ses mains.
– Les Apaches sont méchants, ils vendent les femmes. Ma sœur sait-elle le sort qui la menace ?
– Hélas !
– Que fera ma sœur le Lis ? demanda l’Indien.
– Ce que je ferai ? répondit la Mexicaine dont l’œil brilla soudain d’un feu sombre : une fille de ma race ne sera jamais l’esclave d’un Apache ; que mon frère me donne son kaksa’hkienne (couteau), il verra si j’ai peur de la mort.
– Achsèh (c’est bien), reprit le sachem, ma sœur est brave ; il faudra beaucoup de courage et de ruse pour réussir dans ce que je vais essayer.
– Que veut dire mon frère ? demanda la jeune fille avec un vif mouvement d’espoir.
– Que ma sœur écoute, les moments sont précieux. Le Lis a-t-il confiance en moi ?
Doña Clara regarda l’Indien en face ; elle considéra un instant ce visage loyal, cet œil fier et rayonnant de franchise, puis saisissant la main du guerrier et la serrant dans les siennes :
– Oui, répondit-elle avec élan, oui, j’ai confiance en vous, Plume-d’Aigle, parlez ; qu’exigez-vous de moi ?
– Pour vous sauver, moi Indien, je vais trahir les hommes de ma race, répondit le sachem avec tristesse ; je ne dis pas cela pour rehausser mon action, ma sœur ! je vous rendrai à votre père. Demain le Chat-Noir doit devant toute la tribu faire la grande médecine du Bih-oh-akou-es (cabane à suer) pour obtenir que le Blood’s Son tombe entre ses mains avec tous les guerriers qu’il commande.
– Je le sais.
– Ma sœur assistera à la cérémonie. Qu’elle fasse bien attention à mes moindres gestes, mais surtout que le Lis évite qu’aucun des guerriers apaches ne remarque les regards qu’elle échangera avec moi, nous serions perdus tous deux. À demain.
S’inclinant alors avec un respect mêlé d’attendrissement, la Plume-d’Aigle sortit du calli.
Doña Clara tomba à deux genoux, joignit ses mains tremblantes et adressa à Dieu une fervente prière.
Au dehors, on entendait les hurlements des chiens se mêlant aux glapissements des coyotes et les pas mesurés des guerriers apaches qui veillaient autour de la hutte.
Moukapec était au nombre des sentinelles.